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Les empreintes du mythe d'Œdipe dans Kafka sur le rivage d'Haruki Murakami et Les Gommes d'Alain Robbe-Grillet

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Academic year: 2021

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Les empreintes du mythe d’Œdipe dans Kafka sur le

rivage d’Haruki Murakami et Les Gommes

d’Alain Robbe-Grillet

Mémoire

Anne-Sophie Trottier

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Les empreintes du mythe d’Œdipe dans Kafka sur le rivage

d’Haruki Murakami et Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet

Mémoire

Anne-Sophie Trottier

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce mémoire porte sur les réécritures du mythe d’Œdipe dans Kafka sur le rivage d’Haruki Murakami et Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet. Plus spécifiquement, il vise à cerner les stratégies par lesquelles ces auteurs se réapproprient le mythe d’Œdipe, d’abord en explorant les liens hypertextuels qui associent ces romans avec Œdipe roi, leur texte fondateur, ainsi qu’avec la psychanalyse freudienne. Ensuite, il sera question d’examiner les modalités entourant la transposition de ce mythe en un contexte moderne, en mettant en lien les thématiques et motifs qui sous-tendent chaque réécriture. Le mémoire procède, en dernier lieu, à l’analyse d’une philosophie de la métaphore dans ces romans, philosophie qui semble dans les deux cas (malgré les divergences fondamentales de point de vue des auteurs sur la question) liée de près à la question du mythe dans leurs œuvres respectives.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... III Table des matières... IV Remerciements ... VI

Introduction... 1

Mythologie et littérature ? ... 1

Réécritures modernes ... 3

CHAPITRE 1 : Le mythe d’Œdipe, à la rencontre d’un récit en fuite ... 9

Texte(s) fondateur(s)?... 10

Lectures d’Œdipe roi : l’optique de Vernant et de Scherer ... 13

lectures d’Œdipe roi : l’optique freudienne ... 16

Lectures de Freud : polémique ... 18

Observations sur la spécificité du mythe d’Œdipe ... 22

Bricolage mythique, Réécritures baroques ... 24

Chapitre deux : réécritures modernes du mythe d’Œdipe ... 34

Réécritures : transposition du mythe... 34

La transposition ou le déplacement dans Les Gommes... 37

Transposition/déplacement de Corinthe ... 38

Transposition/déplacement de Thèbes... 40

La Transposition/le déplacement dans Kafka sur le rivage... 47

Une nouvelle version de l’énigme du Sphinx ... 52

Mises à l’épreuve d’une topicalité : retour sur les œuvres ... 55

Le double dans Les Gommes ... 56

Le double dans Kafka sur le rivage : symbiose authentique ... 64

Le double, une dernière devinette? ... 72

Chapitre trois : les métaphores du mythe d’Œdipe ... 74

De la forme vers le fond... 74

La croisade anti-métaphorique d’Alain Robbe-Grillet ... 78

Le Sphinx : d’énigme à devinette ... 81

Ironie, description, Liberté ... 85

Panharmonie universelle murakamienne... 89

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Conclusion... 101

ANNEXE ... 107

La métaphore en japonais... 107

Bibliographie... 108

Corpus ... 108

Sur Haruki Murakami et son œuvre ... 108

Sur Alain Robbe-Grillet et son œuvre... 110

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REMERCIEMENTS

Je désire remercier d’abord mon mentor et mon guide, Richard Saint-Gelais. Merci pour votre appui continu, votre présence et votre humour. Merci pour avoir toujours su exiger le meilleur de moi. Je suis consciente de la chance que j’ai eu de travailler avec vous.

Un merci particulièrement senti à Pascale Fleury et Christiane Kègle, professeures estimées, qui ont accepté d’examiner ce mémoire et d’ainsi participer de près à son murissement. Vous avez toute ma reconnaissance.

Un grand merci à Frédéric Dubois pour avoir répondu à mes épineuses questions sur la métaphore en japonais avec autant de sérieux et de générosité.

À mes parents qui m’épaulent depuis le tout début de mon parcours en littérature et à ma sœur Sara, à qui je voudrai toujours ressembler pour sa sagesse.

Merci à ma grand-mère Candide, ma meilleure amie, ma confidente, mon modèle.

Une pensée spéciale pour M. Justin Bisanswa et Olga Hél-Bongo. Sans eux, l’idée d’un mémoire n’aurait jamais été envisagée. Merci d’avoir cru en moi.

