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Care, justice et délégation du travail domestique.

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01075820

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01075820

Preprint submitted on 20 Oct 2014

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Care, justice et délégation du travail domestique.

Pascale Molinier

To cite this version:

Pascale Molinier. Care, justice et délégation du travail domestique. : Le point aveugle des féministes. 2011. �hal-01075820�

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Pascale MOLINIER

Professeure de Psychologie

Université Paris 13

Version française non publiée de l’article en italien : Cura,  giustizia  e  delega  del  lavoro  domestico. Il punto cieco delle féministe, Iride, Filosofia e discussione pubblica, 63, 110‐126.  2011. 

Care

, justice et délégation du travail domestique. Le point aveugle des

féministes.

« Je lui expliquais que dans cette maison, les employées n’utilisaient pas d’uniforme (…). Je n’oublierai jamais son regard, entre joie et sarcasme, quand elle m’interrompit en disant :‘Oh je comprends, Madame ne veut pas que je me complexe.’ (…) L’employée entendit mon explication douteuse, sans doute reconnaissante qu’elle la sauve de cet inévitable marqueur de la différence, mais comme n’étant finalement rien de plus qu’une concession faite par une patronne, la maîtresse de la maison, à un subordonné »1.

Depuis une dizaine d’années, je fais de fréquents séjours en Amérique Latine. Comme la plupart des Européennes, j’ai souvent été mal à l’aise face à l’omniprésence des employées domestiques dans les foyers des classes privilégiées, en ville, à la campagne, partout. Mais voyager, vivre ailleurs, c’est aussi s’interroger en retour sur sa propre culture. Si, comme le montre la sociologue péruvienne Maruja Barrig, la situation des employées domestiques constitue l’un des points aveugles de la pensée féministe en Amérique Latine, qu’en est-il de nous autres, les féministes françaises ? N’avons-nous pas tendance à faire comme si nous n’avions pas de « femmes de ménage » ? Est-ce que cela va de soi de construire sa propre autonomie sur la délégation d’une partie du travail domestique à une autre femme ?

1

M. Barrig, 2001, El mundo al revés : imágenes de la Mujer Indígena , Buenos Aires, CLACSO, page 43, ma traduction.

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C’est ce que j’ai cherché à explorer, en réunissant pour trois séances de trois heures, des femmes féministes qui emploient des femmes de ménage (entre trois et neuf heures par semaine)2. Il s’agissait, dans la veine des groupes de discussion féministes des années 1970, de re-signifier le vécu personnel comme un vécu partagé, en donnant au travail domestique le statut d’un objet digne de ce nom pour la pensée et l’action féministe.

La sociologue Paula England et l'économiste Nancy Folbre ont proposé de définir le travail de

care comme « un service à quelqu'un avec qui le ou la prestataire établit un contact personnel

(d'habitude face à face) pour répondre à un besoin ou à un désir qui est directement exprimé par le destinataire »3. Cette définition, ainsi que le souligne Rhacel Parreñas4, a l’inconvénient d’exclure toute une série de tâches qui apportent un soutien aux individus sans qu’il y ait nécessairement une interaction directe ou même une demande précise d’exprimée. C’est le cas du ménage en particulier. Laver la vaisselle ou le linge, repasser, balayer par terre, faire à manger ou faire le lit sont des activités qui participent du bien être des destinataires du service, de leur autonomie et de leur disponibilité pour se consacrer à d’autres activités jugées plus accomplissantes (sur le plan monétaire, culturel ou autre) ou pour prendre le temps de se reposer, voire pour se consacrer aux tâches « nobles » du care, d’éducation, d’écoute ou de soutien de ses proches5. La prise en compte du travail domestique conduit à une définition plus extensive du travail de care. Le travail de care inclut, par exemple, le travail des auxiliaires de vie qui passent une bonne partie de leur temps, non à s’occuper directement de la personne, mais de son environnement en faisant le nettoyage ou la cuisine, toutes tâches qui sont essentielles pour le maintien au domicile et la dignité des personnes âgées ou des handicapés. Le soin des objets et des espaces de vie fait ainsi partie intégrale du soin des personnes et, au-delà des personnes souffrant d’incapacités, on peut considérer que tout travail domestique appartient au domaine du care.

2 L’investigation a été réalisée avec Valérie Moreau, psychologue du travail.

3 P. England, N. Folbre, “The Cost of Caring: Emotional Labor in the Service Economy,” Annals of the

American Academy of Political and Social Sciences 561, 1999, pp. 39-51.

4

R. Parreñas Salazar, “Hostess Work: Negotiating the Morals of Money and Sex,” in Economic Sociology and Work, Vol. 19 of Research in the Sociology of Work, edited by Nina Bandelj (Bingley, UK: Emerald, 2008).

5

E. Dorlin, Dark Care : de la servitude à la sollicitude, dans Paperman P. et Laugier S., Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006, p. 87-97.

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Le travail domestique ne se résume pas à l’objectivation d’une série de corvées : nettoyer les résidus moisis au fond du frigo ou récurer les toilettes. “Je me suis surprise souvent à mettre de ‘l’amour’ en rangeant la chambre de la petite fille, et de me dire ‘je ne suis pas chez moi’» écrit Sylvie Esman dans un article où elle analyse son activité en tant que femme de ménage6. Que perçoivent les employeuses de cette dimension de care, de souci, de travail attentionné ? Comment y répondent-elles ?

