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Travail et justice du care

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Academic year: 2021

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(1)

© Sophie Savard-Laroche, 2020

Travail et justice du care

Mémoire

Sophie Savard-Laroche

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Travail et justice du care

Mémoire

Sophie Savard-Laroche

Sous la direction de :

(3)

R

ÉSUMÉ

Les femmes accomplissent la plus grande part du travail nécessaire au maintien et à la perpétuation de notre monde, et pourtant elles obtiennent une faible part des richesses. Comment rendre justice à leur travail? Je vais tenter d’y répondre en parcourant les analyses féministes sur le travail invisible, en sciences sociales puis en philosophie avec les éthiques du care, pour ensuite appliquer leurs critères de justice à l’évaluation d’une proposition féministe de réorganisation de nos institutions.

Nous verrons que le travail invisible des femmes et autres subalternes, théorisé en sciences sociales et par des militantes féministes, se trouve au cœur des inégalités sociales. L’illusoire séparation entre le privé et le public a historiquement servi les hommes privilégiés, alors que les femmes et autres subalternes assurent le maintien des soins au foyer et dans le reste de la société. Les éthiques du care, nouvelles voix féministes qui se développent depuis les années 1980, mobilisent les ressources de la philosophie pour revaloriser ce qu’elles nomment le travail de care. Fondée sur une nouvelle anthropologie de la vulnérabilité et de l’autonomie relationnelle, leur conception du care montre toute la complexité du travail de soin. Un apport majeur de cette approche consiste en l’élucidation du lien entre activités de care et développement moral, puisque le souci des autres s’acquiert par le soin. Mais, ce souci n’est pas qu’individuel, se demander qui prend soin de qui et

dans quelles conditions montre les enjeux économiques et politiques du care. Une société du care

organiserait ses institutions pour faciliter la prise en charge des besoins des personnes les plus vulnérables, dont les enfants. Le modèle familial « deux apporteurs de revenu/deux donneurs de soin » améliore l’équité pour certaines familles, mais il gagnerait à être enrichi d’une perspective écologiste et féministe plus radicale.

(4)

R

ÉSUMÉ

...

II

INTRODUCTION ... 1

I. Travailler plus et gagner moins : des faits ... 1

II. Rendre justice au travail de soin ... 3

III. Mes biais ... 4

C

HAPITRE

1 :

T

RAVAIL INVISIBLE ANALYSÉ PAR LE DISCOURS FÉMINISTE

... 5

1.1 Cerner ce qu’est le travail invisible ... 5

1.2 Séparation privé/public, articulation patriarcat-capitalisme ... 7

1.3 En théorie, faire l’économie des femmes ... 10

1.4 Économie domestique ... 14

1.5 Influence du marxisme ... 15

1.6 Invisibilisation et naturalisation ... 18

1.7 Intersectionnalité ... 21

C

HAPITRE

2 :

LES ÉTHIQUES DU CARE

... 24

2.1 Distinction préalable : éthique féministe et éthique féminine ... 25

2.2 Critique de la justice libérale ... 26

2.3 De l’autonomie à l’interdépendance ... 28

2.4 Morale et sensibilité ... 30

2.5 Développement moral ... 35

2.6 Morale de la singularité ... 37

2.7 Care et environnement ... 38

2.8 Politiser le care avec Tronto ... 40

2.8.1 Le care selon Tronto ... 40

2.8.2 Rapports de pouvoir ... 42

2.8.3 Du besoin d’une théorie de la justice et d’une politique du care ... 45

2.9 Care et économie : le travail de care ... 47

2.9.1 Disposition et/ou activité ... 50

2.9.2 Travail salarié ou non rémunéré ... 51

2.9.3 Travail et éthique ... 52

2.9.4 Choix ou obligation ... 55

2.9.5 Normes de genre ... 56

2.9.6 Travail invisibilisé ... 58

2.9.7 Travail et corps méprisés ... 59

(5)

2.10.1 Précision sur la « nature » du travail invisible ... 62

2.10.2 Articulation travail/morale : l’expérience du care crée des habiletés morales distinctes ... 62

2.10.3 Enjeu symbolique : importance de valoriser la morale du care ... 63

2.10.4 Enjeu politique : une morale pour le bien collectif ... 64

2.10.5 Dépasser le paradigme de l’autonomie comme idéal ... 64

2.10.6 Dévalorisation et invisibilisation en économie et en morale ... 65

2.10.7 Justice du care ... 66

2.10.8 Imperméabilité entre la philosophie et les sciences sociales ... 67

C

HAPITRE

3 :

R

ECONFIGURER NOS INSTITUTIONS

L’

EXEMPLE DE LA PRISE EN CHARGE DES ENFANTS

... 68

3.1 De quoi un bon modèle doit-il tenir compte? ... 71

3.1.1 Le bon care selon Tronto ... 71

3.1.2 Égalité et justice sociale ... 72

3.2 Modèle de Méda ... 74

3.2.1 Déspécialisation des rôles ... 74

3.2.2 Vers une société biactive ... 76

3.2.3 Changer les normes de travail en fonction des impératifs de la vie familiale . 76 3.3 Évaluation du modèle ... 77

3.3.1 Le bon care de Tronto ... 77

3.3.2 Égalité et justice sociale ... 79

C

ONCLUSION

... 83

A

NNEXE

1.

L

A DÉFINITION CONTEMPORAINE DE L

ÉCONOMIE

... 86

A

NNEXE

2.

U

NE TYPOLOGIE DES SOCIAL CARE ARRANGEMENTS

... 87

A

NNEXE

3.

D

ISTRIBUTION DES COUTS DE LA PRISE EN CHARGE DES ENFANTS

88

B

IBLIOGRAPHIE

... 89

(6)

C’est là que je l’ai surprise, entre son balai et ses torchons, penchée sur son seau d’eau sale qui a, durant un demi-siècle, ramassé toute la crase de pays. De l’eau trouble, mais capable encore de refléter le visage de cette femme qui ne s’est jamais mirée ailleurs que dans la crase des autres. La Sagouine, Antonine Maillet

INTRODUCTION

I.

T

RAVAILLER PLUS ET GAGNER MOINS

:

DES FAITS

Les femmes sont surreprésentées parmi les plus pauvres de la planète et elles sont sous-représentées parmi les plus riches, et ce, bien qu’elles travaillent plus que les hommes1. Elles accomplissent la majorité des heures de travail non rémunérées ou sous-payées, à l’intérieur comme à l’extérieur de la maison, et partout dans le monde les femmes gagnent moins que les hommes2.

Lorsque les femmes des sociétés modernes capitalistes accèdent au marché du travail rémunéré, elles subissent encore des inégalités en temps et en argent, notamment en raison de la « double tâche ». En effet, elles accomplissent une double journée de travail, puisqu’elles cumulent un emploi salarié à l’extérieur du foyer et des tâches liées à leurs responsabilités familiales dans la sphère privée. Ces dernières années, on observe d’ailleurs une intensification du conflit entre emploi et famille (Tremblay, 2012 : 29). Le Conference

Board du Canada chiffre entre 25 et 50 % la portion des problèmes en entreprises liés à la

conciliation travail-famille (Tremblay, 2014). D’un point de vue féministe, on nous invite pourtant à être très critique de cet appel à la « conciliation », qu’on préfère nommer

1 Les femmes réalisent au moins deux fois et demie plus de tâches ménagères et de services de soins non

rémunérées que les hommes selon l’ONU, https://www.unwomen.org/fr/news/in-focus/csw61/redistribute-unpaid-work#:~:text=Le%20travail%20non%20r%C3%A9mun%C3%A9r%C3%A9%20des,

en%20tant%20que%20%C2%AB%20travail%20%C2%BB).

2 À l’échelle mondiale, les femmes continuent d’être payées approximativement 20 pour cent de moins que

les hommes (selon le Rapport mondial sur les salaires 2018-19 de l’Organisation mondiale du Travail

https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/features/WCMS_650677/lang--fr/index.htm). L’Institut

de la statistique du Québec révèle qu’au Québec l’écart de salaire est d’environ 11 %. Pour l’année 2018,

l’écart de salaire a augmenté, se situant à 3 $ l’heure en faveur des hommes. En guise de comparaison, cet écart atteignait 2,67 $ en 2017, 2,93 $ en 2016 et 2,76 $ en 2008 (http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/travail-remuneration/annuaire-v14.pdf).

