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Troisième Partie : Les formes de Fart et leurs caractéristiques

Nous avons choisi de présenter les différents arts tour à tour, en commençant par les plus près du centre de la théorie de Bergson, la durée, pour finir par les plus « spatiaux », afin d'en saisir davantage les nuances. L'ensemble de notre démarche repose essentiellement sur les quelques fragments où Bergson mentionne chacun des arts. Cependant, d'autres sources pourront nous être utiles à la réflexion et au développement, particulièrement Jankélévitch dans son livre sur la musique.

La musique

On reconnaît dans l'œuvre de Bergson une attention diversifiée sur les arts, dont certains semblent revenir plus que d'autres. On sait à quel point la musique, pour ne nommer que celle-là, a une place particulière dans l'œuvre de Bergson, car elle est Fart le plus près du centre de la théorie de Bergson, c'est-à-dire la durée. Il est plus difficile, voire impossible, d'être tenté de comprendre la musique autrement que par le mouvement; voilà pourquoi Bergson y fait référence si souvent. Il suffit en fait de se rappeler qu'on ne comprend guère une musique comme une suite de notes, tellement il est plus facile d'en entendre des mouvements, des sortes de « phrases » musicales qui nous avertissent d'une erreur lorsqu'une note ou un rythme « détonne » avec le restels . C'est l'interpénétration

que l'on aperçoit spontanément dans la musique , celle-là même qui semble nous avertir d'une sorte de règle pour les vécus. On note aussi que la musique travaille avec le son, qui n'a pas de « consistance » autre que temporelle. C'est une matière si l'on peut dire, déjà très évanescente, qu'on présente dans une musique et qui doit passer par l'interprétation de l'oeuvre à chaque fois que l'on souhaite l'entendre. La musique partage cette caractéristique avec d'autres arts, tels le théâtre, la danse et l'art oratoire en général. Cependant, le musicien s'efface devant sa musique, nous l'entendons sans nécessairement le voir, surtout avec les moyens techniques d'aujourd'hui. À l'inverse, l'orateur en général.

154 Ibid. p. 68

155 « Cette immanence mutuelle, dont notre entendement a horreur, nos arts cherchent au contraire à l'imiter :

qu'il soit conteur, poète ou conférencier n'a pas le choix de s'adresser plus ou moins directement aux auditeurs, puisqu'il a un message à livrer. Le musicien, pour sa part, ne s'adresse à personne en particulier : il fait simplement remplir l'air de son art, comme un oiseau solitaire qui chante tout de même. Aussi, la musique n'est certainement pas un langage en son genre qui vise à communiquer. Pour communiquer d'ailleurs, il faut qu'une personne parle à la fois, alors que la musique est une polyphonie, une harmonie des instruments différents. Certes, par-dessus la musique, un chanteur peut y mettre des paroles, et devenir en même temps un conteur ou un poète, auquel on sent un peu plus la visée de communication quoiqu'elle soit parfois diffuse, voire très lointaine, néanmoins, puisqu'on peut très bien se la chanter pour soi-même. Laissons cependant cela de côté et concentrons-nous sur la différence entre un langage et la musique. Une des différences flagrantes qu'on remarque c'est qu'on retrouve dans la musique l'incapacité de « développer » c'est-à-dire d'approfondir discursivement une idée pas à pas où l'on a plus besoin de revenir et de redire. C'est ce que Jankélévitch affirme :

Dans un développement significatif, ce qui est dit n'est plus à redire; en musique et en poésie, ce qui est dit reste à dire, à dire et inlassablement et inépuisablement à redire; se taire, en ce domaine, sous prétexte que « tout est dit » est un sophisme substantialiste et quantitatif : autant refuser d'écrire un poème sur l'amour parce que le sujet a déjà été traité.

Pour développer une idée, il faut accepter de faire une pause, et d'élaborer une description de plus en plus poussée et détaillée ou encore de faire une progression par une argumentation. Cependant, on ne peut développer si on est pris dans l'exorable temporalité où une répétition est elle-même nouvelle par le fait même de la répétition. On reconnaît le refrain de la mélodie après seulement qu'il ait été répété, on ne pouvait le savoir dès la première fois. C'est comme si l'ensemble de la mélodie se comprenait dans sa totalité, et qu'une répétition d'un thème dans un ordre déterminé en changeait l'ambiance au complet. Le retour d'un mouvement fort au cœur d'un mouvement faible est lourd de conséquences sur l'ensemble de la mélodie. Aussi, par cette caractéristique la musique fuit toujours vers de nouveaux mouvements mêmes dans les anciens, bref, vers une maturation toujours plus