Merci à Jocelyn Lapointe, Frédéric Simard et Émil Grigorov, pour avoir été à l’origine de mes éveils intellectuels.

Merci à Maëva et Katheryn, mes fabuleuses voisines, Amélie et Anne-Sophie, mes acolytes, Fabrice et Joseph, mes complices, pour avoir compris, écouté, et partagé vos points de vue affutés avec moi.

Merci à mon vieux chat, pour avoir été la victime des moments difficiles avec mon mémoire, ce qui était trop demander pour sa santé mentale. Je la remercie d’avoir survécu à cette époque mouvementée.

Merci à Sarah, Marie-Anik, Alexandra, Julien, François, Laurie, Serge, Kathy, Audrey, Camille, Melissa. Je ne me vois pas mettre le fin mot à ce projet sans mentionner votre amitié indispensable.

Merci à Alice et aux employées du Café Castelo 1ère avenue, le commanditaire de mon mémoire.

Merci à Mathieu, mon ami philosophe et partenaire de rédaction, pour sa présence dans mes séances d’étude.

Merci à Christian pour la liberté et la beauté de l’imprévisible. Merci à la librairie Saint-Jean-Baptiste d’exister.

Merci au dictionnaire des synonymes.

Enfin, merci à David. Merci pour ta patience, tes conseils, ta bonté. Il y a de toi dans chacune de ces pages.

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INTRODUCTION

MYTHOLOGIE ET LITTÉRATURE ?

Le mythe, ce récit sans texte, anonyme, qui résiste à toute définition rigide et fascine par son intangibilité, pourrait sembler, au premier abord, entrer en contradiction avec tout ce qui est particularisé par la plume d’un auteur, ce que souligne André Siganos :

[…] l’écriture s’affirme en apparence comme tout le contraire du Mythe : précisément, d’abord, parce qu’elle renvoie à un type d’expression qui n’est pas originaire – puisque l’oral fut principiel –, ensuite parce que l’écriture, lorsqu’elle est envisagée non comme l’instrument de la reformulation d’un mythe et la fixation de l’une de ses variantes (c’est-à-dire un mythe littérarisé), mais comme production autonome, renvoie également à l’individu et non à la collectivité, aussi bien pour ce qui touche à la création du récit qu’à sa consommation1 […]

La conséquence de cette position est que le passage du mythe à l’écriture (et à la littérature) serait un après-coup qui n’appartiendrait plus à l’espace du mythe. Qu’il y ait paradoxe ou incompatibilité entre mythe et littérature est un sujet polémique au sein de plusieurs études actuelles. Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger prend position en affirmant que le passage d’un mythe à l’écrit, au lieu de rompre avec la nature propre au mythe qui serait celle de l’oralité, va plutôt assurer sa pérennité : « le passage de l'oral à l'écrit et sa confrontation au logos ne seraient-ils pas l'occasion d'une autre forme de poïétique mythique, prolongeant la créativité spontanée de l'oralité2? » Nous souscrivons à la position de Wunenburger, car la mythologie nous

apparaît comme étant à la base d’un imaginaire collectif dont l’évolution passe notamment par l’écriture, ce dont plusieurs récits peuvent témoigner :

la compréhension de l’imaginaire mythique peut nous aider à comprendre qu’au cœur de nombreux actes de création se tient une matrice de vie, un réservoir de formes, un code génétique d’histoires, qui préinforment l’œuvre, la font croître dans l’artiste, lui transmettent une force d’extériorisation. Le mythe apparaît ainsi comme une structure symbolique d’images, particulièrement apte à susciter et à diriger la création3.

1 André Siganos, « Écriture et mythe : la nostalgie de l’archaïque », dans Danièle Chauvin, André Siganos et

Philippe Walter [dir.], Questions de Mythocritique : dictionnaire, Paris, Éditions Imago, 2005, pp.111-112.

2 Jean-Jacques Wunenburger, « Mytho-phorie : formes et transformations du mythe », dans Religiologiques, no 10,

automne 1994, pp. 61.