(7)

« articulation », puisqu’il est question de conjuguer des intérêts souvent antagonistes, et qu’il importe de mettre en évidence les réglages et les liens entre les sphères familiales et professionnelles (Tremblay, 2003 : 77). De plus, c’est davantage aux femmes à qui il incombe de faire des efforts en vue de cette « conciliation », dont on vante les avantages.

Si ce thème fait recette, c’est que la « conciliation » intéresse beaucoup de monde : les employeurs, soucieux de pouvoir disposer de main-d’œuvre féminine; l’État, pour lequel l’intégration professionnelle des femmes résout en partie le problème de financement des assurances sociales; les hommes enfin, maris et compagnons en premier lieu, soucieux d’échapper au travail domestique et donc favorable en principe aux mesures qui en facilitent l’accomplissement (Bachmann et coll., 2004 : 5).

L’accès des femmes au travail salarié a effectivement mis en lumière l’interdépendance des domaines de vie privés et publics. « C’est à propos des femmes que l’on a commencé à poser cette question, sous une forme sommaire : comment “concilier” la vie de famille et la vie de travail? » (Pitrou, 1990 : 159). Interrogation essentielle, puisque la division sexuelle du travail persiste, de sorte que les responsabilités familiales et les tâches domestiques reposent encore majoritairement sur les épaules des femmes (Lindsay, 2008). Par exemple, au Canada, les soins aux petits sont assumés par les femmes à 71 % (Beneria, 2008 : 88). Une enquête de Statistique Canada montre qu’en 2015 les Canadiennes accomplissent près d’une heure par jour de travail non rémunéré de plus que les hommes (Statistique Canada, 2018 : 14), sans parler de la « charge mentale » qu’implique la « gestion » de la vie familiale (Haicault, 1984). Le fait de consacrer temps et énergie aux activités familiales implique une baisse de revenu pour le parent davantage concerné (Badgett et Folbre, 1999 : 343). Les mères voient leur revenu diminuer lors de la naissance d’un enfant, contrairement à celui des nouveaux pères qui ne diminue pas et continue au contraire de croitre malgré l’ajout d’un enfant au cercle familial (Connolly, 2018). De plus, partout dans le monde, les mères consacrent une plus grande part de leur revenu aux enfants que les pères (Badgett et Folbre, 1999 : 350). Il n’est donc pas étonnant, suivant l’approche des parcours de vie, que la naissance d’un enfant soit encore un moment pivot dans la vie des femmes (Gaudet, 2013).

(8)

II.

R

ENDRE JUSTICE AU TRAVAIL DE SOIN

Une hypothèse fait l’unanimité chez les féministes, à savoir qu’aussi longtemps que le travail de soin ne sera pas considéré à sa juste valeur et qu’il reposera davantage sur les épaules des femmes, l’égalité économique entre les femmes et les hommes sera impossible. Cette égalité doit être pensée en tenant compte que nos sociétés sont héritières de la division sexuelle du travail, fondement des sociétés traditionnelles. Depuis des décennies, mais particulièrement durant les années 1970, le discours féministe a théorisé cette division et ses impacts sur l’égalité entre les hommes et les femmes, en pointant particulièrement les enjeux liés au « travail invisible ». Ces discours sont variés parce que liés à différentes approches et disciplines, ils mobilisent principalement les ressources des sciences sociales.

Puis, depuis les années 1980, se développe un nouveau champ de réflexion féministe, celui-ci princelui-cipalement philosophique. Les éthiques du care3 portent un regard nouveau sur ce qu’elles proposent maintenant de nommer le « travail de care ». Elles inscrivent leurs analyses dans une réflexion plus générale concernant la justice, se demandant à quoi ressemblerait une société du care.

Comment les éthiques du care peuvent-elles enrichir la compréhension féministe du travail invisible? Comment les savoirs féministes liés aux sciences sociales et ceux liés à la philosophie concernant ce travail peuvent-ils coconstruire de riches analyses sur la justice?

Voilà les questions que je me propose d’explorer dans ce mémoire. Pour ce faire, 1) je vais d’abord présenter l’analyse féministe du travail invisible, antérieure aux éthiques du care. 2) Ensuite je proposerai une introduction aux éthiques du care. La critique de la justice qu’elles proposent aidera à comprendre la dimension morale de cette pensée, puis la proposition de politiser le care, de Joan Tronto, permettra de tracer les liens entre care, travail et économie. Je serai ensuite en mesure d’évaluer les apports de cette approche, à la

3 J’utilise « les éthiques du care » pour faire référence aux approches philosophiques qui se sont concentrées

sur les enjeux moraux liés au soin, le pluriel est privilégié pour tenir compte de la diversité de ces courants. L’idée d’inclure à la fois la dimension affective « to care about » (se soucier de) et l’action « to take care » (prendre soin de) justifie le fait de conserver le terme anglais « care », puisqu’aucun équivalent n’existe en français. J’utilise l’expression « care » pour recouvrir la notion qui englobe ces deux aspects du soin, comme le proposent les autrices du care.

(9)

fois ancrée dans la réalité et attentive à la dimension philosophique et symbolique du travail. Je propose qu’un apport précieux des éthiques du care est l’élucidation de la dimension morale du travail de care et la portée politique de cette découverte. 3) Je terminerai en évaluant, principalement selon les critères du bon care de Tronto, le modèle de prise en charge des enfants de la féministe Dominique Méda. Cela permettra d’illustrer concrètement les implications du discours féministe et des éthiques du care quant à la reconfiguration possible de nos institutions pour une plus grande justice du care.

III.

M

ES BIAIS

Ma réflexion s’inscrit dans la tradition philosophique occidentale, je n’ai pas la prétention de proposer une pensée universelle. Mon regard se porte sur, et est influencé par, le contexte des sociétés modernes capitalistes. Ma perspective, tout comme ma société, est teintée d’hétéronormativité, au sens où je présente une vision somme toute traditionnelle de la famille et des personnes qui la composent, notamment parce que mon travail est le prolongement des réflexions féministes situées dans ce cadre.

Il faut aussi préciser que les réflexions actuelles sur la fluidité des identités de genre et de sexe et la remise en question de leur binarité (le fait de concevoir uniquement deux genres et deux sexes) nous invitent à nuancer notre manière de parler « des femmes » et « des hommes ». Pour simplifier le texte, j’utilise ces concepts, même si le mieux serait de parler « des personnes désignées femmes à la naissance » et « des personnes désignées hommes à la naissance ». Par ailleurs, le terme « femmes » fait référence à une catégorie sociologique générale qui reste, à mon avis, pertinente à analyser. En effet, au-delà de toutes les propositions de déconstruction des genres et des sexes, qui ont certes une grande utilité théorique et une portée pratique considérable, des personnes, considérées à tort ou à raison comme des femmes, vivent ou ont vécu des expériences bien réelles en vertu de cette catégorisation.

Ma réalité de mère de jeunes enfants me permet de vivre très concrètement les enjeux au cœur de cette étude. Il n’est pas rare que mon propre travail de care m’éloigne de cette étude sur le travail de care. Comme le théorise de si belle façon la philosophe Sara Ahmed, lorsque les femmes arrivent enfin à la table d’écriture, leurs réflexions sont traversées par

(10)

leurs préoccupations quotidiennes de donneuses de soin, car, contrairement à ce qui semble être le cas chez les grands auteurs de notre tradition philosophique, ces soucis ne sont pas relégués très loin dans le hors champ (Ahmed, 2006).

C

HAPITRE

1 :

T

RAVAIL INVISIBLE ANALYSÉ PAR LE DISCOURS FÉMINISTE

Faire état du « discours féministe » consiste à tenter de présenter les analyses proposées à la fois par des intellectuelles qui travaillent dans différentes sciences sociales, pour la plupart ancrées dans la culture universitaire, et aussi celles développées par des militantes œuvrant dans des mouvements sociaux, enracinées davantage dans la culture communautaire. Le discours féministe se déploie donc dans un va-et-vient entre la conceptualisation et la lutte, entre la théorie et la pratique. Je présente un discours essentiellement européen et américain, qui porte sur les réalités de sociétés modernes capitalistes.