Vue par le prisme du groupe de discussion, la relation avec la femme de ménage rend manifeste une tension psychologique entre le désir d’être servi sans avoir à y penser – où l’on retrouve ce que Joan Tronto désigne comme “l’irresponsabilité des privilégiés”7 - et le désir de créer un lien réciproque qui “domestique” cette relation, ce qui n’est pas sans ambiguïtés. Cette tension n’est pas propre à la relation entre ces employeuses et leurs employées domestiques, elle interroge plus largement notre rapport au care en tant que nous en sommes tous bénéficiaires.

Un enjeu majeur : la pacification conjugale

La composition du groupe de discussion (formé par la méthode dite”boule de neige”) est très homogène : 7 femmes, blanches et hétérosexuelles, entre 37 et 60 ans avec un niveau d’études supérieures, pour la plupart des intellectuelles, certaines avec des préoccupations professionnelles concernant le travail féminin. Des femmes qui décrivent des comportements ou des pensées auxquels je pourrais souvent m’identifier. D’où une sorte d’inhibition au moment de rendre ce matériel public, comme si je commettais une sorte de trahison. Car le propos se situe bien sur cette fameuse frontière entre le privé et le public que les féminismes de la seconde vague ont tous souhaité défaire. La formule est célèbre : le personnel est

politique. Or voici qu’apparaît sur cette frontière ma femme de ménage. Et celle-ci vient

mettre le doigt exactement là où ça fait mal : dans la contradiction entre les théories et les pratiques, les idéaux et les compromis.

Les propos amers de Nadège8 résument bien la situation :

6 S. Esman, 2002, « faire le travail domestique chez les autres », Travailler, 8 : 45-72.

7 J. Tronto. Moral Boundaries: A Political argument for an ethic of care. New York: Routledge, 1993, trad. fr. Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, Editions La Découverte, 2009.

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« J’ai horreur des tâches ménagères ! Moi j’ai horreur des tâches domestiques. Je pense que j’ai eu une femme de ménage avant la naissance de ma fille. Je me vois enceinte ouvrir le frigo désert. La femme de ménage a été une réponse sur le fait qu’il n’en foutait pas une. Il s’agissait de résoudre la tension. »

Le sujet du féminisme, plus concrètement les féministes, occupent, si l’on suit Teresa de Lauretis, une position excentrique vis-à-vis du système de genre, celle d’être à la fois en

dehors de celui-ci, puisque que doté d’une conscience critique sans laquelle le féminisme

n’existerait pas, mais en même temps dedans, dans la mesure où personne ne peut prétendre vivre, travailler et aimer, sans une certaine complicité avec les institutions et les appareils culturels dans lesquels nous sommes, pour ainsi dire, empêtrés et en partie façonnés, socialement et subjectivement. Le genre, selon la métaphore de Lauretis, « colle à la peau comme une robe de soie mouillée »9. C’est dire l’inconfort et la tentation de se tortiller discrètement, sans rien en dire. Pourtant, c’est à partir de l’analyse de ce qui lui “résiste” - et pas seulement du côté des hommes ou des femmes qui ne se disent pas féministes -, qu’on peut continuer à investir le potentiel subversif du féminisme ainsi que sa capacité d’agir à un niveau individuel ou plus politique. Tel était le pari de ce groupe de discussion : accepter l’empêtrement, l’embarras, privilégier la “mauvaise conscience” comme une voie d’accès à ce qui d’habitude n’a pas d’expression publique.

La pacification conjugale est, dans ce groupe, à une exception près10, le motif principal pour lequel la femme de ménage devient un jour nécessaire. Bien sûr, avoir été élevé avec des femmes de ménage ou des nounous favorise la décision d’en employer une à son tour, quand la charge de travail augmente, surtout avec l’arrivée des enfants. La femme de ménage est une solution bourgeoise pour réduire de façon efficace (mais jamais totale) le conflit avec le conjoint qui renâcle au partage des tâches et trouve plus malin, quand Madame fait la grève du linge, de porter ses chemises au pressing ou, quand elle s’absente, d’emmener les enfants au restaurant ou de commander une pizza en laissant pourrir la salade au frigo. À partir de là, même si les participantes disent résister fortement aux injonctions masculines du style « tu diras à la femme de ménage que… », le management et le malaise domestiques deviennent leur affaire.

9 T. de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, La Dispute, 2007 (voir le chapitre La technologie du

genre).

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Audrey décrit un couple où le partage des tâches est égalitaire, mais la femme de ménage nécessaire du fait des 5 enfants de cette famille recomposée.

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Nous autres, nous les traitons bien !