plus de moyen qu'aucun autre art d'exprimer cette compénétration intime des états d'âme. » Jankélévitch. ibid. p. 6

vivante plutôt qu'un développement par arrêts sur images. En même temps, cette fuite n'oublie pas les mouvements précédents, par notamment l'importance de la répétition, qui active la réminiscence propre à tout souvenir. La musique est donc une fuite qui rappelle, une progression vers l'avant qu'on colle au souvenir de l'arrière, mais sans pourtant nous enlevez quoi que ce soit de cet élan du futur! Bref, c'est un temps fort et stylisé. Voilà pourquoi on pourrait dire qu'une des meilleures façons d'évaluer la profondeur d'une musique, c'est « l'épreuve du temps ».157 Qu'une musique nous livre tous ses secrets dès la

première écoute, voilà qui est le propre d'une musique pauvre. Au contraire, une musique profonde déroute; elle se goûte par morceau, elle se délecte de pouvoir se faire réécouter, de se faire attendre comme justement le plus profond et peut-être le meilleur en nous- mêmes. Une personne à la personnalité riche se montre doucement et lentement, elle est trop complexe pour être saisie sur-le-champ ou en un temps trop court. Comment départager les « thèmes et les refrains » de cette personne si on ne l'a entendue qu'une seule fois? Imaginons que deux personnes font connaissance : la première fois peut donner une idée, un aperçu de ce que l'autre est, quelques-uns de ses intérêts et de ses passions. Cependant, qu'on répète alors la rencontre, on est mieux en mesure de comprendre les nouveautés et les reprises. Il y a d'ailleurs toujours en nous une partie qui réserve des surprises aux autres, et même des surprises pour nous. La liberté, lorsqu'elle s'exprime, n'est pas autre chose. Bref, dans la musique profonde comme dans la durée, de même que dans l'amour, tout n'est pas donné du premier coup, loin de là, et plus il y a profondeur, plus on y trouve quelque chose de plus, qu'on a du mal à exprimer et qu'on exprimerait à l'infini.

La temporalité complète de la musique a d'autres conséquences qui vont peut-être dans le même sens de ce qu'on en a dit. Si d'autres arts se concentrent sur le Beau, la musique a le pouvoir du charme, qui est, comme l'affirme Jankélévitch. « toujours naissant » et pour ainsi dire de part en part temporel. J Le charme n'est jamais résolu

puisqu'il se manifeste dans l'action, c'est un état d'âme qui s'enrichit dans le temps et ne s'épuise pas. Pourquoi l'enfant peut-il être si charmant? C'est qu'il a cette candeur, cette innocence qui ne craint pas les apparences, une sorte de simplicité toute neuve et

157 Ibid. p. 91 158 Ibid. p. 122

désintéressée qui regarde certainement vers le futur. L'adulte charmant, pour sa part, se rit des doutes d'un timide sceptique; il ose encore, tel l'enfant, à aller vers les autres gratuitement, mais avec une profondeur insoupçonnée quand elle a pris racine dans la terre des muses, de la danse et de la galanterie. Mais le charme peut être parfois superficiel. Kierkegaard note d'ailleurs qu'un Don Juan pourrait très bien se concevoir comme musical plutôt que doué de véritable parole, c'est-à-dire comme une personne qui manifeste un trop- plein de vie et de sensualité, tout comme le peut la musique159. Il ne serait pas alors un

menteur et un intéressé, qui calcule ses mouvements, mais une sorte de figure évanescente, une ambiance en lui-même où tout devient sensuel. A-t-il réellement trompé ses victimes? Oui, mais de la même façon qu'une musique passe d'un mouvement à l'autre, c'est-à-dire sans préméditation véritable, sans calcul pour ainsi dire, bien qu'une musique puisse avoir par ailleurs un ordre. Se poser la question pourquoi Don Juan trompe ses victimes revient à se demander pourquoi une musique passe à un autre couplet. Dans les deux cas, il y a fuite ou fugue. Certes, la musique semble néanmoins plus profonde à nos yeux que ce que Kierkegaard semble indiquer, car il peut y avoir des reprises en musique. Néanmoins, l'étude qu'en fait Kierkegaard est intéressante dans la mesure où elle nous montre peut-être sous un nouvel angle la différence entre le langage et la musique, l'un étant plus direct et intéressé que l'autre. Certes, il y a moyen d'être désintéressé même en parole. Néanmoins, la musique, étant par nature « atmosphérique », est alors incapable de dire quelque chose de précis, ce que peut faire la parole, comme ce clin d'œil à quelqu'un, qu'il soit petit ou grand, qu'on glisse dans une histoire, un poème ou une chanson. Notons d'ailleurs qu'en musique comme ailleurs, on charme rarement par une préméditation forte, voilà pourquoi le génie envoûte lorsqu'il oublie les spectateurs plutôt que lorsqu'il ne s'en soucie que trop. Comment envoûter et charmer quand on sent le « forcé » de la chose, le « fait exprès », bref la pose? Le poseur est en ce sens l'opposé du charmeur, car le charmeur peut être authentique et naturel. Le charme n'a d'ailleurs pas besoin de se forcer, il est d'un naturel renouvelé qui désarme plus que la plus forte des volontés de faire et de poser. Il est cet oiseau tout simple qui chante pour attirer la femelle! On a déjà affirmé que le génie dans la création se doit d'être sincère. Il en va certainement de même de tout charme qu'on considère comme temporel.