Les éthiques du care sont d’ailleurs à situer dans le discours féministe, elles sont une nouvelle voie philosophique féministe. Par contre, je m’attarderai dans un premier temps aux discours féministes davantage associés aux sciences sociales qui se sont élaborés en partie antérieurement aux éthiques du care et en partie en parallèle à celles-ci. Plus particulièrement, nous verrons les analyses que ce discours propose du travail de soin, pour être ensuite en mesure d’évaluer en quoi les éthiques du care en ont permis une meilleure compréhension.

1.1

C

ERNER CE QU

EST LE TRAVAIL INVISIBLE

L’économie comme discipline s’est historiquement octroyé le monopole du concept de « travail » (Glucksmann, 1997 : 164). Ainsi s’est imposée la définition opérationnelle du travail comme emploi rémunéré. En réaction, le féminisme des années 1970 s’est en partie fondé sur l’affirmation que le concept de travail recouvre non seulement les formes de travail professionnel, mais également « l’autre travail », celui réalisé gratuitement dans la sphère privée et qui comprend les tâches ménagères, le travail d’entretien physique des membres de la famille, de santé, le maintien du réseau familial, la production d’enfants

(11)

(Galerant et Kergoat, 2013 : 45). Le journal féministe québécois Têtes de pioches donnait en 1977 cette définition très large du travail domestique : « tout ce qui consiste en travail de tous les jours : prendre soin de la vie, la protéger, l’entretenir pour qu’elle puisse s’épanouir » (Robert, 2017 : 103). Le travail domestique est à l’époque théorisé comme une condition transversale commune à toutes les femmes, quelle que soit leur classe sociale, la couleur de leur peau ou leur orientation sexuelle (Ibid. : 18).

Au cœur du quotidien concret des femmes, le travail domestique a aussi été un important objet d’étude pour les théoriciennes féministes. Pour chaque fois mettre l’emphase sur l’analyse de l’un de ses aspects, les appellations se sont succédé : travail invisible – entre autres parce qu’il est dans l’ombre du salariat et exclu du produit intérieur brut; travail

ménager – parce qu’il est en partie accompli pour répondre aux besoins de son ménage; travail domestique – parce qu’il est effectué à domicile, mais peut être effectué par une

personne extérieure au ménage; travail de reproduction – par opposition au travail de production et parce qu’il réfère à la reproduction de l’espèce; et plus récemment la

reproduction sociale – pour englober à la fois « la reproduction de la force de travail,

l’économie de l’entretien et des soins aux personnes ainsi que l’organisation sociale de la reproduction même des êtres humains et de la filiation (procréation, adoption…) » (Verschuur et Catarino, 2013 : 16).

Il semble que toutes les approches féministes convergent vers le constat qu’il faut rendre

visible ce type de travail et mieux en saisir les enjeux pour espérer atteindre l’égalité

économique et sociale. Voilà pourquoi j’utiliserai dans le cadre de ce travail la notion de « travail invisible ». De plus, dans cette étude je veux explorer le travail qui se réalise autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du ménage et du domicile, pour montrer les similitudes entre les tâches (aux dimensions physiques, mentales, sensibles) que les femmes accomplissent dans toutes les sphères de leur vie. Par contre, une grande importance sera ici accordée au travail ménager, puisqu’il représente la principale part du travail invisible et celui le plus théorisé par les études féministes.

(12)

1.2

S

ÉPARATION PRIVÉ

/

PUBLIC

,

ARTICULATION PATRIARCAT

-

CAPITALISME

Le capitalisme et le salariat se développent de manière complémentaire au patriarcat, qui les précède. La structure patriarcale est caractérisée par le principe de la séparation de deux sphères, une privée et une publique. La sphère privée désigne le foyer et les relations familiales qui s’y déploient, tandis que la sphère publique concerne le monde politique et l’économie de marché. Les études féministes ont depuis longtemps relevé que cette séparation a été socialement construite dans l’intérêt de la classe des hommes. L’articulation entre le capitalisme et le patriarcat, à savoir que la subordination des femmes dans la sphère privée est essentielle à l’économie capitaliste, a été longuement théorisée depuis cinq décennies. On a qu’à penser aux travaux de Selma James (James, 1973 [1953]), Mariarosa Dalla Costa (Dalla Costa, 1973 [1972], 1977 [1974]), Silvia Federici (Federici, 1977 [1975]), et Maria Mies (Mies, 1986), pour ne nommer qu’elles.

En fait, c’est tout le mouvement féministe des années 1970 qui a priorisé ces analyses, en montrant combien l’univers professionnel capitaliste est dépendant du travail gratuit des femmes et comment la division sexuelle du travail détermine les rôles de chacune et chacun autant dans la sphère privée que publique. Cinquante ans plus tard, on constate que l’entrée massive des femmes dans le marché du travail salarié a exacerbé ce paradoxe.

Cette séparation des sphères publique et privée induit une valeur et non-valeur à certaines activités, surtout celles relatives aux soins, qui se transposent dans le marché du travail, marqué lui aussi par une division et une hiérarchie sexuelle. On parle de deux circuits pour les activités de soins, soit un où les soins sont donnés à l’extérieur de la famille par des professionnelles mal payées, en majorité des femmes, puis un circuit « informel » dans lequel les soins sont perçus comme un moyen privé de préserver la vie et où ils reposent eux aussi en majorité sur les femmes (Brugère, 2012 : 135). Dans les deux cas, les activités de soin sont dévalorisées.

Les femmes travaillent au maintien des soins, peu importe les configurations des institutions. On les retrouve à l’œuvre lorsque les activités de soin sont défamiliarisées, déployées dans des structures collectives (système de santé, d’éducation) ou privées (restaurants, garderies). Même surreprésentation des femmes lorsque le soin est marchandisé à l’intérieur de la famille, par exemple avec l’embauche d’une aide

(13)

domestique ou d’une gardienne. Comme le souligne l’historienne Hélène Charron, qui étudie le parcours des travailleurs.euses domestiques au Québec :

Surtout, eu égard aux enjeux de la division sexuelle du travail, il importe de rappeler que d’un côté ou de l’autre des frontières du marché, du secteur public et de la famille, ce sont des femmes (rémunérées ou non) qui assurent la continuité des services, à toutes les phases de développement de l’État-providence (Charron, 2018 : 15).

Processus qui n’est ni unilatéral ni irréversible, comme on l’observe en période d’austérité, alors que la refamiliarisation de certaines tâches, comme le soutien à domicile des personnes âgées, repose majoritairement sur les épaules des femmes (Ibid.). Sans oublier le précieux apport du secteur communautaire aux soins des personnes les plus vulnérables, tenu à bout de bras par une majorité de femmes, bénévoles ou sous-payées.

Le concept de « travail social » tente de rendre plus visible ce continuum qui caractérise l’activité de soin dans toutes les sphères de la vie des femmes.

La frontière entre le travail social et le travail « non social » ne coïncide pas avec celle qui sépare la production non marchande et le travail lucratif. En fait, les féministes mettent en relief la grande similarité entre les responsabilités que les femmes exercent dans leur foyer et celles qu’elles assument dans des emplois rémunérés comme l’enseignement et les soins paramédicaux. En mettant l’accent sur cette similarité, le concept de travail social souligne le caractère sexiste des normes sociales qui inspirent la répartition des tâches à la fois au sein de la famille et sur le marché du travail. On attend des femmes – voire on exige d’elles – qu’elles s’occupent davantage des autres que les hommes (Badgett et Folbre, 1999 : 346).

On voit bien que la division sexuelle du travail ne se joue pas dans une dynamique de complémentarité, mais dans une hiérarchie caractérisée par des rapports de pouvoir. La séparation entre privé et public est d’autant plus illusoire lorsqu’il est question du travail invisible, puisqu’on attend des femmes, qu’elles soient mères au foyer, ingénieures, avocates ou infirmières, qu’elles prennent davantage en charge le soin des autres. Cette prise en charge comporte plusieurs dimensions, dont certaines plus subtiles, comme la prise en charge de la gestion émotionnelle des relations.