3 Jean-Jacques Wunenburger, « Création artistique et mythique », dans Danièle Chauvin, André Siganos et Philippe

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À la suite de cette réflexion, nous croyons que parmi les mythes les plus féconds figure, inévitablement, celui d’Œdipe. Encore aujourd’hui, plusieurs auteurs en font une figure privilégiée de leur écriture. C’est le cas d’Alain Robbe-Grillet et d’Haruki Murakami4, qui

reprennent à leur manière les grands traits de l’histoire tragique du roi de Thèbes afin, pouvons-nous supposer, d’en réactualiser le sens. Nous proposons, dans le cadre de ce mémoire, de pouvons-nous pencher sur les stratégies employées par ces deux auteurs afin de se réapproprier ce mythe. Nous questionnerons son apport dans le cadre des réécritures, qui se caractérisent notamment par la transposition du mythe dans un cadre contemporain. Nous verrons comment Œdipe influe sur la trame narrative des romans en portant une attention particulière aux thèmes et motifs privilégiés par Murakami et Robbe-Grillet.

L’histoire d’Œdipe marque encore aujourd’hui les esprits. L’ironie du sort fait en sorte que c’est par son courage, sa perspicacité et son intelligence que le roi de Thèbes tombe en disgrâce en accomplissant à son insu la prophétie. Souillé par son avilissement, Œdipe se crève les yeux de honte et quitte sa cité. Cette légende5, que tous reconnaissent à la mention la plus

sommaire, est toujours bien vivante dans la culture occidentale : Stravinsky en a fait le sujet d’un ballet, Pasolini l’a adapté au cinéma, une pharmacie dans la télésérie The Simpsons porte le nom

Oedipus Rx… Dans Dramaturgies d’Œdipe, Jacques Scherer affirme d’ailleurs que « [p]ar sa

souplesse et sa labilité, par le vaste territoire imaginaire qu’il couvre, et jusque par son ambiguïté et par les mystères qu’il recèle, le mythe d’Œdipe est éminemment propre à la création littéraire6. » Or, qu’est-ce peut signifier, pour un mythe, d’être « propre à la création littéraire » ?

De toute évidence, cela n’implique pas de raconter infiniment la même histoire en boucle et de suivre le chemin déjà tracé par Sophocle : il s’agit plutôt d’assurer « […] une transformation dialectique, qui incorpore même des processus de démythologisation. […] [L]e mythe, par lui-même, désigne plutôt la matrice sémantique, le noyau symbolique, qui permettent d’engendrer des récits autour d’une structure déterminée7. » Ce que Wunenburger décrit ici nous semble

épouser la fonction qu’occupe le mythe d’Œdipe dans un bon nombre de romans contemporains, et, dans le cas qui nous occupe, dans Les Gommes et Kafka sur le rivage.

4 Les noms propres japonais sont habituellement écrits dans l’ordre « Nom-Prénom ». Cependant, pour plus

d’uniformité dans le texte, nous adopterons l’usage occidental traditionnel « Prénom-Nom », en étant consciente de déroger de l’usage japonais.

5 Nous nous référons à ce terme au même titre que nous parlons du mythe, dans le but d’alléger le texte. 6 trJacques Scherer, Dramaturgies d’Œdipe, Paris, Éditions PUF (coll. Écriture), 1974, p. 127.

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RÉÉCRITURES MODERNES

Plusieurs autres textes issus de la modernité reprennent, à travers leur fiction, les grands traits du mythe d’Œdipe : pensons, entre autres, à Œdipe sur la route d’Henri Bauchau, à Mr Vertigo de Paul Auster, aux pièces La machine infernale de Cocteau et La mort de la Pythie de Friedrich Dürenmatt8. Pourquoi étudier de concert Les Gommes et Kafka sur le rivage plutôt que d’arrimer

ces autres ouvrages, quand la date de publication, la culture, l’esthétique, même le genre mènent à croire que ces deux romans ne partagent rien de commun ? Lorsque l’on s’attarde de plus près à leur traitement respectif du mythe d’Œdipe, l’on peut constater qu’il engendre des motifs auxquels les deux romans accordent une importance particulière. Nous verrons d’abord de quelle façon le mythe se manifeste dans les romans à l’étude.

