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I MPERMÉABILITÉ ENTRE LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES SOCIALES

Dans le document Travail et justice du care (Page 72-76)

2.10 L ES APPORTS DU CARE

2.10.8 I MPERMÉABILITÉ ENTRE LA PHILOSOPHIE ET LES SCIENCES SOCIALES

Ce travail m’a fait réaliser l’ampleur du fossé qui se creuse entre la philosophie et les sciences sociales. Qu’aucun texte de philosophie ne paraisse dans l’ouvrage collectif sur le

Travail invisible, portraits d’une lutte féministe inachevée publié en 2018 aux éditions

québécoises du Remue-ménage, en dit long. L’autrice Camille Robert, qui signe en 2017

Toutes les femmes sont d’abord ménagères, histoires d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager, y défend la thèse que le travail invisible des femmes

est éclipsé des débats féministes depuis les années 1980. Pourtant, depuis les années 1980 le développement des éthiques du care est justement en pleine effervescence.

J’ai par ailleurs été étonnée de constater comment certaines philosophes du care (re) théorisent des idées déjà amplement élaborées par les sciences sociales, notamment concernant « la controverse du care » ou le prolongement de la division sexuelle du travail

dans la sphère publique. Il semble que ce soit donc dans les deux sens qu’on observe une certaine imperméabilité quant aux transferts d’idées30.

La nature même des éthiques du care met en évidence le caractère interrelié des idées elles- mêmes, puisqu’à l’image de notre corps qui nous rend dépendants.es les uns.es les autres, la construction de notre intellect, quant à sa forme et son contenu, est aussi le fruit du contact avec les autres. Personne ne peut vraiment prétendre avoir construit seul sa pensée, n’en déplaise à une grande partie de notre tradition philosophique, et à ceux qui la transmettent en perpétuant le mythe du self-made-man.

***

Cette synthèse montre bien comment les éthiques du care, en mobilisant entre autres les ressources de la philosophie, ont enrichi la compréhension des enjeux liés au travail du care. Les réflexions du care sont en quelque sorte à situer dans le prolongement des idées féministes sur le travail invisible. D’ailleurs, il semble que philosophie et sciences sociales auraient avantage à unir leurs ressources pour nourrir leurs réflexions et faciliter l’atteinte de leur objectif commun qu’est la valorisation du travail et de la justice du care. C’est d’ailleurs ce que je me propose de faire maintenant, en évaluant un modèle féministe à partir de critères élaborés par des éthiciennes du care et par le discours féministe.

C

HAPITRE

3 :R

ECONFIGURER NOS INSTITUTIONS

L’

EXEMPLE DE LA PRISE EN CHARGE DES ENFANTS

Cette réflexion sur le travail de care a montré que sa considération soulève nombreux enjeux éthiques, économiques et politiques. Une société plus juste du point de vue du care serait fondée sur une conception d’un humain essentiellement vulnérable, dépendant de soin qu’il peut parfois se procurer lui-même, mais qui nécessite également parfois le travail de care des autres. Ainsi, les institutions d’une société juste garantiraient que tous.tes

30 Si les philosophes du care semblent parfois ignorer certaines analyses féministes, que dire des personnes

qui travaillent en philosophie dans d’autres perspectives. Alors que j’assistais en 2016 à un colloque universitaire portant sur l’éthique économique, un présentateur, professeur d’université, affirma que tel auteur présent dans la salle avait dans son dernier livre amené l’idée qu’il y aurait peut-être des enjeux de justice dans la famille. Au moins cinq décennies après que des centaines de livres aient été écrits sur cette question par des théoriciennes féministes. Incroyable.

puissent prendre soin d’elles et d’eux-mêmes, et de celles et ceux incapables de le faire. Ces institutions faciliteraient la participation à la vie publique des plus vulnérables et de celles et ceux qui en prennent soin, et seraient attentives aux rapports de dominations historiques. Plusieurs modèles sont possibles, puisque les solutions varient selon les contextes. Ainsi, le regard surplombant de la philosophie touche sa limite, puisque le care exige que ce qui compte vraiment soit défini par les personnes concernées.

Imaginer ce que pourrait être une société de care plus juste n’est pourtant pas un exercice vain. En effet, il est possible de penser la reconfiguration de nos institutions avec un souci pour le contexte et la prise en compte des personnes concernées.

Lorsque les éthiciennes du care se demandent « qui prend soin de qui et dans quelles conditions », elles tentent de mettre en lumière les rapports de pouvoir, dont les rapports sociaux de sexes, qui influencent la distribution des tâches de soin aux personnes vulnérables, dont les enfants, mais aussi aux personnes indépendantes dont les besoins de soin sont comblés par d’autres. Par contre, pour simplifier mon étude, j’ai choisi de centrer ma réflexion sur la prise en charge des enfants. Précisément, je me demande comment partager de manière juste, entre le privé et le public, le travail de care et le cout qu’impliquent les enfants de sorte à viser une plus grande égalité entre les hommes et les

femmes, tout en garantissant une qualité de soin. Parler d’une répartition entre le privé et le public simplifie une situation plus complexe, qui signifie la part de prise en charge par

le secteur informel, bénévole, commercial et étatique (Anttonen et coll., 2003 : 13)31.