Maïté évoque sa belle-mère bourgeoise et, comme disait celle-ci, « ses petites bonnes ». « Comment ne pas être comme ta belle-mère ? » commente Nadège. Quel serait le modèle adéquat de la patronne féministe ? Précisément, ne pas “exploiter”, ne pas être patronne. On est entre « patronnes cool » dit Maïté, rejoignant les termes des féministes péruviennes interrogées par Barrig qui montre en effet que le maintien de la domination rapprochée - pour reprendre le concept de Dominique Memmi11 - et la culpabilité qu’elle génère furent souvent

rationalisés en termes de « bon traitement » : Nous autres, nous les traitons bien ! » Barig suggère par ailleurs qu’en l’absence d’une transformation structurelle globale, changer la relation employeuse-employée dans le cadre restreint de l’espace privé est voué à un compromis conflictuel peu satisfaisant.

Si l’on s’en tient à des données objectives, tel le paiement des salaires ou des prestations, et en dépit de quelques bémols sur le calcul des retraites, les participantes du groupe sont plutôt de bonnes employeuses. Par ailleurs, elles reconnaissent unanimement que le travail domestique requiert des compétences et constitue un vrai métier. Il est d’ailleurs assez paradoxal de constater que c’est plutôt leur travail à elles qui n’apparaîtrait pas, dans leur foyer, comme un « vrai » travail. Lire un livre, écrire, ne serait pas perçu comme tel, ni par leurs enfants (qui les dérangent quand elles le font), ni supposent-elles, par les femmes de ménage. À moins qu’elles ne projettent sur ces dernières une gêne, dont on peut se demander si elle n’est pas spécifiquement féminine : la culpabilité de réaliser une activité intellectuelle pendant qu’une autre femme réalise leurs tâches domestiques ?

Les participantes s’accordent à limiter les « ordres » et les consignes au maximum. Mieux vaudrait parfois que le travail soit mal fait plutôt qu’il soit source de conflit avec l’employée et de tracas supplémentaires (faire une liste détaillée des tâches, vérifier le travail en douce, chercher comment dire au mieux sans froisser)12. Elles décrivent favorablement des situations où l’employée a un niveau d’expertise domestique supérieur au leur. Celui-ci n’est pas

11 D. Memmi, « Une situation sans issue ? Le difficile face à face entre maîtres et domestiques dans le

cinéma anglais et français », Les Cahiers du Genre, 2003, 35, pp. 209-235.

12

Certaines femmes (même profil) m’ont fait savoir que, pour leur part, elles avaient renoncé à employer une femme de ménage, car elles rangeaient et nettoyaient tout avant son arrivée.

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seulement un gage d’efficacité, mais tendrait aussi à rendre la relation plus égalitaire, chacune ayant son domaine d’expertise, son « métier ». Cette “égalité” reste cependant relative, comme le dit Audrey :

« Elle (la femme de ménage) aurait préféré faire un autre boulot. Si elle était restée en Algérie, elle n’aurait pas fait ce travail. Elle investie beaucoup sur la scolarité de ses filles, elle me parle de ce qu’elles font, le seul sujet où elle me considère comme experte (Audrey est professeur). Cela me déculpabilise que ça s’arrête à elle. »

Ainsi, même celles qui considèrent pourtant le travail domestique comme “un vrai métier” ne pourraient pas – sans risquer leur confort moral et politique – demander du ménage à n’importe qui. Selon Nadège, certaines féministes tendraient à réduire le malaise en ayant recours à « un homme de ménage », une stratégie qu’elle juge hypocrite. Elle-même se dédouane en ayant recours à la médiation d’une association de réinsertion de femmes en difficulté (qui est donc l’employeur) assurant à la fois le respect des salaires et conditions de travail, en même temps qu’elle offre des ouvertures en termes de formation, ainsi qu’une indépendance pour les deux parties.

Elsa raconte que la personne qui vient habituellement pour nettoyer la maison de villégiature familiale est « une Marocaine très émancipée ». La dernière fois, elle n’a pas pu venir et c’est sa sœur qui a fait le travail à sa place. Il a fallu aller la chercher dans un village éloigné et elle est arrivée, ne parlant pas bien français, voilée et accompagnée de sa petite sœur de huit ans, à la fois pour l’aider à communiquer et « sûrement pour la surveiller ». « Tout dépend de la personne et de la façon de vivre », commente Elsa qui n’a pas supporté de demander à cette femme incarnant pour elle « l’enfermement total», ce qu’elle demandait sans problème à sa sœur « émancipée ». Comme si trop d’asymétrie brisait la possibilité d’établir une relation sur des bases moralement acceptables pour Elsa, alors même qu’elle se demande si sortir du village, voir des gens, ne serait pas profitable à la « sœur voilée ».

Se sentir « exploiteuse » dépend ainsi en grande partie des représentations que les participantes se font du destin social de leur employée. Les femmes en réinsertion, les filles de l’employée d’Audrey, la « Marocaine émancipée » incarnent des formes supposées de mobilité sociale où faire le travail domestique chez les autres n’est qu’un moment dans une

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biographie personnelle ou familiale. C’est aussi le cas d’une employée caribéenne décrite par Véronique, arrivée chez elle sans papiers, un bébé dans les bras, et qui « s’en est sortie » grâce à cet emploi domestique. D’autres situations sont au contraire jugées inacceptables en raison du niveau élevé de qualification de l’employée : une Polonaise qui avait un diplôme d’opticienne, une Burkina qui était professeur d’histoire. « Je me sentais mal qu’elle fasse du ménage », dit Nadège, « c’était génial pour les enfants… mais je me suis débrouillée pour lui trouver autre chose, je crois qu’elle a eu un poste de surveillante dans un collège ». On a vu qu’Elsa doute quant à elle de si le ménage est pour « la sœur voilée » une opportunité pour s’en sortir ou le contraire. Son incapacité à en décider est intéressante : il n’existe pas de profil politiquement correct de La femme de ménage. On ne peut juger de la situation de chacune qu’en fonction de la singularité de celle-ci, ce qui implique de d’abord créer un lien.

