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D U BESOIN D ’ UNE THÉORIE DE LA JUSTICE ET D ’ UNE POLITIQUE DU CARE

Dans le document Travail et justice du care (Page 50-52)

2.8 P OLITISER LE CARE AVEC T RONTO

2.8.3 D U BESOIN D ’ UNE THÉORIE DE LA JUSTICE ET D ’ UNE POLITIQUE DU CARE

La recherche de cet équilibre montre l’importance selon Tronto d’une théorie de la justice pour élaborer les critères qui hiérarchiseraient les besoins et ainsi en arriver à distinguer les besoins les plus urgents de ceux qui le sont moins. Ainsi, « déterminer ce que les besoins devraient signifier et comment des besoins en concurrence devraient être évalués et satisfaits » (Ibid. : 184). Une telle théorie doit se différencier des théories de la justice précédentes en optant pour une épistémologie située plutôt qu’un point de vue prétendument neutre, en tenant compte des rapports de pouvoir plutôt que de faire comme si l’égalité était effective et fondée sur une anthropologie de la vulnérabilité et de l’interdépendance plutôt que sur un idéal d’autonomie. Les théories qui conçoivent les humains comme potentiellement égaux nient les rapports asymétriques propres aux relations de soin, relations pourtant inévitables considérant les êtres vulnérables et interdépendants que nous sommes. Ces théories sont particulièrement injustes envers les personnes les plus impliquées dans le care, dont le travail est dans l’ombre de l’illusoire idéal d’autonomie.

Une théorie de la justice devrait s’assurer d’éviter une interprétation trop concrète des besoins qui permettrait aux riches de considérer les normes occidentales de confort comme un besoin et alors de justifier une distribution inéquitable des ressources dans le monde. Les puissants ont le privilège de définir les besoins de la manière qui leur convient. En ce sens, Tronto note que l’analyse des besoins de Nussbaum est prometteuse, alors que l’importance de permettre à tous.tes de développer ses capacités pourrait permettre de rendre compte de la signification des besoins dans une théorie du care.

Nussbaum reprend l’approche des capabilités, principalement théorisée par l’économiste Amartya Sen, pour élaborer sa théorie de la justice sociale de base24. Selon elle, une société juste doit chercher à promouvoir pour ses membres un ensemble de possibilités que les individus sont libres de saisir ou non (Nussbaum, 2012 : 37). « Il ne s’agit donc pas simplement des capacités dont une personne est dotée, mais des libertés ou des possibilités

24 Plusieurs autrices, dont Judith Butler, critiquent la prétention universelle de l’approche de Nussbaum,

puisqu’elle serait plutôt à situer dans la tradition libérale, avec notamment le maintien du paradigme de l’autonomie (MacKenzie, 2009).

créées par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique » (Ibid. : 39). Nussbaum distingue les capabilités internes, qui ont trait aux caractéristiques et à la personnalité d’une personne, des capabilités combinées, c’est-à-dire des capabilités internes « auxquelles s’ajoutent les conditions sociales, politiques et économiques dont le fonctionnement correspondant peut effectivement être choisi » (Ibid. : 43). Une société juste devrait promouvoir le développement des capacités internes, « grâce à la formation, aux ressources qui améliorent la santé physique et émotionnelle, au soutien qu’apportent les soins et l’amour familiaux, au système éducatif, etc. » (Ibid. : 40), mais aussi d’un environnement politique, social et économique qui offre des libertés réelles à tous.tes (Ibid. : 39). Nussbaum propose une liste de capabilités centrales, celles que tout ordre politique doit garantir à tous.tes : 1) la vie, être capable de vivre une vie de qualité et d’une longueur normale; 2) la santé du corps; 3) l’intégrité du

corps; 4) le sens, l’imagination et la pensée, être capable de raisonner grâce à une éducation

adéquate et la liberté d’expression; 5) les émotions, être capable d’aimer, grâce au soutien à des formes d’association humaine qui sont cruciales pour leur développement; 6) la

raison pratique, être capable de se former une conception du bien grâce à la liberté de

conscience; 7) l’affiliation, être capable d’être attentif et attentive aux autres et avoir les bases sociales du respect de soi; 8) les autres espèces, être capable de vivre en harmonie avec le monde naturel; 9) le jeu, être capable de jouir de loisirs; 10) le contrôle sur son

environnement, être capable de participer aux choix politiques, de jouir de droits de

propriété sur une base égalitaire avec les autres, d’exercer un travail (Ibid. : 55-57). Le respect pour la vie humaine exige donc que chaque personne soit placée au-dessus d’un certain seuil de capabilité dans chacun de ces dix domaines.

Une théorie de la justice complémentaire à l’éthique du care de Tronto pourrait donc reprendre cette liste de capabilités pour identifier les besoins à prioriser lorsque des choix politiques sont nécessaires. Reste à évaluer comment une telle approche pourrait s’intégrer à une politique du care, alors qu’il faut se garder de proposer une solution universelle applicable, peu importe le contexte.

Ce bref parcours de la pensée de Tronto nous a permis de saisir la nature de son plaidoyer pour la politisation du care. Comme elle l’écrit : « Dans notre culture, nous serons capables de transformer le statut du care et le statut de ceux qui font le travail du soin que si nous l’envisageons sous un angle politique » (Tronto, 2009 [1993] : 206). Elle prône la nécessité de modifier nos frontières morales, les agrandir pour y inclure plus de territoires et ainsi modifier le paysage. Mais, cet apport théorique n’est pas suffisant, il est aussi nécessaire de modifier les institutions puisque : « le care, comme idéal politique, n’est viable que dans le contexte d’institutions libres, pluralistes et démocratiques » (Ibid.). Il faut viser une juste distribution des tâches et des avantages du soin, ce qui implique de remettre en question les rapports de pouvoir qui la structurent. Tronto fait cette remarque : « Aussi longtemps que les femmes ont été dans cette attitude consistant à quémander du pouvoir à partir d’une position d’outsiders, sans contester la légitimité de l’ordre social qui les plaçait à l’extérieur, aucune stratégie fructueuse d’inclusion n’a été possible » (Ibid. : 231). Il semble que le care, en critiquant les fondements de l’organisation sociale, a ce potentiel subversif. Voyons maintenant comment les enjeux soulevés peuvent se déployer dans le champ économique.

Dans le document Travail et justice du care (Page 50-52)