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M ORALE ET SENSIBILITÉ

Dans le document Travail et justice du care (Page 35-40)

La raison constitue un élément central de la philosophie morale, en cohérence avec une longue tradition philosophique. Peu de philosophes modernes ont fondé leur conception morale sur les sentiments, à l’exception des Lumières écossaises qui ont défendu au cours du 18e siècle l’importance des sentiments moraux, avant que ne s’installe définitivement le règne de la raison (Tronto, 2009 : 67-84). Dans la pensée dominante contemporaine, ce qui compte pour une théorie morale est inspiré par Kant (Tronto, 2005 : 36). Chez Kant, un geste posé par sympathie n’a pas de valeur morale. Le sentiment est changeant, il relève de la nature et non pas de la liberté et de l’autonomie. Sa conception de l’éducation morale, dans Doctrine de la vertu, suit le modèle d’un maitre qui enseigne à son élève des formules précises à mémoriser. En plus de la force de l’exemple donné par les autres, l’élève, grâce

à ces principes fondés en raison et par imitation, sera disposé à adopter des inclinations et des actions vertueuses. Cette expérience concerne exclusivement les hommes et les garçons, le philosophe néglige ainsi la relation parent-enfant qui, elle, inclut les mères et les filles. Il construit un monde moral qui exclut les femmes. Pour lui, un sujet moral est un être rationnel, alors que les femmes ne sont pas suffisamment rationnelles et autonomes pour devenir des sujets moraux (Okin, 2005 : 105). Dans son texte Observations sur le

sentiment du beau et du sublime, Kant écrit à propos des femmes que « leur philosophie ne

consiste pas à ergoter, mais à sentir » (Kant, 1980 [1764] : 479). Il ajoute que leur vertu doit être inspirée par le désir de plaire, et non par le devoir, pour elles il n’y a « pas de “on doit”, pas de “il faut”, pas d’obligation! » (Ibid. : 480). Il exclut d’ailleurs les femmes de la citoyenneté : « l’unique qualité requise [pour qu’il puisse être citoyen], en dehors de la qualité naturelle (de ne pas être un enfant ni une femme) est qu’il soit son propre maître » (Kant, 1986 [1793] : 276).

Inspirée par Kant, l’impartialité de la philosophie libérale prétend être en mesure d’accorder une considération égale à tous.tes, et ce, en l’absence d’une sensibilité nous rendant attentives à chacune et chacun. Nombreuses éthiciennes du care, dont Susan Moller Okin (Okin, 2005), ont critiqué cette impartialité et elles s’attardent plus particulièrement la théorie de la justice de Rawls. Okin explique que Rawls reprend de Kant l’idée que l’autonomie et la rationalité définissent l’identité des sujets moraux et implique une stricte séparation entre raison et émotion, donc le refus que les émotions aient une place fondamentale dans le jugement moral. Les principes moraux doivent être le résultat de choix rationnels. Son voile d’ignorance et sa position originelle sont une tentative d’interprétation de la conception kantienne et ses « conditions qui caractérisent les hommes comme des êtres libres et également rationnels » (Rawls, 1987 [1971] : 289).

Cependant, Rawls se démarque de Kant puisqu’il accorde un rôle à l’empathie et à l’aptitude à se mettre à la place des autres dans le développement moral, il écrit même que « le sens de la justice est en continuité avec l’amour de l’humanité » (Ibid. : 516). Chez Rawls le sens de la justice nait de l’intention que manifestent les autres d’agir pour notre bien : « comme nous reconnaissons qu’ils nous veulent du bien, nous nous soucions en retour de leur bien-être » (Ibid. : 533-534). Rawls précise aussi que la combinaison du