Le travail discret et ses ratés

Nadège : « Je voudrais que cela soit fait comme je voudrais mais sans lui dire ». « Si je dois décomposer les tâches avant qu’elle le fasse, c’est du travail en plus ». Véronique : « Ce que je voulais : que ça soit fait sans moi et qu’à la limite, je ne le vois pas… »

Ces formules radicales résument bien la teneur des attentes de chacune. Le travail domestique, on le sait, pour être bien fait ne doit pas se voir et ne pas gêner la vie quotidienne des personnes qui en bénéficient, sinon, il est raté. En ce sens, le travail domestique est un savoir faire discret. Nadège estime avoir actuellement l’employée parfaite. Elle est « transparente ». « Elle remet à l’identique. Sûrement… ça prend plus de temps… ». Mais la discrétion requise n’est pas toujours obtenue et, plus fréquemment, les employées se rendent visibles à travers un style domestique ou des objets qui portent la marque de leurs propres goûts esthétiques, de leur culture. L’échec du travail discret trouve ainsi son expression la plus manifeste dans la « faute de goût ». Maïté, après avoir dit en début de séance, « j’adore cette femme, on cuisine ensemble, on jardine ensemble… », ajoute :

« Il y a quand même des choses qui me gênent. Tous les ans, elle va au Portugal, elle ramène des trucs, la dernière fois une assiette de porcelaine… un truc très moche.

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Dans ma cuisine, il faut savoir que j’ai une œuvre d’art, faite par une copine, enfin, on en pense ce que l’on veut… Elle (la femme de ménage) dit : « Ca, on l’enlève » et elle met l’assiette portugaise à la place. Qu’est-ce qu’on fait ? On a remis notre… On a fini par se débarrasser de l’assiette. Une autre fois, c’est une petite Vierge de Fatima pour porte-bonheur, c’est très laid. Elle impose que ça soit visible. Elle trouve ça beau. C’est pour marquer son territoire. »

L’asymétrie sociale et culturelle, pourtant combattue par Maïté à travers une série de gestes de réciprocité et de tâches partagées, est ici exprimée brutalement dans un a priori qui oppose le beau qui peut faire l’objet de jugements appréciatifs et de débats (l’œuvre d’art de l’amie) et le laid qui relève d’un jugement péjoratif sans appel (c’est moche), puisqu’on est censé être entre gens partageant le même type de style de vie et d’esthétique (femmes occidentales très qualifiées). Mais il arrive aussi que les initiatives des employées fassent l’objet d’un jugement esthétique favorable, et que soit alors pointée la menace d’intrusion :

Audrey : J’avais une banquette, elle trouvait le tissu pas joli, j’étais un peu angoissée de ce que ça allait donner, mais elle m’a apporté un super tissu (oriental), on l’a adopté. Je voudrais bien que ça ne se reproduise pas. Est-ce que ça ouvre une porte ? C’est quand même chez nous.

Les participantes apprécient donc particulièrement les savoir faire discrets de leurs employées. Toutefois, leurs propos mettent en évidence un point important : non seulement le travail doit disparaître, mais la personne physique et la personnalité des employées avec. Or, toute intervention sur le monde implique un processus qui a été décrit dans une perspective gestaltiste en termes d’activité subjectivante13. Pour être efficace dans le travail, il s’agit de faire corps avec l’environnement, le sujet percevant celui-ci non pas comme extérieur ou

étranger, mais comme un prolongement de lui-même. Le travail domestique, comme tout travail, nécessite ce type d’appropriation sensible de l’environnement. Le soin qu’on apporte à un espace domestique – même si ce n’est pas le sien - est personnalisé à l’image de soi. Les participantes s’accordent à penser que les femmes de ménage font « comme elles feraient

13

F. Böehle, B. Milkau, De la manivelle à l'écran. L'évolution de l'expérience sensible des ouvriers lors des

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chez elles »14. D’où une contradiction majeure : le travail domestique pour être réussi devrait être discret, mais on ne pourrait le faire sans y mettre sa propre marque, sans y imprimer son propre style de vie, ses caractéristiques personnelles et culturelles. Il ne pourrait donc jamais pleinement satisfaire ceux ou celles qu’il sert ?

