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R APPORTS DE POUVOIR

Dans le document Travail et justice du care (Page 47-50)

2.8 P OLITISER LE CARE AVEC T RONTO

2.8.2 R APPORTS DE POUVOIR

Justement, les conditions dans lesquelles s’accomplit le care sont marquées par des relations de pouvoir. En effet, le care est structuré par le genre, la « race », la classe. Il apparait que le care ne s’adresse pas uniquement aux personnes dépendantes, il inclut le soin aux personnes indépendantes, à celles et ceux qui ont le privilège de déléguer à d’autres le travail de combler leurs propres besoins et ceux de leurs enfants. « Les membres les plus riches de la société utilisent fréquemment leur position de supériorité pour transférer à d’autres la charge du travail de soin » (Ibid. : 157). Tronto explique que : « Non seulement il serait difficile à ces figures d’admettre à quel point le care a rendu leur vie possible, mais le faire ruinerait la légitimité de la distribution inadéquate des pouvoirs, des ressources et des privilèges dont ils sont précisément les bénéficiaires » (Ibid. : 155). On comprend dès lors que les personnes qui ont le pouvoir politique et économique, elles- mêmes privilégiées, n’ont pas avantage à reconnaitre et valoriser le care. Elles peuvent nier leur dépendance envers le travail des autres et ainsi ne pas valoriser ni cette activité, ni celles et ceux qui l’accomplissent. Comme le décrit bien Nancy Fraser :

Contrairement à ce qu’affirment les conservateurs, ceux qui s’octroient réellement des « tickets gratuits » dans le système actuel ne sont pas des mères pauvres célibataires qui esquiveraient le travail rémunéré. Ce sont les hommes de toutes les classes sociales qui échappent au travail de care et au travail domestique, mais aussi les entreprises qui profitent du travail rémunéré et non rémunéré de tous (Fraser, 2012 [1994] : 188).

Et comme le souligne Okin, les décideurs n’organisent pas les institutions en fonction des besoins de care, parce qu’ils n’ont pas suffisamment fait l’expérience du care.

Est-ce que la structure et les pratiques du monde du travail seraient les mêmes si elles avaient été mises en place sur la base de l’idée que chacun des participants doit s’adapter également aux besoins de l’accouchement, de l’éducation des enfants et aux responsabilités de la vie domestique? Est-ce que les politiques publiques, ainsi que leurs conséquences, seraient les mêmes si ceux qui les élaborent étaient des personnes quotidiennement en charge

d’autres personnes, au lieu d’être ceux dans la société qui ont le moins de chances d’avoir acquis ce genre d’expériences? (Okin, 2000 [1991] : 374)

Si en effet les politiques et institutions ne sont pas adaptées à nos besoins de care, une autre facette de cette négation s’observe dans les métiers de décideurs politiques et économiques. Les conditions de ces emplois, notamment celui du politicien, sont prévues pour des personnes qui délèguent leur tâche de soin à d’autres. Ces emplois sont ainsi inaccessibles pour qui veut articuler vie professionnelle et vie familiale.23

Tronto précise que les deux premières phases de souci des autres et de prise en charge sont réalisées davantage par les personnes puissantes (dans la sphère publique, mais aussi lorsque le bon père de famille prend sa famille en charge) alors que le prendre soin, étape qui suit, revient aux moins puissantes. Pour contrer cette rupture dans le processus de care et les rapports de pouvoir qu’elle révèle, Tronto défend une plus grande démocratisation des institutions. En effet, le care doit être démocratique, et à plusieurs égards : le choix des besoins à combler en priorité doit être l’objet d’un débat démocratique, tout comme la manière de les prendre en charge. Celles et ceux qui reçoivent les soins et celles et ceux qui prennent soin doivent pouvoir participer aux décisions démocratiques qui les concernent. D’où l’enjeu de la participation citoyenne des plus vulnérables et de celles et ceux trop accaparés.es par le travail de care pour s’impliquer dans la vie démocratique et la définition des priorités politiques.

Le rapport de pouvoir de classe et de « race » entre en jeu dans la distribution du travail de care, tel que déjà théorisé dans le discours féministe. Les inégalités entre femmes, que plusieurs nomment « la controverse du care » (Laugier, 2011 : 187), découlent du fait que l’autonomisation de certaines femmes s’est faite sur le modèle masculin, cette « autonomie » s’est accomplie trop souvent non pas grâce à un meilleur partage des tâches

23 D’ailleurs, les démissions récentes de politiciens pour cause familiale démontrent les limites de ce modèle.

Par exemple, lorsqu’André Fortin se retire de la course à la chefferie du Parti libéral du Québec en avril 2019, il déclare : « La situation familiale que j’ai en ce moment, ça ne me permet pas d’être un chef de parti présent, engagé, prêt des militants, et d’être en même temps le genre de père que je veux être pour mes filles » https://www.journaldequebec.com/2019/04/09/andre-fortin-renonce-a-la-course-a-la-chefferie-du-plq

ménagères et parentales avec les hommes, mais par la délégation de ces tâches à d’autres femmes moins privilégiées.

Tronto propose aussi le concept de « l’irresponsabilité des privilégiés » (Tronto, 2009 [1993] : 166), qui consiste en la possibilité d’ignorer certaines formes d’épreuves auxquelles les privilégiés ne sont pas confrontés. Par exemple, le fait d’ignorer son privilège d’avoir la peau blanche et ainsi ne pas penser aux besoins des personnes de couleur, ne pas s’estimer responsable de la persistance du racisme. Pourtant, une société du care doit chercher à répondre aux besoins de tous.tes, et particulièrement des personnes les plus vulnérables, souvent celles dont la voix est moins audible.

En plus du problème des privilèges, Tronto identifie deux autres écueils du care que sont le localisme et le paternalisme. Le localisme consiste à considérer plus importantes les relations de care dans lesquelles nous sommes engagées plutôt que celles éloignées, alors que le souci pour les besoins de celles et ceux lointains.es doit parfois être privilégié. Quant au paternalisme, il se produit lorsque celles et ceux qui prennent soin des autres tendent à privilégier leur propre analyse de ce qui est nécessaire pour y répondre plutôt que de tenir compte du point de vue de celles et ceux qui reçoivent le soin. Il faut donc être attentif.ve à ces problèmes. Comme le souligne Tronto : « Malgré le caractère insoluble des problèmes de l’altérité, des privilèges et du paternalisme, je pense qu’une théorie morale en mesure de les identifier est préférable à une autre qui, supposant l’égalité de tous, est incapable de s’en saisir » (Ibid. : 195).

Poser un idéal de care ne suffit pas à rendre le monde plus attentif, encore faut-il être capable de le traduire en pratique, comme le souhaite toute théorie éthique normative. Morale et politique doivent aller de pair pour accomplir ce changement. Pour que le care soit à la fois un principe moral et une pratique, il doit s’élaborer à travers une discussion ouverte et démocratique centrée sur les besoins et sur l’équilibre à respecter entre gestionnaires, dispensateurs et récepteurs de soin. Ainsi, une telle discussion, lorsqu’elle est possible, permet de chercher cet équilibre, même si les dangers du paternalisme, du localisme et de l’indifférence des privilégiés restent toujours un obstacle au « bon care ».

Dans le document Travail et justice du care (Page 47-50)