Les Gommes, roman de l’auteur français Alain Robbe-Grillet, figure de proue du Nouveau

roman, a été publié aux éditions de Minuit en 1953. Ce roman policier qui, visiblement, joue avec les conventions du genre, plonge son lecteur dans un récit étrange, instable, voire inconfortable. Même le « prière d’insérer » contribue à l’ambiance mystérieuse du livre, initiant le lecteur à l’ambiguïté qui teinte tout le texte : « [c]ar le livre est justement le récit des vingt-quatre heures qui s’écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres – vingt-quatre heures “ en trop ”9. » Chassé-croisé entre victime, meurtrier

et détective, l’œuvre se déroule en un laps de temps de vingt-quatre heures, découpée en cinq parties rappelant les cinq actes d’une tragédie classique française. Le lecteur a accès aux rêveries et pensées des personnages, en particulier celles du protagoniste, égaré dans une ville dont le nom et la localisation ne sont jamais précisées au lecteur. Wallas, enquêteur spécial, a été chargé de résoudre le meurtre de l’ex-professeur Daniel Dupont, auteur de thèses politiques polémiques, meurtre dont il ignore – contrairement au lecteur – qu’il n’a pas eu lieu. Sa recherche à travers la rue des Arpenteurs et le boulevard Circulaire le mène à une quête parallèle et apparemment dérisoire, celle de trouver la gomme à effacer idéale. Un concours de circonstances amène Wallas à abattre par inadvertance, mais mortellement cette fois, Dupont qui était revenu sans prévenir à son domicile. Il devient donc, par erreur ou ironie du sort, l’assassin qu’il pourchassait.

8 On trouvera les références de ces œuvres en bibliographie.

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Le décor de l’enquête rappelle de façon discrète mais constante la tragédie d’Œdipe. Pourtant, ces traces du mythe sont à ce point effacées — « gommées? » — que les premiers lecteurs de Robbe-Grillet n’ont pas su détecter ces références à l’Œdipe roi de Sophocle, à la plus grande surprise de l’auteur lui-même : « Aucun des critiques qui ont écrit sur le roman n’a détecté ce texte caché à l’intérieur de mon texte, ce qui m’a énormément troublé ; non seulement les chroniqueurs dans les gazettes, mais même Roland Barthes qui, dans Critique, consacre vingt pages (d’ailleurs passionnantes) aux Gommes sans prononcer le nom d’Œdipe10. » Pourquoi

accorder de l’importance à ce que quelques-uns des grands esprits de l’époque n’ont pas remarqué ? Notre lecture nous mène à penser que les empreintes du mythe d’Œdipe dans ce texte produisent un réseau de sens non négligeable, même si ce réseau est difficile à identifier, à expliciter. Les références à Œdipe, dans Les Gommes, en-deçà leur apparente disparité, nous paraissent particulièrement évocatrices. Une des traces les plus évidentes d’une réécriture du mythe d’Œdipe se trouve dès l’épigraphe : « Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi ̶ SOPHOCLE11 ». Il s’agit d’un court extrait tiré d’Œdipe roi, extrait dont l’auteur a trafiqué la

traduction12 afin de mettre en évidence son propre travail sur la temporalité effectué dans son

roman :

[c]’est à dire que, quel que soit le désir d’Œdipe d’échapper à sa criminalité, le temps qui veille à tout a donné la solution. L’histoire, à ce moment, prenait évidemment tout son sens : l’activité de l’écriture allait donner un sens, et non pas découvrir un sens préalable (alors que dans le cas d’Œdipe roi […] le sens existe avant, puisqu’Œdipe a tué son père et découvre qu’il est criminel)13.

Ainsi, dès l’épigraphe, on trouve une indication quant à l’importance de la dimension temporelle, à la fois cyclique et double qui, on le verra, sera une clé interprétative du roman.

Un demi-siècle plus tard, en 2006, le roman Kafka sur le rivage de l’auteur japonais Haruki Murakami paraît aux éditions Belfond dans sa traduction française14. Œuvre imposante

10 Alain Robbe-Grillet, « Du Nouveau Roman à la Nouvelle Autobiographie », dans Éric Le Calvez et

Marie-Claude Canova Green [dir.], Texte(s) et Intertexte(s), Amsterdam, Éditions Rodopi, 1997, p. 267.

11Alain Robbe-Grillet, Les Gommes, désormais identifié dans le texte par LG, Paris, Éditions de Minuit, (coll.

double), 2012 [1953], p. 7.