On note que le théâtre et la danse font aussi appel à une performance temporelle, mais qu'on « situe » plus facilement, et qui aussi s'adresse à la vue. La vue est le sens du contrôle, on regarde où l'on veut et on peut même fermer les yeux naturellement. L'ouïe au contraire est immédiate, on entend souvent d'ailleurs sans le vouloir, comme c'est un sens quelquefois de l'urgence. L'art qui s'adresse à l'ouïe est donc prenant, il a cette force même qu'on peut l'imposer à nos sens. Cela, on l'a déjà dit, la musique est omniprésente dans les sociétés d'aujourd'hui et elle profite de ce pouvoir pour rayonner partout. Si l'on entend quelquefois une personne qui dit ne pas s'intéresser aux arts plastiques, et qu'on peut à la limite comprendre bien que déplorer, une personne qui n'écoute absolument pas de musique a presque de quoi nous étonner, sauf si elle est sourde. Outre ce qu'on en a dit, comment cela se fait-il?

On pourrait souligner l'importance du rythme chez Bergson, un thème qui revient souvent et pour cause. Le rythme est fondamental, en ce qu'il est vécu dans la durée, qui est dans le fond, le rythme intérieur du mouvement des vécus. La vie nous offre déjà un certain rythme naturel, respiration, battement de cœur, éveil et sommeil, puis un certain nombre d'activités nécessaires tel que de manger, et qui font partie de notre quotidien. Bref, vivre est un rythme, en musique on l'a simplement concentré et mis en exergue à travers le son. Bergson exprime à peu près cette idée :

D'autres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui n'a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui sont plus intérieures à l'homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances16 .

C'est la loi de la vie d'avoir des moments forts, des moments faibles, des crescendo et des decrescendos, des tonalités graves ou aiguës, que ce soit à travers des sentiments ou à travers Y élan vital lui-même qui se manifeste en autre par les sentiments. Dans Matière et Mémoire, est-ce que le mouvement d'oscillation entre l'action et le rêve manifeste autre chose que cette tension même de la vie, une tension voire un rythme? La vie est musicale, on pourrait dire. Rythme et variation, mouvement par-dessus mouvement, nous assistons à

une manifestation la plus directe de ce que Bergson a cherché à nous montrer dans le concept de durée, un concept « souple » et ajuste titre : à vouloir figer conceptuellement on perdrait nécessairement la mélodie et le mouvement. Peut-être est-ce cette particularité de la musique qui en fait l'art par excellence « démonstratif» de la temporalité vécue. Les autres conceptions du temps se centrant sur son vécu utilisent aussi l'exemple de la musique. On peut penser évidemment à Saint-Augustin dans les Confessions, de même qu'à Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps161. Bien sûr, un certain mouvement reste omniprésent dans l'art, du moins c'est ce

que nous soutenons, simplement, comme le médium de la musique est lui-même de part en part temporel, et qu'il n'y a pas d'autres composantes que le son, voilà pourquoi l'expérience de la musique est la plus éloquente en terme de temporalité. Ce qu'on y trouve dans cette expérience musicale est donc l'intérieur par excellence du vécu, cela, on l'a affirmé maintes fois16 , mais en plus on y déborde jusqu'au mouvement vital lui-même, qui

est « plus intérieur [s] à l'homme que ses sentiments les plus intérieurs ». C'est la lutte qu'on célèbre en musique, l'opposition et la contrariété qu'elle soit réussie ou vaincue, mais qui reste particulière, comme un exemple de ce qui se passe dans le mouvement.