Transparence et poudre à disparaître

Dans La société décente, où il utilise également la terminologie de la « transparence » pour parler de la relation humiliante à l’indigène, Margalit évoque « ‘la poudre à disparaître’ que l’on répand pour ainsi dire sur les Arabes des territoires occupés qui travaillent en Israël – une poudre qui les rend invisibles : ‘Un bon Arabe doit travailler, pas être vu’ »15. Ici, le territoire n’est pas indûment occupé – « c’est quand même chez nous ». Pourtant, pour que le travail soit apprécié, la personne qui le fait doit également disparaître. « On attend des serviteurs, écrit aussi Margalit, qu’ils fournissent l’effort nécessaire pour que leurs maîtres les ignorent aisément et en toute sécurité ». C’est ce à quoi parvient l’employée appréciée par Nadège. Sa transparence est le résultat d’une combinaison entre le savoir-faire de l’employée et l’absence de Nadège au moment où celle-ci travaille. On peut toutefois se demander si cette neutralisation ou dépersonnalisation de la relation n’est pas à mettre en relation avec l’usure que Nadège mentionne également : « Il y a un cycle de la femme de ménage en association. Elle démarre très très fort. Passée la deuxième année, ça va en se délitant… » Comme le souligne Elsa : « On sent bien qu’elles ont besoin de nous voir. Seule, c’est pas rigolo. »

Dans les relations de plus longue durée, la présence et les expressions de la personnalité de l’employée provoquent parfois de la gêne. Selon les différents récits, elles peuvent être vécues comme une menace d’envahissement (« c’est quand même chez nous ») ou de fusion-confusion. Ainsi Elsa évoque « une certaine prise de pouvoir sur son espace », avant de dire : « Elle fait comme moi. Si je fais des travaux dans ma salle de bain, elle en fait aussi, ça me culpabilise… » Nadège s’exclame avec une sorte d’effroi : « Oh elle s’identifie à toi ! Mais moi, je trouverai ça très inquiétant ! » Manier « la poudre à disparaître », c’est aussi, à l’instar de Nadège, partir avant que la femme de ménage n’arrive, de sorte qu’on ne la voit ni ne lui parle. Ne pas voir l’employée serait le meilleur moyen de ne pas penser à ce que son existence

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S. Esman (op. cit.) note : Deux expressions que l’on m’adresse souvent résument l’ambiguïté: « Faites comme pour vous » et « mettez-vous à ma place... »

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signifie. Ce que suggère également Dominique quand, à la question de savoir si le fait que ses enfants voient que c’est une femme qui fait le ménage ne participe pas à la reproduction des rapports sociaux de sexe, elle répond sous la forme du déni que « ses enfants ne la voient pas, puisqu’elle vient à des heures où ils sont absents ».

Véronique évoque une situation ancienne où elle a « profité d’un déménagement » pour « se séparer » d’une femme qui réalisait des tâches ménagères et gardait ses enfants. « C’était une femme isolée », dira-t-elle. « Sa solitude, ça m’arrangeait… » Véronique nuancera ensuite ce premier tableau : « Mais ce n’est pas vrai ! Il y avait un homme avec qui elle vivait. Cet homme est mort, elle m’en a voulu de n’être pas allée à son enterrement ». « C’était lourd, c’était pesant » dit Véronique pour qualifier son vécu de la période durant laquelle cette femme savait déjà qu’elle « ne suivrait pas » (après le déménagement). « Ce qui était oppressant, c’était de me sentir plus ou moins pas gentille de ne pas l’emmener, de ne pas poursuivre une relation qui a duré dix ans. De ne pas lui donner toute la reconnaissance, de me séparer d’elle. » Mais en même temps, « se séparer d’elle, ça me soulageait (…) Elle était tout le temps à valoriser ce qu’elle avait fait. Elle adorait mes parents, mes beaux-parents… Elle m’en voulait. Elle n’a pas apprécié de ne pas avoir mon troisième enfant en nourrice, comme les deux précédents, elle avait vécu ça comme une première trahison ». Véronique raconte alors comment son premier-né étant bébé, au retour du travail, elle demandait si cela s’était bien passé : ‘oui, oui’. Bien des années plus tard, l’employée a révélé que l’enfant en réalité pleurait très longtemps. « Je comprends qu’elle ne disait rien, parce qu’elle avait besoin de ce boulot, mais si j’avais su… j’aurais pu expliquer autrement à l’enfant… » « C’était quelqu’un de pas clair, conclut-elle, une image qui s’embrouille un peu, une personnalité qui ne se laisse pas saisir… ». À l’inverse de la transparence appréciée par Nadège, l’histoire de Véronique fait apparaître de l’opacité : quelqu’un avec une épaisseur psychologique, des motifs qui échappent, et finalement une présence qui « pèse », « une sorte d’emprise », dit-elle encore.

On ne peut pas dire que le désir que l’employée s’efface en tant que personne soit le fruit d’une volonté de l’humilier pour la soumettre, comme on l’interprète dans les analyses classiques des relations entre maître et domestique, colon et colonisateur. Et pourtant, on retrouve bien ici la dépersonnalisation et l’isolation, deux traits saillants de « la condition de bonne à tout faire », théorisée dans les années 50 par le psychiatre Louis Le Guillant pour qui celle-ci illustrait « avec une force particulière les mécanismes psychologiques et

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psychopathologiques liés à ces composantes de la condition humaine que sont la servitude et la domination »16.