(14)

Il semble que les inégalités dans la sphère privée et dans la sphère publique résultent de la relation entre les deux, d’où la grande importance qu’on accorde à leur articulation. Dans les mots de Charron : « Le problème de la division du travail domestique déborde les frontières du marché ou de la famille tout en étant au principe de leur articulation, et doit être posé en regard de tous les échanges auxquels cette division donne lieu à travers le temps et les différentes institutions qui l’encadrent » (Charron, 2018 : 15).

Il apparait essentiel de penser le travail invisible dans un continuum, traversant la vie des femmes dans toutes les sphères de vie. D’ailleurs, les récents développements conceptuels concernant la notion de charge mentale et de charge émotionnelle montrent à quel point l’engagement à prendre soin de l’autre, à travers des gestes concrets ou par des préoccupations mentales, est constant pour les femmes, sans ruptures entre les différentes sphères de vie (Casselot, 2018).

Cette réflexion sur le travail invisible s’applique aussi à la compréhension du travail domestique lorsqu’il est salarié. Comme le montre Charron :

Une analyse en termes de division sexuelle du travail permet de considérer simultanément les formes rémunérées et non rémunérées de travail, d’interroger leur répartition entre différents groupes sociaux et individus, dont les modalités sont variables dans le temps et dans l’espace, mais dont les principes de séparation et de hiérarchisation sont remarquablement stables. Intégrer ses formes rémunérées dans une réflexion sur le travail domestique implique forcément de refuser l’idée de frontière étanche entre modes de production domestique et capitaliste, et de considérer plutôt que la position des travailleuses domestiques salariées dans l’espace social est le résultat de l’effet combiné de plusieurs systèmes de domination (Charron, 2018 : 14).

Ainsi, nombreuses féministes ont théorisé l’articulation entre les sphères privée et publique pour montrer à quel point elle est au fondement de l’organisation de nos sociétés. Je souligne au passage l’une des contributions les plus intéressantes à ce sujet, celle de la sociologue anglaise Miriam A. Glucksmann, qui propose une approche économique fondée sur une appréhension globale du travail (Glucksmann, 1995, 1997). Son approche consiste à analyser le travail, qu’elle appréhende comme étant la production et la reproduction des conditions matérielles de la vie, en étudiant les articulations entre les sphères privées et publiques. Son analyse sociohistorique montre les liens entre le développement industriel,

(15)

la consommation de masse et le fait que les femmes deviennent travailleuses et consommatrices.

1.3

E

N THÉORIE

,

FAIRE L

ÉCONOMIE DES FEMMES

L’économie néoclassique est incapable de rendre compte des inégalités entre les sexes (Vincent, 2013 : 8)4 qui proviennent de la division sexuelle du travail, dans le privé comme dans le public. Au lieu de voir, comme l’affirment de nombreuses féministes depuis des décennies, que « la division sexuelle du travail est un enjeu de rapports sociaux de sexe » (Tremblay, 2012 : 36), l’économie néoclassique tente, sans succès, d’expliquer les inégalités entre les hommes et les femmes par les choix individuels d’agents rationnels (Barker et Kuiper 2003, Cohen 1989). Comme le souligne Diana Strassmann, fondatrice du journal Feminist Economics, la croyance selon laquelle les individus sont capables et responsables de prendre soin d’eux-mêmes participe à l’invisibilité du travail des femmes et autres subalternes, caché par cette théorie qui met l’accent sur la manière dont les gens obtiennent ce qu’ils choisissent (Strassmann, 2008 : 75).

De nombreuses autrices montrent comment les hommes ont théorisé la science économique en faisant « l’économie des femmes », titre d’un article de la sociologue québécoise Louise Vandelac (Vandelac, 1986 : 15). La politologue féministe canadienne Marjorie Cohen écrit : « l’activité des femmes ne faisait pas partie du modèle original, et l’intégrer dans l’analyse existante ne fonctionne pas » (Cohen, 1989 : 157). Selon les analyses de l’économiste féministe américaine Nancy Folbre, Alfred Marshall, un des pères de l’économie néoclassique de la fin du 19e siècle, croit que les hommes doivent tenter de maximiser leur utilité personnelle alors que les femmes doivent se mettre entièrement au service d’autrui (Folbre, 2000 [1997]). Marshall affirme que « le mariage étant un sacrifice de la liberté masculine, il ne peut être toléré par les hommes que s’il signifie la dévotion, corps et âme, de la femme à son mari » (Marshall, cité dans Cohen, 1989 : 156). Il écrit aussi : « Le cofitiust était l’essence de la relation matrimoniale; faiblesse féminine

4 Dans ce document du Réseau canadien des Centres de données de recherche (RCCDR), on y voit des

tableaux sur les inégalités salariales entre les hommes et les femmes au Canada avec une donnée intéressante, soit le pourcentage de l’écart inexpliqué par les études économiques, qui tourne autour de 80 % selon les années.

(16)

contrastant avec force masculine : égoïsme masculin avec dévouement féminin. Si vous êtes en compétition avec nous, nous ne vous épouserons pas, résuma-t-il en riant » (Ibid. : 157). Cette valeur fait écho encore aujourd’hui chez des auteurs comme Gary Becker, pour qui les hommes sont égoïstes dans le marché et altruistes dans la famille (Folbre, 2000 [1997]).

Les économistes actuels travaillent encore dans ces paradigmes. Ils forment une communauté relativement homogène, dans laquelle les membres, principalement blancs, relativement influents et surtout des hommes, sont socialisés à ne pas remettre en question les valeurs qui se retrouvent dans leur travail, « des valeurs qui reflètent une perspective androcentrique et occidentale de l’autonomie » (Strassmann, 2008 : 72). Ils définissent ce que doit être l’économie, alors que, comme le souligne l’économiste Julie A. Nelson, « l’économie, en tant qu’entreprise sociale, reflète certains points de vue, favorisés par le groupe qui établit les règles de la discipline, et en néglige d’autres » (Nelson, 1996). Ainsi, l’économie est incapable de rendre compte de la complexité de la réalité.

Étant donné que l’économie néoclassique ou dominante est définie par sa méthode d’analyse plutôt que par son domaine d’étude - l’économie conventionnelle n’admet généralement que des explications basées sur un échange intéressé entre des agents économiques rationnels - elle ne tient pas suffisamment compte d’une grande variété de facteurs pertinents pour la vie des femmes (et des hommes) (Barker et Kuiper, 2003).

Nelson discute de plusieurs arguments qui montrent les limites évidentes de certaines analyses néoclassiques, par exemple la théorie du choix rationnel (RCT), alors que ses collègues continuent pourtant de les utiliser. « Alors que beaucoup de mes collègues économistes préfèrent continuer à croire le contraire, presque tous ceux qui s’intéressent à ce domaine ont maintenant réalisé que la prépondérance des preuves montre que la RCT est terriblement inadéquate en tant que description générale du comportement décisionnel humain » (Nelson, 2009). Elle croit que c’est leur culture, aveugle notamment aux analyses genrées, qui en serait la cause, « parce que ces notions de genre sont à l’échelle de la culture, la déformation de l’économie d’une manière genrée n’est pas considérée comme un acte conscient par des chercheurs masculins contemporains, individuellement malveillants, mais plutôt comme une excroissance de faiblesses cognitives socialement partagées » (Nelson, 1996). Mais, malgré leurs limites, les travaux des économistes ont

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pourtant une portée bien concrète : « La discipline elle-même a un pouvoir extraordinaire, à la fois pour façonner les institutions sociales en fonction de ses propres objectifs, et pour inculquer au subconscient des individus une approche analytique qui conduit inévitablement à des conclusions fondées sur des notions apocryphes sur le comportement humain » (Cohen, 1989 : 148).

Cette idée d’influence sur et par les économistes est au cœur des analyses qui montrent comment les discours se superposent et s’enrichissent. Les économistes reproduisent des discours et sont eux-mêmes façonnés par ceux qui les précèdent. Gillian Hewitson, du département d’économie politique de l’université de Sydney, explique que les discours narratifs engagent les lecteurs dans un processus à travers lequel leur propre subjectivité est construite (Hewitson, 1999 : 159). La notion d’intertextualité, qui réfère au fait de créer des significations entre des textes et non entre un texte et la réalité, permet de comprendre comment l’économie néoclassique est soutenue par et soutient elle-même d’autres types de discours.