désintérêt mutuel et du voile d’ignorance arrive à peu près au même but que la bienveillance. Cette combinaison « force chacun, dans la position originelle, à prendre en considération le bien des autres » (Ibid. : 180). Mais, Rawls ne veut pas supposer la bienveillance, parce que selon lui elle est si complexe qu’on ne peut fonder une théorie sur elle. Comme le remarque Okin, « en réalité, le voile d’ignorance est une stipulation tellement exigeante qu’elle transforme ce qui serait sans elle de l’intérêt égoïste en bienveillance ou en souci pour les autres » (Okin, 2005 : 117). Selon Okin, « Rawls n’a pas le choix que de s’appuyer sur l’empathie, la bienveillance et un souci égal des autres et de soi, s’il veut que les occupants fassent le choix de certains principes, notamment le principe de différence », parce que la théorie du choix rationnel ne peut s’appliquer dans la position originelle, et que le raisonnement probabiliste est lui aussi impossible (Ibid.). Puisque le point de vue de nulle part est impossible, chacun doit imaginer la position de tous.tes, de chacun. e à son tour. Pour penser « comme si » nous étions dans la position originale, « il nous faut développer de formidables capacités d’empathie et de communication avec autrui à propos de ce que sont les différents humains » (Ibid. : 119)16.

Suite à cette réflexion, Okin suggère qu’on fonde les principes de justice sur l’empathie et le souci des autres, et non pas qu’on les remplace par d’autres principes. Laugier abonde dans le même sens, l’idée n’est pas d’ajouter le care à la justice ou inversement, mais plutôt de « voir la sensibilité comme condition nécessaire de la justice » (Laugier, 2009b : 172). Ce n’est pas le cas lorsque, comme le déplore Gilligan, l’éthique de la justice conçoit le care comme une forme de pitié qui tempère la justice. En effet, ainsi reste intacte une division entre soi et les autres, tout comme la logique de la réciprocité ou du respect égal (Gilligan, 1987 : 36). La justice suppose la séparation et donc a besoin d’une structure externe de connexion, alors que le care suppose une connexion. La justice recherche la base pour un accord, les éthiques du care pour une compréhension. Brugère précise :

Les comportements de care permettent de valoriser la valeur de la relation (relatedness) ancrée dans le souci des autres et les sentiments qui se rapportent à

16 On peut par contre se demander si dans la conception de Rawls la visée est authentiquement empathique.

Dans la position originelle et sous le voile d’ignorance, à l’aide d’une faculté uniquement intellectuelle, l’individu rationnel s’imagine à la place des autres non pas pour que les autres moins privilégiés aient accès à un minimum, mais pour que, lui, s’il venait à être cette personne moins privilégiée, qu’il ait accès aux ressources lui permettant de réaliser son projet de vie.

eux, à l’opposé de la séparation (separatedness), qui culmine dans une distance émotionnelle par laquelle les individus se croient autorisés à se penser comme autonomes et suffisamment distancés dans leurs relations pour pouvoir être justes (Brugère, 2008 : 111).

Molinier, qui s’intéresse particulièrement aux enjeux psychologiques du travail de care, parle de vulnérabilité croisée pour mettre en lumière la réciprocité entre les sensibilités en jeu. Selon elle, mieux vaut penser l’asymétrie qui caractérise la relation de care en termes de travail « l’un fait pour l’autre », qu’en termes de « l’un est vulnérable, l’autre non ». En effet, « il n’est pas possible de prendre en considération la vulnérabilité d’autrui sans mobiliser sa propre sensibilité » et ainsi prendre le risque d’être déstabilisé par les manifestations tordues de sa propre subjectivité (Molinier, 2005 : 306).

Les éthiques du care ont donc plus d’affinités avec une morale inspirée par les éthiques de la vertu, à la fois contextuelle et sensible. L’initiatrice du care, Carol Gilligan, est à situer dans l’héritage des théories du sentiment moral et de la sympathie du 18e siècle anglo- écossais avec Hume et Smith (Haber, 2005 : 156). Marie Garreau, philosophe française, parle d’une « épistémologie de l’attention » pour décrire la proposition des éthiciennes du care qui montre qu’il est impossible d’identifier les critères d’un « bon care » a priori et de l’extérieur, puisqu’il faut les penser à partir de la description des pratiques de care existantes, « et notamment aux expériences négatives, dont elles sont le lieu » (Garreau, 2014 : 29).