La dépersonnalisation consiste, pour le dire dans les termes de Margalit, à créer les conditions qui permettent de « ne pas voir les personnes dans le détail », de neutraliser les expressions de leur individualité, comme s’ils étaient des objets dans le décor17. Le souhait que l’employée se fasse transparente renvoie à un voeu inconscient dont Jean Cocteau a donné une traduction poétique dans La Belle et la Bête : le vœu d’un care sans sujet où les serviteurs sont réduits à des bras candélabres ou des mains verseuses de carafe, une disponibilité sans visage n’attendant aucun retour.

Les propos du groupe suggèrent que la difficulté psychologique que suscite un trop de

présence des employées est en lien avec leur appropriation du chez soi (et des relations

familiales dans l’histoire de Véronique). Se débarrasser de ce « poids » fait l’objet d’un souhait qui semble prendre corps dans une nécessité vitale. Les employées voudraient « marquer leur territoire ». On peut entendre cette métaphore comme particulièrement péjorative : comme si les employées domestiques étaient des animaux. Mais on peut aussi penser que « le territoire » renvoie, pour l’employeuse également, à des dimensions archaïques qui ont à voir avec la préservation de sa propre intégrité. Comme on l’a déjà souligné, des fantasmes de menace d’intrusion et de confusion ont été clairement exprimés dans le groupe. Chez soi : il faudrait envisager ce terme comme un concept-clé dans l’analyse du partage du care domestique.

À deux reprises, les participantes du groupe se sont attardées sur l’irritation cyclique, après chaque passage de la femme de ménage, devant l’ordonnancement symétrique des objets - coussins en rang d’oignon, bibelots aux quatre coins de la table, plaid plié au carré. Cette mise en ordre perturbe et conteste l’esthétique bourgeois bohême (bobo) du déstructuré faussement négligé savamment étudié. On pourrait n’y voir qu’un indice anecdotique de l’irréductibilité des rapports de classe. Pourtant, si on accepte d’accorder à ces propos l’importance que les participantes leur ont accordés, on se trouve confronté à une vraie difficulté théorique : la

16 Le troisième serait le ressentiment des domestiques qui génèrerait une « haine ravalée ». L’histoire de

Véronique suggère en creux le ressentiment de son ancienne employée.

L. Le Guillant, 1957, Incidences psychopathologiques de la ‘condition de bonne-à-tout-faire’ », ré-ed in Le

drame humain du travail, Toulouse, Éres, 2006.

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scène tout à fait particulière sur laquelle se jouent les antagonismes domestiques : la maison

en tant qu’elle est le corps, l’espace psychique, ce qui interroge « la relation étroite entre l'ordre des choses dans le monde où nous vivons et la structure intérieure de cet ordre ».18 La bonne employée, c’est donc avant tout celle qui ne perturbe pas l’ordre psychique des choses19.

Ainsi que le souligne Margalit, « l’humiliation n’exige pas d’humiliateur », et l’on ne sait pas comment les employées perçoivent et ressentent les stratégies « poudre à disparaître » de leurs employeuses « cool ». Pour Le Guillant, il n’y avait pas de bons maîtres, la relation de servitude étant par définition aliénante et le ressentiment des bonnes intrinsèque à leur condition. On peut se demander si, côté « maîtresse de maison », l’irritation et le sentiment d’être envahie par une étrangère dans la maison ne sont pas intrinsèques à la centralité psychique de « l’habiter ». Cela chaufferait toujours, et des deux côtés. L’expression du trop de présence des employées prend des formes culturelles du fait de leur origine sociale, doublement étrangères dans la perception de leur intrusion. L’irritation des employeuses est alors teintée de condescendance, de jugements de classe et de race, quand bien même elles s’en défendent.

Don et réciprocité

Le care dans le travail réalisé par l’employée s’exprime avec plus ou moins de succès et de discrétion dans le soin apporté à l’environnement domestique. Mais d’elle, qui se soucie ? Le

care, en tant qu’attention portée à l’employée par son employeuse, est en contradiction avec

le souhait de dépersonnalisation et cette tension traverse la plupart des relations décrites par les participantes. Le souci, l’attention, sont exprimés dans les cadeaux échangés, dans les gestes de réciprocité, de prohibition ou de partage des tâches désagréables. Plusieurs participantes décrivent aussi des stratégies de réciprocité ritualisées, comme le café, parfois fait et servi par l’employeuse, qu’il soit pris ensemble ou séparément selon les cas.

18 R, Kuhn, 1973, « L’errance comme problème psychopathologique ou déménager », Présent à Henri Maldiney,

Lausanne, L’Âge d’Homme.