Hewitson propose un exemple concret d’intertextualité en montrant que l’agent économique rationnel, typiquement utilisé comme exemple paradigmatique en économie, est construit de la même manière que le personnage de Robinson Crusoé, figure elle-même à situer dans un large spectre de discours (discours sur la figure classique de l’homme américain propriétaire, le Malboro Man; discours de la colonisation; discours sur l’aventurier solitaire et le self-made-man). Elle expose l’opposition binaire sur laquelle reposent le Crusoé du romancier Defoe et celui de la théorie néoclassique, et montre comment cette opposition, en excluant le féminin et le masculin non blanc, construit à la fois Crusoé et l’agent économique rationnel comme un homme blanc. Selon Hewitson, l’apparente absence de féminité est centrale, à la fois dans l’histoire de Crusoé et dans sa représentation en économie, étant donné que cette absence établit l’autoprésentation masculine de la figure de Crusoé et de l’agent échangeur de l’économie néoclassique (Hewitson, 1999 : 148). Dans le roman, Crusoé perd son identité quand il arrive sur l’ile et doit se reconstruire comme blanc, mâle, et colonialiste, ce qu’il fait en dessinant une série d’oppositions binaires qui produit sa masculinité blanche. Maitre et possesseur de la nature, il représente le mythe de l’homme procréateur. De ce récit, l’économie néoclassique a extrait les thèmes compatibles avec un réseau de discours spécifique et historique.

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Tous les deux, le Crusoé de Defoe et l’agent économique reposent sur le mythe de la « masculinité », alors que la femme a été reléguée dans le domaine de la nature et du corps (opposition importante sur laquelle nous reviendrons plus loin). En utilisant le cas de Crusoé, Hewitson montre donc que la masculinité n’est pas une identité prédonnée qui attend simplement d’être nommée. Elle est plutôt produite à l’intérieur des savoirs androcentrés, alors que la signification de la masculinité est construite à travers les oppositions binaires qui constituent la féminité (et l’homme non blanc) comme inférieure (Hewitson, 1999 : 159).

L’acteur fictif central sur lequel repose le discours économique néoclassique, ce fameux agent économique rationnel, a fait l’objet de nombreuses analyses de la part des économistes féministes. Comme l’écrivent Lee Badgett et Nancy Folbre, « l’agent économique rationnel est un adulte autonome » (Badgett et Folbre, 1999 : 348). La théorie néoclassique met en scène cet homme économique rationnel qui poursuit ses propres intérêts, et cet individualisme exclut la question des personnes qu’il faut prendre en charge. Avoir de l’intérêt pour les autres, comme pour la personne à qui un. e travailleur.euse donne un service, est en contradiction avec ce pur individualisme (Ibid.)

De la même manière que le proposait Hetwitson, Nelson affirme, elle aussi, que l’agent économique repose sur le discours dualiste entre des attributs « masculins » et d’autres « féminins », alors que lui est caractérisé par ceux historiquement attribués aux hommes5. Nelson décrit ainsi l’agent économique :

Le sujet du modèle économique est un individu qui est intéressé, autonome, rationnel et dont les choix actifs sont le centre d’intérêt, par opposition à un sujet qui serait social, intéressé, dépendant, émotionnel et dirigé par sa nature. À bien des égards, cette description fait écho à l’image que l’économiste se fait de lui-même (Nelson, 1996).

Folbre souligne avec justesse que la perspective féministe vise le démantèlement de ce faux dualisme, et non pas la valorisation des attributs contraires : « L’économie féministe n’a pas pour but de le remplacer [l’agent économique rationnel] par son image miroir idéalisée - femme aimante irrationnelle - mais d’aller au-delà de ces stéréotypes polarisés pour

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développer une perspective plus large - l’économie pour les humains » (Folbre, 2009 : 319).

1.4

É

CONOMIE DOMESTIQUE

Il apparait donc évident que le travail de soin est invisible dans la science économique, mais un autre point de vue explique aussi sa gratuité dans la sphère privée. Le travail critique féministe, particulièrement celui de la féministe matérialiste Christine Delphy, a aussi mis en lumière le contexte relationnel qui explique la gratuité du travail domestique. Delphy a montré que l’exclusion du travail des femmes du domaine de l’échange marchand ne résulte pourtant pas de la nature de sa production, puisque les mêmes services peuvent être achetés sur le marché (Delphy, 2002 : 43). Déjà en 1907, Marie Gérin-Lajoie, une pionnière de la défense des droits des femmes au Québec, relevait que les activités domestiques représentent un travail qui est rémunéré lorsque réalisé par une inconnue, mais qui ne l’est pas dans les rapports du mariage (Robert, 2017 : 32). D’ailleurs, lorsque ces activités sont rémunérées, le salariat n’en est pas la modalité de référence. Il est structuré par des logiques non marchandes et non économiques, comme celles du care, de la solidarité familiale ou du don (Charron, 2018 : 23). Le travail domestique est considéré comme « un sous salariat au sein même de la modernité industrielle » (Ibid. : 20).

Ainsi, le travail domestique est caractérisé par un lien préexistant de type affectif qui permet d’expliquer la gratuité de l’échange. Ce n’est pas la matérialité du travail qui compte, mais le fait que celles qui l’exécutent soient des épouses, des mères. Annie Dusset en arrive à la même conclusion : « L’essentiel est alors le lien institué plus que le service rendu » (Dussuet, 2000 : 129). Cela fait partie de ce que Carole Pateman appelle le « contrat sexuel » et qu’elle a exploré en profondeur dans ses travaux : « le maitre civil de la famille obtient son droit sur sa femme par un contrat » (Pateman, 2010 [1988] : 167). Elle compare ce contrat avec les anciens contrats domestiques entre un maitre et son esclave ou un maitre et son serviteur, qui étaient des contrats de travail. « Le contrat de mariage est lui aussi une sorte de contrat de travail. Devenir une épouse implique de devenir ménagère (housewife) : une épouse est quelqu’un qui travaille pour son mari dans le foyer marital » (Ibid. : 168). Selon Pateman, le problème n’est pas que les épouses ne soient pas payées,

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le problème est plutôt qu’être une femme (une épouse) signifie fournir certains services pour et sur l’injonction d’un homme (un mari). En bref, le contrat de mariage et la subordination de l’épouse comme (sorte de) travailleuse ne peuvent être compris que si l’on prend en considération le contrat sexuel et la construction patriarcale des « hommes » et des « femmes », ainsi que des sphères « privée » et « publique » (Ibid. : 184).

La ménagère n’est pas une travailleuse, elle est « un être sexuellement asservi, dépourvu d’autorité sur la propriété qu’est sa propre personne, et qui inclut sa force de travail. Or c’est la vente de sa force de travail, non de son travail ou de sa personne, qui fait d’un homme un travailleur libre » (Ibid. : 193). Le contrat de travail lie l’homme libre à son employeur, le distingue des travailleurs non libres et des esclaves, alors que le contrat sexuel lie l’épouse à son maitre.

Les économistes féministes analysent comment il est contradictoire et discriminatoire que l’économie domestique soit considérée comme un lieu de consommation et non pas de production (Cohen, 1989 : 150). Comme le soulignait l’économiste Arthur Cecil Pigou au début du 20e siècle, « si un homme épousait sa femme de ménage, le PIB baisserait! » (cité dans Cohen, Ibid.). Mais, au-delà de cette perplexe observation, le fait que les activités domestiques ne soient pas comptabilisées limite la validité des calculs économiques. En effet, l’économie n’a pas un portrait global fiable lui permettant de parler de production efficiente (Ibid. : 151). Les indicateurs de richesse nationale ne s’intéressent qu’aux couts et aux bénéfices qu’ont les activités domestiques sur le marché (Ibid.), alors que « la restructuration de l’économie et l’âpreté de la concurrence conduisent désormais les États à réduire les budgets sociaux qui n’ont pas d’incidence directe sur la croissance » (Folbre, 2000 [1997]). De plus, parce que le travail domestique n’est pas considéré comme du travail en tant que tel, « les comptes nationaux ne sont pas neutres du point de vue du genre. Aussi, les politiques économiques conçues sur cette base sont, de fait, porteuses d’inégalités au détriment des femmes » (Ky, 2013 : 88).