Très tôt, les Grecs ont été sensibles dans la philosophie de la nature au mouvement des contraires qui pour Heraclite, pour Empédocle pour ne nommer que ceux-là, étaient à la base de toute naissance et toute mort. La différence avec Bergson, c'est qu'on ne se trouve pas en présence de véritables contraires qui ne peuvent coexister, car on les voit s'unir dans le mouvement et faire cette sorte de compromis qui permet non pas deux choses opposées, mais deux mouvements contraires163. La vie est ce compromis même, avec la matière qui

endort et résiste, mais qui peut aussi servir d'outil. On se rappelle que le point de vue de Bergson dépasse le problème du même et de l'autre, et le problème de la continuité et la discontinuité. Le problème des contraires n'est pas autre chose : qu'on mette l'accent sur Faltérité. nous voilà sans moyen d'expliquer le mélange, le passage et l'unité, comme cette

161 Augustin (saint). Les Confessions, trad. P. Cambronne. Gallimard. Pléiade. Paris. 1998, p. 1029-1086

Husserl, Emund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, tr. Henri Dussort. Épiméthée, Puf, Paris, 1964,

« 11 existe une musique pure. Les vrais musiciens, qui ne sont jamais des visuels, en ont à peu près conscience. » Thibaudet, Albert, Le Bergsonisme, Édition de la nouvelle revue française, Paris, 1923, p. 20

étrange philosophie qui se condamne à être différente à chaque fois qu'on la lit, non parce qu'on en a approfondi les nuances, mais parce qu'elle préfère rester insaisissable en flottant à mi-chemin entre deux idées qui se repoussent, dans ce jeu intellectuel du sceptique. Qu'on mette alors l'accent sur l'unité, on ne peut plus expliquer la contrariété et la différence et le réel peut alors être comme dans un tout homogène et monotone. Ecoutez la musique et voyez justement à quel point elle se rit de ces problèmes conceptuels : neuve, elle n'est pas non plus statique, mouvante, on en reconnaît quand même la progression et l'unité. Jankélévitch affirme : « La coïncidence vécue des opposés est le régime quotidien,

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quoiqu'incompréhensible, d'une vie toute pleine de musique. » La philosophie des contraires de Bergson est donc suffisamment forte pour accueillir le mouvement dans lequel elle s'installe, car on ne pense le mouvement qu'à travers une certaine altérité, mais cette philosophie est assez souple pour rester dans le mouvement et y voir plus qu'une somme d'altérité et de changement, bref y voir tout de même la continuité nécessaire à tout changement et l'unité nécessaire à toute connaissance. On peut fermer la parenthèse sur les contraires, simplement on peut voir à travers ces développements ce que la musique manifeste le mieux : le mouvement de la vie et son combat.

Qu'il y ait « musique » partout, aussi, il n'y a rien d'étonnant. Cet art « résonne » avec beaucoup de choses, mais surtout avec nous-mêmes qu'on conçoit maintenant comme faisant partie d'un thème et d'un rythme fondamental. On a déjà affirmé que la nature est « artiste à sa façon », mais qu'il lui manque le rythme pour faire de sa contemplation quelque chose d'aussi fort, d'aussi suggestif qu'une musique notamment. Qu'on descende maintenant en dessous de ce vent et de ces saisons lentes, de même qu'en dessous de ces détails si minutieux du vivant pour retrouver un autre genre de rythme, peut-être lent à notre échelle, mais qui nous rejoint dans notre genèse. Qu'on y participe alors, dans notre durée forte et courte pour y produire je ne sais quel écho divin de la nature elle-même! Le grand musicien participe du mouvement ascendant de la nature qui part de loin. Cependant, le musicien n'est pas toujours dans sa musique, de même que nous ne sommes pas toujours dans une durée forte. Après l'enchantement, il y a le retour au quotidien, le tranquille

l6j « La nécessité et la liberté, la matière et la vie, le corps et l'âme, l'intelligence et l'instinct, ne forment pas

des couples de réalité contraires puisqu'en fait nous les voyons toujours coexister ; mais ils forment en fait, des couples de directions contraires, et en droit, des couples de principes contraires. » Ibid. p. 170

endormissement des habitudes de la vie ordinaire. Si dans la musique on y retrouve une sorte de concentrée de durée, il faut se rappeler que c'est l'exception et que le dispersement propre au banal de notre vie n'épargne personne, au moins pendant un temps. C'est d'ailleurs justement ce qu'on disait à propos des rythmes : il y en a des forts et des rapides, mais il y en a des lents et des faibles.