19

Une affaire de savoir-faire, mais pas seulement. Dans le roman de Nathalie Kuperman, J’ai renvoyé

Marta(Folio, 2005), la folie de l’héroïne s’amorce avec l’embauche d’une femme de ménage qui porte, entre

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La dimension du souci de l’autre est explicite dans la tonalité attentionnée de la plupart des propos d’Elsa, la seule à désigner Rachida, sa femme de ménage, par son prénom. Elle décrit une relation très étroite et affective. « Quand elle me dit, ton canapé, il est pourri, je l’écoute ». « Elle a mal aux épaules, son avenir m’inquiète, elle a 54 ans, mais elle est abîmée, je lui cherche du travail pas trop dur ». Elsa évoque les transformations de son chez soi comme relevant d’un souci, d’une attention teintée d’affection. « C’est fait avec vachement de soin, avec de la conscience professionnelle. C’est attendrissant… Elle cherche à mettre sa pâte esthétiquement chez moi ». Le travail de l’employée domestique est alors pleinement reconnu dans ses dimensions esthétique et éthique : créer un bel environnement pour que les personnes y vivent bien (voir aussi le canapé oriental chez Audrey). L’interprétation en termes « d’attendrissement » de petits détails qui pourraient être irritants – les objets déplacés ou arrangés différemment – suggère qu’Elsa admet aussi que son intérieur porte l’empreinte personnalisée de Rachida, comme elle semble admettre une certaine perméabilité entre sa vie personnelle et celle de Rachida sans (trop de) crainte de confusion : le mimétisme dans les travaux. Finalement, Elsa décrit une relation où ce qui fait énigme pour elle, c’est précisément l’implication affective de part et d’autre dans une relation où chacune se sent responsable de l’autre. « J’ai souvent pensé, dit-elle encore, comme je vis seule, que s’il m’arrivait quelque chose, c’est elle qui me trouverait ».

Alors que pour Nadège, le conflit moral de « l’exploitation » est résolu par le recours à l’association prestataire et par son faible niveau d’exigence domestique, dans la relation entre Rachida et Elsa, il semble que le conflit moral soit toujours susceptible de se réactiver dans des situations concrètes où se renégocient les limites de ce qu’il est acceptable de demander ou de faire. Elsa raconte avoir un jour demandé à Rachida de servir dans un baptême qui réunissait une quarantaine de pieds-noirs de sa famille. Il semble que l’origine des convives rendait la situation plus servile. Motif d’un refus initial qu’Elsa a réussi à transformer en acceptation en proposant qu’elles serviraient toutes les deux ensemble. Elsa suggère aussi qu’il ne serait pas toujours facile de comprendre et d’évaluer pourquoi une tâche est vécue comme plus pénible ou servile que d’autres. Ainsi est-elle obligée d’imposer une activité que Rachida ne ferait pas de sa propre initiative : nettoyer les cuivres et particulièrement la poignée extérieure de la porte, parce que, selon Elsa, ce serait un travail « somptuaire » et non simplement utile. Elsa laisse ainsi soupçonner qu’elle comprend qu’un travail « somptuaire » pourrait être un travail humiliant. Les participantes font une hypothèse supplémentaire : ce n’est peut-être pas seulement parce que la poignée de porte est en cuivre, que l’employée

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répugne à la nettoyer spontanément, mais aussi qu’elle est située à l’extérieur de l’appartement et qu’ainsi des personnes peuvent la voir travailler dans l’activité dévalorisée de femme de ménage, ce qui redoublerait l’humiliation.

L’identification au maternel et la lutte contre l’asservissement

Le dilemme de la « séparation » racontée par Véronique tout comme le témoignage d’Elsa suggère que la relation employeuse-employée n’est supportable dans la durée que si elle se « domestique », devient affective et morale. À propos des travaux dans la salle de bain, Elsa commente :

« Ce sont des travaux que chacun repousse toujours, on a besoin d’une impulsion pour le faire, donc finalement c’est bien… Elle fait ça aussi pour lutter contre les mêmes choses que moi, lutter contre l’asservissement. Elle me compare aussi souvent à son fils. Alors quand elle met mes petits coussins sur mon lit, alors qu’ils sont tout le temps partout, ça m’attendrit… Si c’est maman… alors, il n’y a plus de problématique d’asservissement. (…)».

« Pour régler la question de l’exploitation, on introduit un rapport de famille, ce qui évite la culpabilité », dit encore Elsa. Notons que « si c’est maman » passe à la trappe que les « mamans » pourraient être exploitées par leurs enfants ! On aime sa mère aussi parce qu’elle nous sert discrètement, et on la hait, surtout à l’adolescence, quand elle ne répond pas idéalement à l’entrelacs confus et contradictoire de nos attentes20. Joan Tronto a raison de critiquer la réduction de l’ensemble des situations de care à celle, mythique, de la dyade mère-enfant. L’occultation du travail de care dans l’amour maternel constitue néanmoins la matrice principale des fantasmes de disponibilité illimitée qui sous-tendent les requêtes adressées par les bénéficiaires du care à ses pourvoyeuses. Et la perspective du care n’aurait d’ailleurs sûrement pas émergé sans l’exaspération de certaines mères en rébellion contre la naturalité de leur position de subalterne dans leur propre famille.