Paperman met en garde contre le danger de l’acceptation du souci des autres comme d’une vertu fonctionnelle au service des intérêts des hommes. « L’appel aux sentiments, qu’il soit théorique ou pratique, fonctionnerait comme un leurre empêchant de discerner l’exploitation dans ce “service obligatoire” » (Paperman, 2005 : 288)17. Selon elle, l’impasse est dénouée si on pense le care non pas comme une éthique de la sollicitude, mais en termes de dépendance, pour ainsi permettre des débats dont la portée morale et politique est invisibilisée par une éthique de la justice qui se soucie des autres en tant que personnes égales et indépendantes.

17 Déjà en 1949 Simone de Beauvoir réfléchissait au rôle fonctionnel du dévouement dans le cadre du

Par opposition aux éthiques de la justice, les éthiques du care remplacent la préoccupation de ce qui est juste d’un point de vue impartial, pensé par des êtres rationnels et indépendants, par ce qui compte vraiment pour les êtres sensibles et interdépendants que nous sommes. « Le sujet du care est un sujet sensible en tant qu’il est affecté, pris dans un contexte de relations, dans une forme de vie – qu’il est attentif, attentionné, que certaines choses, situations, moments ou personnes comptent pour lui. Le centre de gravité de l’éthique est déplacé, du “juste” à “l’important” » (Laugier, 2009b : 167). Ainsi, les concepts moraux univoques laissent la place aux préoccupations morales qui dépendent de la description que nous faisons de nos existences, de ce qui compte pour nous. Les éthiques du care visent donc le démantèlement de cette frontière morale, entre la raison et les émotions, en proposant de concevoir la sensibilité aux autres dans un contexte donné comme condition nécessaire à la justice.

La frontière qu’on a historiquement tracée entre raison et émotion va de pair avec l’idée que la justice est essentiellement du domaine public et que les sentiments moraux, et les femmes auxquelles on les associe sont confinés à la sphère privée (Tronto, 2009 [1993] : 56). Ainsi, selon la tradition philosophique libérale, il n’y aurait pas d’enjeux de justice dans la famille. La justice est conçue comme une régulation des affaires entre adultes compétents, égaux et en bonne santé, et le souci des autres une « affaire de famille », une histoire sentimentale d’attachement aux proches (Paperman, 2005 : 289).

Dans sa relecture de Rawls, Okin s’attarde aussi au rôle de la famille. À cet égard, la théorie de Rawls se situe dans le prolongement d’une longue tradition incluant des philosophes aussi diversifiés que Rousseau, Hegel et Tocqueville. Tous considèrent la famille comme une école de la moralité, mais négligent les enjeux de justice au sein de la famille, structurée par la différence de genre (Okin, 2005, 103). Rawls décrit la famille comme un « petit groupe caractérisé normalement par une hiérarchie précise, où chaque membre a certains droits et devoirs » (Rawls cité par Okin, 2005, 108). Okin déplore ce qu’elle qualifie de paradoxe interne dans la pensée de Rawls, c’est-à-dire « qu’en raison de ses présupposés sur la famille genrée, Rawls n’a pas étendu ses principes de justice jusqu’à la question des premiers soins [nurturance] apportés aux êtres humains, aspect si crucial à la réalisation et au maintien de la justice » (Okin, 2005 : 123). Pourtant, depuis des décennies, une analyse

féministe de la famille a mis en lumière les inégalités qui la structurent, notamment en ce qui concerne les soins. Si les premiers exemples d’interactions sociales dans la famille sont caractérisés par la dépendance et la domination, et non pas par l’égalité et la réciprocité, il est pertinent de se demander quelle influence ce contexte a sur le développement moral des enfants.

Dans le document Travail et justice du care (Page 35-40)