12 Cette citation est généralement traduite du grec sous cette forme : « Le temps, qui voit tout, a trouvé la solution

malgré toi. »

13 Alain Robbe-Grillet, « Du Nouveau Roman à la Nouvelle Autobiographie », op. cit., 1997, p. 265.

14 Nous travaillons, à travers ce mémoire, à partir de la traduction française de ce roman par Corinne Atlan. Nous

sommes consciente des problèmes que peut engendrer l’étude d’une œuvre en traduction : nous avons donc choisi une approche qui nous permet d’éviter de nous engager sur des terrains incertains. Or, par souci de prudence et

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dont la narration alterne entre deux points de vue narratifs, qui « de par [son] caractère synthétique et [son] ambition eschatologique, [peut] être [considérée] comme la cristallisation du but final poursuivi par Haruki au fil de son œuvre romanesque : proposer une vision unifiée et cohérente d’un monde à priori fondé sur un caractère exclusivement entropique15. » Le récit se

focalise, d’une part, sur le point de vue narratif d’un vieillard «idiot16 », Nakata, qui parle de

lui-même à la troisième personne. Ce personnage est atteint d’amnésie à la suite d’un accident inexplicable, qui lui a donné en contrepartie la faculté de communiquer avec les chats. D’autres chapitres adoptent le point de vue autodiégétique d’un jeune homme de quinze ans, Kafka Tamura, suivi par son double, le « garçon nommé Corbeau », qui se voient forcés de quitter le domicile familial de Tokyo afin d’échapper à une mystérieuse prédiction proférée par le père de Kafka qui le menace d’un grand péril, soit de commettre un parricide et de violer sa mère et sa sœur. Ils trouveront finalement refuge dans une bibliothèque isolée où Kafka sera, malgré ses efforts, confronté à la prophétie qu’il tentait de fuir.

La narration autodiégétique propre aux chapitres consacrés à Kafka emprunte une forme particulière dans la version originale du texte, au point où nous jugeons important de l’expliciter. Dans la version japonaise de Kafka sur le rivage, intitulée Umibe no Kafuka, le pronom utilisé par Murakami pour la première personne du singulier est ce qu’on appelle la narration boku. Le boku est une forme plus familière du « je » : il entre en opposition avec la narration watashi, également à la première personne du singulier, mais qui adopte un ton plus formel, plus distant de son lecteur. La narration boku est une façon, pour Murakami, de se rapprocher du I, le « je » de l’anglais américain qui l’a tant fasciné, impliquant un rapport à soi plus démocratique, intime, en dehors de la représentation sociale hiérarchique japonaise. C’est donc un rapport privilégié de proximité qu’entretient le lecteur avec le personnage de Kafka, ayant un accès à toutes ses pensées les plus privées. Cette narration autodiégétique est entrecoupée de courts monologues, ceux du « garçon nommé Corbeau », le double ailé de Kafka, que lui seul peut voir et entendre. Ces tirades de l’homme-oiseau complexifient le rapport du lecteur au personnage principal du fait que Corbeau recourt à une narration à la deuxième personne du singulier. Cette narration

d’honnêteté intellectuelle, nous avons consulté un locuteur japonais, Frédéric Dubois, que nous avons consulté chaque fois qu’une notion demandait de se référer à la version originale du texte.

15Antonin Bechler, « L’univers romanesque de Murakami Haruki : du chaos à l’unité », mémoire de maîtrise de

langue, lettres et civilisation japonaises, Strasbourg, Université Marc Bloch, 2004, f. 94.

16 Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, traduction par Corinne Atlan, Éditions Belfond (coll.10/18), Paris, 2006, p.

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pluriperspectiviste, propre aux chapitres consacrés à Kafka, procure un effet totalisant qui frôle le voyeurisme.

Lorsque les détails de la malédiction sont finalement dévoilés au lecteur, celui-ci repère aisément, dans ses grandes lignes, les éléments principaux de la tragédie du roi de Thèbes, qui condamnaient Œdipe à assassiner son père et à coucher avec sa mère. Contrairement à celles des

Gommes de Robbe-Grillet, les références à Sophocle et à la tragédie d’Œdipe sont explicites,

appuyées par les personnages eux-mêmes, qui les reconnaissent et les mentionnent. C’est dans le chapitre où le lecteur apprend les détails de la prophétie qui pèse sur le protagoniste (« [u]n

jour, tu tueras ton père de tes mains, et tu coucheras avec ta mère17 ») qu’il est, seulement quelques pages

plutôt, question de Sophocle : « [c]e ne sont pas leurs défauts, mais leurs vertus qui entraînent les humains vers les plus grandes tragédies. Œdipe roi, de Sophocle, en est un remarquable exemple. Ce ne sont pas sa paresse ou sa stupidité qui le mènent à la catastrophe mais son courage et son honnêteté. Il naît de ce genre de situation une ironie inévitable18. » À travers cette

référence au tragédien grec ainsi qu’avec la mention explicite de la malédiction œdipienne, Murakami souligne cette parenté qui lie son personnage au destin du héros antique.