1.5

I

NFLUENCE DU MARXISME

Le mouvement féministe des années 1970 a réalisé une révolution en théorisant et politisant le travail domestique. Ce travail est dès lors conçu comme un aspect clé de la production sociale de la société capitaliste et de la création de valeurs. « Cette approche

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féministe-marxiste a eu une influence si profonde sur le discours radical, et même académique, que ses principes essentiels sont devenus des notions communément admises » (Barbagallo et Federici, 2013 : 424).

Dans son livre Toutes les femmes sont d’abord des ménagères. Histoire d’un combat

féministe pour la reconnaissance du travail ménager, l’historienne québécoise Camille

Robert retrace les grands moments de l’évolution du discours féministe québécois portant sur le travail ménager. Elle y propose une précieuse synthèse des idées féministes marxistes et de l’influence de cette perspective sur la conception du travail domestique. L’utilisation du terme « travail » pour parler des activités domestiques, depuis les années 1970, vise d’ailleurs à les inclure dans l’analyse marxiste (Robert, 2017 : 58). Inspirées des théories de la décolonisation et du socialisme, des féministes redéfinissent le travail ménager en parlant de « relation maitre-esclave » ou « patron-prolétaire »6. Par contre, cette activité comporte une forme d’appropriation différente, puisque les femmes ne vendent pas sur le marché leur force de travail ou le produit de leur activité, leur production est immédiatement consommée dans la famille. Puisqu’elle n’est pas échangée contre salaire ou autre bien, cette activité demeure invisible et considérée comme non productive. Pourtant, ce travail est essentiel à la qualité de la force productive – les mères et les épouses travaillent à entretenir les hommes qui sont ensuite disponibles pour vendre leur force de travail – et elles transforment des produits qui devraient autrement être payés sur le marché (Robert, 2017 : 58). Sont reprises les analyses marxistes pour penser le « mode de production du travail ménager », alors que les ménagères utilisent des machines et des matières premières, qu’elles transforment à l’aide d’une quantité de travail et de capital. Pareillement aux prolétaires, les ménagères sont dépossédées des moyens de production. Par contre, elles n’ont qu’un patron, leur mari, en vertu du contrat de mariage (Ibid. : 68).

Deux documents étudiés par Camille Robert sont pertinents pour nous informer sur les caractéristiques du travail invisible déjà identifiées par les féministes de l’époque. Il s’agit du rapport d’une commission royale d’enquête sur la situation des femmes au Canada mise

6 Dès la fin des années 1910, bien avant cette vague de théorisation féministe marxiste dans les années 1970,

la journaliste québécoise Éva Circé-Côté écrit que les femmes mariées ont comme boss leur propre mari, elles sont au service d’un homme qui ne les paie pas. Elle amène déjà l’idée d’un revenu fixe aux épouses et l’obtention des mêmes droits que celles qui travaillent pour un patron (Robert, 2017 : 36).

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sur pied en 1967, la Commission Bird, et de l’étude du Front de libération des femmes du

Québec (FLF) publié en 1972 et intitulé Analyse socio-économique de la ménagère. On

souligne trois caractéristiques principales du travail ménager, soit le fait que ce soit un travail invisible (absent du revenu national), privé (produit individuellement, consommé dans la famille) et gratuit (justifie les bas salaires des prolétaires, qui n’ont pas à payer ces services sur le marché). Les autrices de l’étude constatent que l’isolement au sein de la famille et leur exclusion sociale sont communes à toutes les femmes, peu importe leur classe sociale. Elles montrent aussi les implications qui découlent de l’assignation aux tâches ménagères, comme la dépendance de la ménagère à l’égard de son mari, la pression sociale à la consommation, l’absence des femmes dans la sphère politique et leur incapacité juridique.

Même si l’on conçoit que le travail ménager est une condition commune aux femmes au foyer et aux travailleuses, déjà dans les années 1970 on conçoit que les femmes plus aisées peuvent avoir accès au travail salarié et bénéficier d’une forme d’émancipation, notamment parce qu’elles peuvent déléguer les tâches de soin des enfants et d’entretien domestique à d’autres (Ibid. : 69). Une importante théoricienne du travail domestique, Silvia Federici, écrit dans Wages against Housework datant de 1975, qu’en effet des femmes privilégiées délèguent les tâches domestiques à d’autres femmes moins aisées et ainsi celles qui ont plus de tâches ont nécessairement moins d’énergie pour lutter (Ibid. : 108).

Si les féministes matérialistes s’appuient sur le marxisme, on voit donc qu’elles le dépassent pour en critiquer les limites. Même sans le capitalisme, les tâches domestiques peuvent être un travail aliénant et non satisfaisant. D’ailleurs, outre les marxistes, toute l’école webérienne place le travail de care dans la famille et la communauté hors du marché. Ces analyses androcentrées ne prennent pas en compte la dynamique patriarcale qui règle les relations interpersonnelles dans la famille.

On assiste aujourd’hui à une remise en question de la pertinence des analyses marxistes, dans un monde marqué par l’entrée massive des femmes dans le marché du travail salarié, l’ethnicisation et la marchandisation de nombreuses tâches domestiques et la renégociation féministe de tous les aspects de la vie familiale (Barbagallo et Federici, 2013 : 424). La

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complexité des enjeux appelle à une complexification des analyses, notamment la prise en compte de la perspective intersectionnelle, que nous exposerons plus loin.

1.6

I

NVISIBILISATION ET NATURALISATION

Les différentes formes de travail ménager, salarié ou non, revêtent la même caractéristique, soit le fait de subir une invisibilisation par la société, tant d’un point de vue public que privé. Très concrètement, ce travail semble être invisible pour la plupart des personnes privilégiées, des hommes en majorité. Seules les femmes, et autres subalternes assignées à ces tâches semblent « voir ce qu’il y a à faire ». Les préoccupations (prévision, planification, organisation, coordination) nécessaires aux tâches matérielles sont sous-évaluées, malgré la théorisation, depuis plus de 30 ans, de ce qu’exige cette tâche, nommée la « charge mentale » par la sociologue Monique Haicault (Haicault, 1984).

Une autre facette de cette invisibilité concerne sa mise en œuvre, puisqu’à certains égards ce travail exige qu’il soit réalisé dans la discrétion et la bienveillance. Les ménagères doivent se rendre invisibles pour réaliser le « miracle de la fée du logis » (Dussuet, 2000 : 124), les soignantes doivent prendre soin en rendant leurs efforts le plus discrets possible. Les savoir-faire mobilisés sont aussi invisibilisés et sous-évalués, ce qui fait dire à cette aide domestique : « Tu fais du ménage, t’es pas chose… t’es pas bonne à grand-chose d’autre » - Mme Dagenais, 1941 (Charron, 2018 : 11).

En lien avec l’invisibilisation, une autre caractéristique mise en lumière par les analyses féministes est essentielle pour comprendre le travail domestique, soit le fait qu’il s’inscrit dans le phénomène de la naturalisation des aptitudes et des femmes elles-mêmes. Vandelac a analysé ce phénomène dans son article important intitulé « Et si le travail tombait enceinte??? : essai féministe sur le concept de travail », paru en 19817.

Déjà nous avons vu que la distinction entre le privé et le public est une construction sociale qui sert à la classe des hommes, précisons maintenant le rôle de l’institution de la famille, celle-ci étant au cœur de la sphère privée. En effet, « d’habitude une institution est mise en

7 Vandelac affirme que son travail s’inscrit dans le prolongement des réflexions de Jean Baudrillard (1973),

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place par un groupe social donné, en fonction d’intérêts déterminés » (Vandelac, 1981 : 75). La famille, qu’on nous présente comme « naturelle », permet en fait qu’on s’approprie le travail des femmes, et les femmes elles-mêmes8. On arrive à neutraliser les femmes de la production-reproduction de l’espèce en les noyant dans le concept de la famille, comme l’ont théorisé de nombreux philosophes, dont Engels.

