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T RAVAIL ET ÉTHIQUE

Dans le document Travail et justice du care (Page 57-60)

2.9 C ARE ET ÉCONOMIE : LE TRAVAIL DE CARE

2.9.3 T RAVAIL ET ÉTHIQUE

Lorsque le travail de care s’exécute en contexte salarié, il implique nombreux enjeux éthiques. Molinier s’est particulièrement intéressée au travail des aides-soignantes en France, que l’on peut comparer au travail des préposés.es aux bénéficiaires au Québec. Elle a observé que l’attachement est inhérent à ce travail de care et que cette dimension affective modifie les décisions éthiques qui sont ancrées dans l’ouverture pour permettre la rencontre

de l’autre (Molinier, 2009 : 246). Le contexte de soin où se mélangent attitude professionnelle et lien affectif justifie que les décisions et critères éthiques soient élaborés par les soignantes, puisque :

Le collectif soignant accomplit cette fonction essentielle de construire un sens commun à ce qui compte, dans une visée de respect de la vie, non pas la vie amas de cellules, mais la vie en tant qu’expérience vécue, telle que nous l’éprouvons […] d’où l’importance du collectif pour construire les accords normatifs à partir desquels le travail de care peut être reconnu comme « bon care » (Ibid. : 247).

Elle déplore par contre que les aides-soignantes, de par leur position sociale de subalterne, voient leur parole trop souvent disqualifiée (Ibid. : 244). Pourtant, il se crée une communauté informelle de soignantes au sein de laquelle la mise en commun des expériences vécues permet de coconstruire des critères éthiques informels.

Cette succession d’histoires que les soignantes se racontent inlassablement à chaque fois qu’elles en ont l’occasion vise à construire une éthique commune indissociable d’une communauté de sensibilité. […] La reconnaissance des pairs se déploie dans l’exercice même de cette communauté de sensibilité, par la médiation des récits qui la constituent comme telle et à travers lesquels ne cessent de s’élaborer les règles de métier qui permettent d’arbitrer ce qui appartient ou non au « bien travailler » (Molinier, 2005 : 307).

Les aides-soignantes, par le partage d’expériences sous forme de récit, élaborent ce qu’elles jugeront être un bon soin ou non, et ainsi s’offrent mutuellement une reconnaissance quant à la valeur de leur travail.

Se faire belle, tolérer la sexualité de l’autre, qui plus est une sexualité bizarre, laisser boire, fumer… autoriser et parfois s’autoriser des plaisirs illicites : ce n’est pas la transgression en soi qui est jugée collectivement, pour venir s’inscrire dans le registre du (bon) travail et de la vie bonne, mais le degré d’appartenance de la transgression à la sphère du care (Ibid.).

Cette « sphère du care » inclut le but le plus élevé du travail de care, qui consiste à faire en sorte que l’autre souffre le moins possible. Le travail de care n’est possible que si les donneurs.euses de care avouent leur propre vulnérabilité, à l’encontre du modèle viril, et ne dévalorisent pas non plus celle des patients.es (Ibid. : 310).

La philosophe Danna Haraway commente elle aussi ce contexte professionnel et éthique très particulier qu’est le milieu des soins, en faisant une critique d’une approche

scientifique et professionnaliste qui ne tiendrait pas compte de la vie concrète dont parle Molinier :

Il y a des récits (scientifiques) qui peuvent nuire sérieusement à notre santé. […] Un récit majoritairement ignorant de la sexualité, ignorant de l’attachement, ignorant de ce savoir aux mains nues, ignorant du réel du travail et de la complexité de la perception morale en situation, nuit sérieusement à la santé et à la dignité des patients comme des aides- soignantes, les uns et les autres relégués dans le silence du sale boulot (citée par Molinier, 2009 : 250).

Ces autrices soulignent ainsi l’importance de critiquer le discours hégémonique du corps- besoin, pour faire une place légitime au corps-sujet, et critiquent « le déni qui recouvre d’un voile élitiste les situations de travail et la morale des subalternes » (Ibid.). Molinier note que les indicateurs de qualité des soins élaborés par les gestionnaires ne mentionnent jamais le care (Molinier, 2005 : 313). Pourtant, on ne peut juger le travail de care uniquement avec des considérations techniques, alors que par nature il doit s’en dégager. En effet, « la sensibilité à la souffrance d’autrui implique, pour se déployer, d’avoir dépassé ces phases d’apprentissage et d’être devenu suffisamment habile pour pouvoir se dégager partiellement de l’acte technique » (Ibid. : 311).

Molinier a d’ailleurs observé un conflit d’intérêts entre les stratégies élaborées par les donneuses de soin pour endurer les souffrances du care et les politiques des gestionnaires et médecins, en majorité des hommes (Ibid. : 309). L’expérience des infirmières et préposés.es, qu’elles se transmettent souvent avec humour pour faciliter l’acceptation et l’élaboration de la vulnérabilité, semble irrecevable depuis la position dominante, virile, qui refuse de rire de sa propre faiblesse ou d’exprimer une tendresse vis-à-vis des « tordus » que nous sommes (Ibid. : 312).

Formaliser le travail de care, en produire la description et la théorie, est une condition essentielle pour atteindre le but des éthiques du care, c’est-à-dire faire reconnaitre les personnes qui réalisent le travail de care, sans porter préjudice à celles et ceux qui en bénéficient, soit nous tous.tes (Ibid. : 299). Ce qui nous ramène à Tronto, qui en appelle à un mouvement social du care qui réunirait les bénéficiaires, les pourvoyeuses et même ceux qui bénéficient de ce que le travail de care soit fait par d’autres, pour qu’ainsi soit réfléchi collectivement les meilleures conditions à l’exercice du care.

Dans le document Travail et justice du care (Page 57-60)