Les résistances masculines au partage des tâches ne sont pas affrontées jusqu’au bout par les femmes de ce groupe, mais stratégiquement contournées grâce à l’emploi d’une femme subalterne. Le recours à une femme de ménage afin d’éviter la scène de ménage participe

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d’un double déplacement qui permet de tenir la posture féministe dans un féminisme individualiste, mais sans changement social, en maintenant une culture qui continue de favoriser les hommes et implique une réserve de main d’œuvre féminine non qualifiée (ou stigmatisée comme telle). Même si elles s’en défendent parfois, les participantes le savent, tout comme elles savent bien ce qu’elles sont en train de transmettre à leurs enfants comme modèle. Et la « soie mouillée », pour reprendre la métaphore de Lauretis, continue de coller à la peau. Que le lien soit évacué au profit d’un registre impersonnel (Nadège) ou surinvesti dans un registre pseudo filial (Elsa), dans les deux cas, se réduisent les occasions de penser sa propre compromission dans le système de genre, de classe et dans l’héritage colonial. Car si entre la fille de pieds-noirs et la Marocaine, l’histoire coloniale « pèse » inévitablement, elle est l’un des pivots invisibles autour duquel se noue la plupart des relations employeurs et employées domestiques dans la France d’aujourd’hui. Dans le groupe de discussion, il est d’ailleurs frappant que toutes n’ont parlé que de femmes venant de pays du tiers-monde ou de pays européens plus pauvres que la France : le Portugal et la Pologne.

Care, féminisme et justice

De la prise de notes à leur interprétation, tout au long de ce travail, j’ai éprouvé un sentiment tenace d’insécurité et de scepticisme face à une « évanescence du réel », un réel si proche et si quotidien que l’on pourrait mettre en relation avec ce que Stanley Cavell appelle « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire ». Une étrangeté sans doute mieux servie par le cinéma et la littérature, qu’on pense à La Porte de Magda Sazbo ou aux nouvelles de Grace Paley. Mais du point de vue de l’analyse psychologique ou sociologique ? Quel intérêt, par exemple, de relever que Dominique a dû renoncer aux produits ménagers bio, la femme de ménage n’en voulant pas car elle devrait frotter plus ? Nadège s’est d’ailleurs assise à la première séance du groupe de discussion en disant, en matière de plaisanterie : « Alors, c’est bien ici le groupe Tuperware ? » La dynamique collective, l’intérêt que nous y avons trouvé, participantes et chercheuses, nous a aidé à tenir le cap que nous nous étions fixées : assumer notre objet comme étant aussi digne d’intérêt et de conceptualisation que le travail dans les grandes entreprises, les industries dangereuses ou encore les services hospitaliers. Toutefois, ce fading constitue en soi une donnée importante de cette incursion dans le monde du domestique, et sans doute pour les lecteurs et lectrices de l’article aussi. Sous condition de prendre le care au sérieux, la question est : Comment se soucier d’écologie sans aggraver les troubles musculo-squelettiques de la femme de ménage ? Plus largement, dans quel cadre théorique peut-on

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formuler de façon pertinente ou significative les questions soulevées par le care ? Comme le souligne Sandra Laugier, le care nous invite non pas à révéler l’invisible, mais à voir le visible, celui qui est juste là, sous notre nez. Pour en tenir compte éthiquement et politiquement.

J’ai poursuivi la réflexion amorcée lors de cette enquête auprès d’employeuses féministes françaises par une autre enquête, réalisée en 2008, cette fois-ci auprès d’employées domestiques colombiennes. La méthodologie du groupe de discussion a été reconduite avec 15 d’entre elles. Or toutes s’accordaient dans les paroles prononcées par Leydi :

“Et ce truc de la libération féminine nous a fait beaucoup de tort. Maintenant puisque la femme peut, les hommes en profitent. Quand il m’a dit que comment ça je n’étais pas capable de me débrouiller seule, je lui ai dit : et bien non, c’est pour ça que les enfants se font à deux personnes, pas une toute seule”.

Bien que les propos de Leydi dénotent tout à fait clairement un refus de soumission à son époux, les “féministes” ne sont pas des alliées ou des alter ego pour elles, mais désignent dans un rapport social antagoniste des femmes éduquées des classes supérieures, bref des patronnes. L’antagonisme de classe est ici beaucoup plus fort que la solidarité de genre, ce qui vient questionner “le sujet du féminisme” puisque les intérêts des « féministes » et des femmes des classes populaires semblent incompatibles aux yeux de ces dernières qui ne peuvent donc se définir comme féministes (bien que nombre de leurs paroles et actions puissent être considérées comme telles). De l’autre côté, pour une intellectuelle féministe, écouter la parole des employées domestiques, c’est entendre parler publiquement de… ses petites culottes et des dessous de son “anatomie politique”21, ce qui ne va jamais sans générer un certain malaise. Le travail domestique reste un sale boulot (dirty work) au sens de Hughes, c’est-à-dire un travail que l’on répugne à faire et que l’on délègue pour mieux l’oublier à des personnes stigmatisées22. Le travail domestique continue d’être jusque dans le champ des études féministes un “sale objet” qui questionne la justice de la division du travail non seulement dans le groupe des femmes mais à l’intérieur des couples et des familles. Si

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Pour reprendre le titre d’un livre de Nicole-Claude Mathieu, L’Harmattan, 1991.

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l’intérêt des théories du care est de questionner “l’importance de l’important” (Laugier, 2005), pour le féminisme aujourd’hui, ce pourrait être de ne pas oublier les femmes subalternes et ce que les autres femmes plus privilégiées doivent à leur care en termes d’émancipation : derrière la femme, chercher l’autre femme.

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