L’égalité entre les hommes et femmes signifie ici qu’elles et ils bénéficient des mêmes

conditions pour avoir un accès égal aux mêmes ressources dans la vie familiale, le marché de l’emploi, le milieu communautaire et la vie politique32. Par contre, comme je tenterai de le démontrer, cette égalité ne doit pas se réaliser en participant à d’autres formes d’injustice sociale, qui inclut la justice environnementale. Quant à la notion de qualité de soin, elle se fonde ici sur la description du bon care proposée par Tronto.

31 Voir l’annexe 2 pour une typologie des social care arrangements entre les différents secteurs.

32 Bien que la notion d’égalité ne soit pas contradictoire avec celle de différence, les différences entre les hommes et les hommes quant aux revenus, au temps de travail gratuit, au temps de travail salarié et à la participation politique sont des indicateurs d’inégalités d’opportunité tels que l’ont bien documenté nombreuses recherches féministes.

Je vais tenter d’évaluer dans ce travail le modèle « deux apporteurs de revenu/deux pourvoyeurs de soins » proposé par la philosophe et sociologue Dominique Méda (Méda, 2008 [2001]). L’idée d’une participation égale au marché de l’emploi et aux tâches de soin n’est pas originale à Méda33. Elle n’est pas non plus récente, comme en témoigne le rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada réalisée dans les années 1960 au Québec. On y rapporte que déjà à cette époque les femmes souhaitent travailler davantage à l’extérieur du foyer et moins en faire à la maison.

La plupart des déclarations faites à la Commission ont permis de se rendre compte clairement que les femmes acceptent leur rôle dans la cellule familiale. Mais beaucoup exigent que ce rôle soit celui d’une associée à part entière, qui ait voix au chapitre en ce qui concerne les décisions à prendre. Un grand nombre d’entre elles veulent, par un travail rémunéré, contribuer à leur propre subsistance et à celle de la famille. Elles souhaitent en retour que leurs maris partagent avec elles les soins du ménage et la responsabilité des enfants. (Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, 1970 : 259)

Pour simplifier ce travail, le choix du modèle de Méda est justifié par le fait qu’il est représentatif de cette idée ancienne et populaire quant au partage du travail invisible et celui rémunéré. Il est pertinent à étudier dans le contexte de ce travail, puisqu’il est une proposition à fois la simple, concrète et suffisamment théorisée pour en permettre une critique. Je propose d’abord de revenir brièvement sur les conditions du bon care selon Tronto, complétées par des considérations sur l’égalité et la justice sociale et qui serviront de critères à l’évaluation de ce modèle. Puis, j’exposerai en détail le modèle de Méda avant d’évaluer s’il satisfait les critères proposés. Après ce bref parcours, je serai en mesure de

33 Plusieurs auteures défendent un modèle similaire : Nancy Folbre (Folbre, 1994, 2001), Nancy Fraser

(Fraser, 2012a [1994], 2012b [2010]), Daniel Engster (Engster, 2007), Goǿsta Espring-Andersen (Espring- Andersen, 2008). Nancy Fraser défend une représentation de l’État-providence sur le modèle « pourvoyeur universel du care ». Elle écrit : « Réaliser l’équité entre les hommes et les femmes dans un État-providence postindustriel exige donc de déconstruire le genre » (Fraser, 2012a [1994] : 188). Par contre, elle critique le modèle du « soutien de famille universel ». Le sociologue Gǿsta Espring-Andersen propose la « dé- familiarisation » de la société, soit que le travail de soin ne repose plus uniquement sur les femmes dans la famille. Il conclut lui aussi à « la nécessité d’une “féminisation” du parcours de vie masculin, si nous voulons atteindre un équilibre positif » (Espring-Andersen, 2008). Il est par contre sceptique sur cette possibilité que les hommes prennent davantage en charge le care et il focalise son approche davantage sur la maternité, ce qui fait dire à Jane Jenson qu’il délaisse la question de l’égalité des sexes (Jenson, 2011 : 33). Le modèle de Méda est intéressant parce qu’il reprend à la fois l’idée de pourvoyeur de care universel de Fraser, mais aussi d’Espring-Anderson le discours sur le couple biactif.

montrer la valeur du modèle de Méda concernant la prise en charge des enfants, même s’il présente des limites.

Dans le document Travail et justice du care (Page 72-76)