En se référant au terme « famille » qui émaille toute la littérature marxiste et néoclassique, on a en effet l’impression que la perpétuation de l’espèce est un phénomène « naturel » comparable aux fruits poussant dans les arbres ou aux poules pondant des œufs… En effet, en associant la production-reproduction de l’espèce à un phénomène de « Nature », on sépare d’abord cette production fondamentale de celle des moyens d’existence, qualifiée de travail, pour ensuite l’exclure du concept travail et la noyer dans le fourre-tout mielleux de la famille (Ibid. : 76).

Haicault abonde dans le même sens, les activités des femmes ont été placées dans le hors champ de la mesure par un ordre social qui rend légitime cette coupure (Haicault, 1980). Par le jeu des dichotomies production/reproduction, valeur/gratuité, culture/nature, se lient la production, la valeur, la culture et le travail. La maternité et la prise en charge des besoins des membres de la famille sont donc liées à la gratuité et à la nature.

La production de l’autre n’entrant jamais complètement dans les cadres conceptuels du groupe dominant, qui s’est en l’occurrence arrogé le droit et la possibilité de conceptualiser, bref, la production de l’autre n’étant pas vraiment définissable comme production, « on » peut s’en approprier les fruits puisque ces fruits n’étant pas « produits » et n’étant pas les fruits du travail, ne peuvent qu’être les fruits de la « Nature », ce qui réduit celle qui les porte à être elle-même un peu « nature » (Vandelac, 1981 : 75).

Ainsi, on définit d’abord la nature comme objet d’appropriation et de transformation, ensuite on conçoit le travail comme instrument de ce projet de domination de la nature. Puis, on fait émerger la famille dans la nature et on justifie ainsi la naturalisation du travail

8 L’anthropologue Gayle Rubin, dans son fameux article sur le marché aux femmes, retrace dans l’histoire le

rôle, entre autres de pacification, de la marchandisation des femmes à marier qui étaient échangées entre familles et clans selon les alliances (Rubin, 1975). Les mariages arrangés sont encore réalité, qu’on pense seulement aux 12 millions de fillettes qui sont mariées chaque année dans le monde selon les chiffres de l’ONU. Dans une autre mesure, encore récemment dans notre propre culture, les pères avaient le pouvoir d’accepter ou de refuser de donner ou pas la main de leur fille à leur futur mari.

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des femmes, et des femmes elles-mêmes. Vandelac montre donc comment le concept même de « travail » s’est lui-même construit à travers la division famille/nature versus travail/culture. « Supposons que le concept de travail soit un concept masculin », conceptualisé à partir des notions d’extériorité, de mesure, de contrôle, de transformation, de coupure et de quantification (Ibid. : 70). « Supposons aussi que ce concept de travail implique la mise en branle par un sujet-maître d’un processus volontaire de transformation de la nature, inscrit dans la matière et encadré dans un espace-temps mesurable… » (Ibid. : 69). Ainsi,

Ce serait donc sur la base de cette conception patriarcale et productiviste de la Nature qu’on aurait pu échafauder le concept travail et subséquemment celui de famille; travail excluant la production-reproduction de l’espèce et famille dépossédant les femmes de cette production considérée d’une part comme « naturelle » et, d’autre part, comme le fruit de son cadre juridico-politique à savoir, la famille (Ibid. : 76-77).

Cette conception de la nature et du travail est sans doute à situer comme un héritage des penseurs des Lumières, qui ont pensé la séparation définitive entre le sujet et une nature/objet et sa soumission à une finalité opérationnelle. C’est autour de ce nouveau concept de nature que gravite toute la rationalité du système économique qui se développe, à la même époque où s’amplifie le discours femme-nature et femme-objet (Ibid. : 72).

Comprendre comment la suprématie de l’ordre patriarcal et productiviste de la marchandise dans ses expressions de capitalisme et de socialisme réel, n’a pu s’appuyer que sur l’élimination préalable de la production-reproduction de l’espèce renvoyée au champ de la nature… et les femmes avec cet ordre de la nature appropriable par excellence et ces femmes-nature appropriées comme par essence… (Ibid. : 71).

Ainsi, non seulement la société patriarcale repose sur l’appropriation de la production-reproduction de l’espèce, mais cette production est indissociable des femmes elles-mêmes, « contrôlées et appropriées dans leur corps-temps-espace-mobilité ». (Vandelac, 1981 : 72). Les écoféministes Mies et Shiva poursuivent cette réflexion en affirmant que le corps des femmes, tout comme les semences par les biotechnologies, sont des sièges de pouvoir régénérateur transformés en sites passifs où les experts ajoutent de la valeur (Shiva et Mies, 1997 : 40).

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Pour revenir au travail invisible, à « l’ensemble des activités nécessaires à la production et à la reproduction des conditions de vie » (Charron, 2018 : 18), il est historiquement construit comme l’envers du « vrai » travail, soit le travail salarié (Ibid. : 17). Pourtant, pour les femmes concernées par le travail domestique, et plus particulièrement par la maternité, les frontières entre le « vrai » travail et les activités accomplies au sein de la famille sont très floues.

Cette division entre famille et travail n’aurait pu être conceptualisable par des femmes sur la base même de cette production de l’espèce, et à quel point cette division a des fonctions hautement politiques dans les rapports de sexage. En effet, dans le processus à la fois diffus et concentré de la maternité, où commencerait le « travail » pour les femmes et où « finirait la famille ou l’inverse? » (Vandelac, 1981 : 72-73).

Pour illustrer cette continuité, pensons au fait de nourrir son enfant. « Le “travail” commence-t-il pour les femmes quand elles nourrissent intérieurement leur enfant à même leur sang, d’où un véritable “travail” d’auto-surveillance de leur propre alimentation ou quand elles “travaillent” en usine pour pouvoir nourrir leur enfant? » (Ibid. : 74). Pour les femmes, l’opposition entre famille et travail, autant lorsqu’elles travaillent dans la famille ou quand elles travaillent pour la famille, est loin d’être évidente. Suivant Vandelac, on pourrait envisager que c’est « dans son essence même et dans sa globalité que la production domestique est incompatible avec la conceptualisation même du travail » (Ibid. : 74).

1.7

I

NTERSECTIONNALITÉ

La pensée féministe met maintenant l’accent sur la prise en compte des différentes oppressions qui interagissent entre elles, et cette perspective intersectionnelle s’applique aussi à l’analyse du travail invisible. Si le travail invisible repose en grande partie sur les femmes, s’inscrivant dans les rapports sociaux de sexes, il se déploie également dans le prolongement d’une longue histoire de colonisation et d’esclavage. Les analyses intersectionnelles sont utiles pour comprendre que toutes les femmes ne sont pas victimes d’injustices sexistes de la même manière, leur réalité est affectée différemment si elles sont autochtones, noires, pauvres, trans, handicapées, etc.

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Concernant le niveau économique, il est intéressant de constater que le travail salarié domestique carbure aux inégalités, à l’intérieur et entre les nations : si toute la population est pauvre, il n’y a pas de demande pour ce travail, alors que si toute la population est aisée, il n’y a pas d’offre. Ainsi, plus il y a de disparité économique, plus il y a un marché pour ce type d’emploi (Milkman, Reese et Ruth, 1998).

Un vaste champ de la recherche féministe est consacré actuellement aux analyses de la mondialisation du care, les « chaines de soin mondiales », alors que les plus dévalorisés, surtout des femmes, quittent leur propre famille pour s’exiler aux Nords et prendre soin d’inconnus9. En 2010, on estime à au moins 52,6 millions de travailleuses domestiques de par le monde10 (Simonovsky et Luebker, 2013). Les travailleuses domestiques demeurent dans une large mesure exclues du champ d’application du droit du travail et partant de là, de la protection juridique dont jouissent les autres travailleurs.euses. En effet, plusieurs millions de travailleuses domestiques, parce qu’elles sont immigrantes et sans statut, sont particulièrement sujettes à l’exploitation et la violence (Flynn et coll., 2010). Cette situation, tolérée par les États, témoigne de leur hypocrisie. Il est en effet moins couteux d’ignorer cette exploitation, située à l’intersection entre le genre, la classe et la « race », que de, par exemple, développer des services publics et modifier l’organisation du travail.