Au-delà des éléments issus de la diégèse de ces romans, qui à première vue ne partagent par ailleurs que peu de traits en commun, nous avons repéré une série de motifs structuraux et thématiques qui nous poussent à croire, de par l’importance significative qui leur est accordée dans le texte, que l’on peut considérer leur comparaison comme étant particulièrement révélatrice. D’abord, le nœud narratif de ces deux romans transpose le mythe d’Œdipe hors de son contexte originel, dans un cadre moderne. Œdipe y est respectivement incarné par deux personnages, Wallas et Kafka, qui sont chacun pourvus d’une personnalité qui leur est propre, mais également teintée de l’héritage antique et psychanalytique issu du mythe d’Œdipe. De plus, une importance considérable est accordée, dans les deux romans, à la thématique du double, qui leur est centrale. Les jeux sur la temporalité sont d’autres traits qui unissent ces œuvres.

Notre hypothèse est que ces œuvres ont plus que des liens thématiques en commun, mais une parenté hypertextuelle19 tout à fait singulière. Au-delà de l’exploration de thématiques

connexes, les deux romans deviennent le théâtre de l’élaboration d’une philosophie de la

17 KSR, p. 275. Italiques dans le texte. 18 KSR, p. 272.

19 Les Gommes et Kafka sur le rivage n’offrent pas cette parenté l’un par rapport à l’autre, mais bien par

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métaphore, initiée par la présence du mythe d’Œdipe. Cette philosophie, présente de façon figurée dans les romans, engendre une réflexion sur la place de l’être humain dans le monde (même si ces réflexions sont très différentes d’un roman à l’autre). Pour Murakami, l’usage autant formel que thématique de la métaphore fait en sorte que ses personnages participent à la création du sens dans le monde, et accèdent ainsi à une réalité plurielle, riche de ce dialogue entre les êtres humains, les objets inanimés, les animaux et la nature. Le mythe est ce qui permet à Kafka de s’approprier le réel, qui lui semble à première vue hostile, en assumant la responsabilité rattachée à son destin œdipien.

Pour Robbe-Grillet, le mythe d’Œdipe est un outil qui, de manière beaucoup plus implicite, permet de défendre la position opposée : alors que les métaphores pullulent dans Kafka

sur le rivage, elles sont rarissimes dans Les Gommes. Pour l’auteur français, « [l]a métaphore, qui est

censée n’exprimer qu’une comparaison sans arrière-pensée, introduit en fait une communication souterraine, un mouvement de sympathie (ou d’antipathie) qui est sa véritable raison d’être20 »,

ce qu’il dénonce. Pour lui, la métaphore instaure une relation de connivence entre l’être humain et le monde, alors qu’il les juge comme des réalités étrangères l’une à l’autre au point d’être inconciliables. Les références au mythe, qui relient le protagoniste à la figure d’Œdipe, n’introduisent à aucune profondeur et s’affichent comme stériles. Elles restent pendantes, inutiles au développement de la diégèse. Le lecteur se voit également piégé par elles, cherchant en vain à interpréter leur rôle dans le texte. Œdipe devient donc une métaphore ineffective, désincarnée, soulignant la solitude de l’être humain face au monde qui l’entoure.

Avant de mener plus avant ces réflexions sur la transposition du mythe et l’usage d’une philosophie de la métaphore, il nous semble primordial de nous pencher, dans le premier chapitre, sur la structure singulière du mythe d’Œdipe. Les réécritures que nous nous proposons d’étudier affirment leur filiation à l’Œdipe roi de Sophocle, mais également au complexe d’Œdipe, élément central de la théorie psychanalytique de Freud. Cela nous pousse à nous questionner sur le statut particulier du mythe d’Œdipe, qui conjugue à la fois la psychanalyse freudienne et la fable antique cristallisée en l’œuvre tragique de Sophocle ; en ce sens, la psychanalyse sera pour nous un objet d’analyse plutôt qu’une méthode d’approche des œuvres. Afin d’effectuer ce survol de l’histoire et de la composition du mythe, nous prendrons appui sur les travaux réalisés par

20 Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », op. cit., Paris, Éditions de Minuit, (coll. Double), 1958, p.