Des études sur la globalisation du travail domestique, dont celles de Christine Verschuur et Christine Catarino, analysent comment « le système capitaliste globalisé organise l’extorsion de ce travail à l’échelle transnationale » (Verschuur et Catarino, 2013 : 15). On se trouve ici au cœur des analyses intersectionnelles, alors qu’on tente d’intégrer dans la compréhension des enjeux globaux les différentes oppressions systémiques qui interagissent entre elles.

L’analyse du capitalisme globalisé dans une perspective décoloniale considère que celui-ci s’appuie sur des discours et des exploitations de genre, de classe et de race organisent la nouvelle division internationale du travail (Castro-Gòmez et Grosfoguel 2007). La perspective décoloniale est importante pour

9 Voir entre autres le livre de Barbara Ehrenreich et Arlie Russell Hochschild, Global Woman : Nannies, Maids ans Sex Workers in the New Economy (Ehrenreich et Hochschild, 2004).

10 Estimation prudente qui sous-évalue probablement la véritable ampleur du travail domestique, dont le

nombre est souvent sous-estimé dans les enquêtes sur la population active. De plus, ce chiffre exclut les travailleuses domestiques âgées de moins de 15 ans, dont le nombre s’élève à 7,4 millions (Simonovsky et Luebker, 2013).

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comprendre que le capitalisme n’est pas seulement un système économique ni un système culturel, mais un réseau global de pouvoir intégré par des processus économiques, politiques et culturels qui constituent un ensemble (Verschuur et Destremau 2013 : 15).

Les femmes migrantes sont surreprésentées dans la marchandisation de la reproduction sociale, « elles constituent notamment un maillon essentiel du système de protection sociale aux Nords, y contribuent à la production de richesses, tout en assurant l’organisation de la reproduction sociale aux Suds, dans les foyers de leurs pays d’origine » (Ibid. : 16). Verschuur et Catarino montrent comment sont imbriquées les économies des Suds et des Nords :

La question centrale pour comprendre la persistance des inégalités sociales reste celle de l’articulation des rapports sociaux de type domestique et capitaliste, aux Nords et aux Suds. […]. Les discours et rapports inégaux de genre, de classe et de race permettent de maintenir ce lien organique inégal. Ce système d’organisation de la reproduction sociale constitue la base de la prospérité du capitalisme global (Ibid.).

Ainsi il apparait essentiel d’envisager le travail domestique dans une perspective globale et intersectionnelle, mais ce n’est encore pas suffisant. Il faut aussi tenter de démasquer les biais qui ont marqué les analyses féministes dominantes, produites principalement par des femmes blanches privilégiées. Les autrices et militantes du

black feminism montrent que pour beaucoup de femmes noires le travail dans la sphère

publique ne représente pas une libération de l’oppression sexiste. Elles attirent l’attention sur la différence que représente le « foyer » pour les personnes qui vivent du racisme dans l’espace public. En effet, lorsque l’extérieur est un lieu de confrontation et de violence raciste, le foyer devient un lieu de solidarité et de résistance. Comme l’écrit bell hooks dans son texte « Homeplace, a site of

resistance »,

Cette tâche de faire un chez-soi n’était pas simplement une question de femmes noires pourvoyeuses des services, il s’agissait de construire un endroit sûr où les Noirs pourraient s’affirmer et, ce faisant, guérir de nombreuses blessures infligées par la domination raciste. Nous ne pouvions pas apprendre à nous aimer ou à nous respecter dans la culture de la suprématie blanche, à l’extérieur; c’est là à l’intérieur, dans ce « chez-soi », le plus souvent créé et gardé par des femmes noires, que nous avons eu

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l’opportunité de grandir et de nous développer, de nourrir nos esprits. Cette tâche de faire un foyer, de créer une communauté de résistance à la maison, a été partagée par les femmes noires dans le monde, en particulier les femmes noires dans les sociétés suprémacistes blanches (hooks, 1990 : 78).

Notre conception même du « foyer » varie donc selon notre niveau de privilège à l’extérieur de celui-ci, ce dont doivent tenir compte les féministes blanches privilégiées.

***

Dans cette section, nous avons donc vu que les analyses féministes, surtout depuis les années 1970, ont montré comment le travail invisible est au cœur des inégalités entre les femmes et les hommes, et qu’il s’inscrit dans d’autres dynamiques de domination, telles celles liées à la classe économique et la « race ». L’articulation entre les sphères privée et publique et la division sexuelle du travail qui les caractérisent sert le patriarcat et le capitalisme, alors que les femmes, et autres subalternes, en sont les grandes perdantes. Les faits socioéconomiques sur les disparités dans le monde en sont la preuve. Nous avons aussi pu avoir un aperçu du rôle des discours, notamment philosophiques, dans la dévalorisation du travail de soin. Voyons maintenant comment des autrices vont mobiliser les savoirs philosophiques pour revaloriser le care.

C

HAPITRE

2 :

LES ÉTHIQUES DU CARE

Lorsque se développent les éthiques du care, à partir du début des années 1980, les savoirs féministes sur le travail invisible sont déjà très riches, comme nous venons d’en avoir un aperçu. Cette nouvelle éthique propose maintenant de parler de « travail de care ». Pour mieux comprendre cette précision, il est pertinent de situer d’abord cette éthique, la nouvelle conception morale qu’elle propose ainsi que la nouvelle conception de l’humain qui en découle. Une brève présentation de la politisation du care par Joan Tronto, politologue étasunienne, sera aussi utile pour cette étude, elle nous mènera à la dimension économique du care. Ce bref parcours rendra plus compréhensible la nouvelle conception du travail de care que proposent les éthiciennes du care. Mais d’abord, une précision préalable sur l’approche ici étudiée s’impose.

(30)

2.1

D

ISTINCTION PRÉALABLE

:

ÉTHIQUE FÉMINISTE ET ÉTHIQUE FÉMININE

Avant d’entrer dans la dimension morale, politique et économique des éthiques du care, une précision est nécessaire quant aux approches du care qui seront ici privilégiées. Les différentes branches du care ont toutes une source commune, soit le travail de Carol Gilligan, psychologue et philosophe étasunienne à qui nous devons la première formulation des principes qui allaient devenir la base des éthiques du care. Dans son livre In a Different

Voice, publié en 1982, elle dénonce le biais de genre des modèles dominants du

développement moral, particulièrement le modèle de son collègue Lawrence Kohlberg (Kohlberg, 1981). Elle observe que face à un dilemme moral les hommes se rapportent davantage à des règles et des droits universels alors que les femmes prennent davantage en compte les relations interpersonnelles et les responsabilités qu’elles impliquent. Le problème est que les modèles dominants valorisent uniquement la morale universelle de la justice exprimée davantage par les hommes. Voici un extrait qui résume bien, face à un dilemme moral, les contrastes entre les éléments d’une morale contextuelle, qui mériteraient d’être valorisés, et ceux de la morale universelle dominante :

Le problème moral est davantage provoqué par un conflit de responsabilité que par des droits incompatibles, et demande pour être résolu un mode de pensée plus contextuel et narratif que formel et abstrait. Cette conception de la morale se définit par une préoccupation morale du bien-être d’autrui, et centre le développement moral sur la compréhension des responsabilités et des rapports humains; alors que la morale conçue comme justice rattache le développement moral à la compréhension des droits et des règles (Gilligan, 1986 [1982] : 38).

Cette voix différente des femmes, Gilligan la nomme l’éthique du care. Elle n’a rien de naturel, mais est plutôt le résultat d’une socialisation genrée et d’expériences différentes selon qu’on soit une femme ou un homme. Celles et ceux qui vivent au quotidien des relations de care, en particulier les femmes, mais pas seulement elles, ont par cette expérience relationnelle développée une manière de définir les problèmes moraux autrement que ne le font les théories de la justice. Ainsi, comme l’écrit Julie Perreault, « l’éthique du care est inséparable de la réalité vécue des femmes qui l’expriment, de même que du moment historique où elle s’énonce » (Perreault, 2015 : 36).

Figure

Tableau proposé par Anttonen et coll., dans The Young, the Old ans the State. Social Care
Illustration  de  configurations  institutionnelles  qui  montrent  l’allocation  des  différentes  ressources (temps, argent, travail) entre trois domaines (État, marché, famille) et les  sous-systèmes légaux qui participent à leur régulation (Scheiwe, 20

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