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Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant, Jacques Scherer et Colette Astier. Nous mettrons en lien leurs observations avec les théories mythocritiques d’André Siganos et de Jean-Jacques Wunenburger, qui nous permettront d’établir une perspective sur la réécriture dans chaque roman à partir d’éléments provenant du mythe.

Dans le deuxième chapitre, nous aurons comme objectif de nous livrer à un examen des opérations textuelles qui caractérisent les réécritures effectuées par Murakami et Robbe-Grillet dans Kafka sur le rivage et Les Gommes. Pour ce faire, nous ferons appel aux préceptes élaborés par Lubomír Dolezel, théoricien des mondes fictifs, qui s’est penché sur les modalités de la réécriture. Celle-ci offre à son lecteur un renouvèlement du passé, mais aussi une bravade par rapport à lui. On y confronte l’œuvre classique en construisant un nouveau monde fictif, contigu à l’œuvre d’origine (qui est, dans le cas qui nous intéresse, l’Œdipe roi de Sophocle). Nous tenterons, à partir des classifications qu’il développe et qui se prêtent aux romans à l’étude (la transposition et le déplacement), de cerner en quoi Kafka sur le rivage et Les Gommes adoptent un point de vue anticonformiste vis-à-vis l’œuvre qui les a inspirés, qui se traduit notamment à travers la question du double.

Dans le troisième et dernier chapitre, nous approfondirons la vision particulière de la métaphore qui se déploie dans chacun des romans ainsi que le lien qu’elle entretient avec le mythe d’Œdipe. Pour ce faire, nous ferons appel aux outils méthodologiques développés par Camille Dumoulié et Judith Schlanger à propos des fonctions heuristiques de la métaphore, ainsi qu’aux articles de Robbe-Grillet parus dans le recueil Pour un nouveau roman. Ultimement, nous tâcherons de comprendre pourquoi les auteurs ont choisi de se servir d’Œdipe afin d’illustrer cette relation à la métaphore.

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CHAPITRE1 :LE MYTHE D’ŒDIPE, À LA RENCONTRE D’UN RÉCIT EN FUITE

« Il y a dix mille ans de littérature derrière chaque conte qu’on écrit. »

Gabriel García Márquez

« Seul un horizon circonscrit de toute part par des mythes peut assurer l’unité de la civilisation vivante qu’il enferme. »

Friedrich Nietzsche

UN MYTHE « COMPLEXE »

André Breton, dans L’Amour fou, constate, à propos du mythe d’Œdipe, que « devant la force d’un tel mythe dont nous sont garants son pouvoir d’expansion immédiate et sa persistance jusqu’à nous, nous ne pouvons douter qu’il exprime une vérité commune éternelle, qu’il traduise dans la langue allégorique une série d’observations fondées qui ne sauraient admettre d’autre champ que l’existence humaine21. » Breton exprime sa fascination pour cette légende millénaire

d’origine grecque, qui, depuis les travaux en psychanalyse de Freud, trouve ses échos jusqu’au plus profond de l’inconscient humain. Dans la culture occidentale, l’ubiquité de ce mythe est incontestable.

Il ne sera pas question ici d’entamer une vaine quête des origines d’un mythe dont la source est depuis longtemps inaccessible. Pourtant, il nous semble tout aussi vain de faire abstraction de l’influence plus que considérable de la tragédie phare Œdipe roi de Sophocle sur quantité d’œuvres littéraires et en particulier sur celles qui constituent notre corpus. En effet, l’apport de Sophocle à la conception d’Œdipe est capital. Plusieurs versions pré-sophocléennes du mythe laissent entendre qu’Œdipe a passé sa vie sur le trône de Thèbes malgré l’inceste, malgré le parricide. Comme le remarque Pierre Vidal-Naquet, « […] qu’est-ce que la légende d’Œdipe avant les Tragiques ? Celle d’un enfant trouvé et conquérant pour qui tuer son père et coucher avec sa mère n’a peut-être pas d’autre signification que celle d’un mythe d’avènement

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royal dont il est bien d’autres exemples22. » Il paraît donc net que c’est l’œuvre de Sophocle qui

a transformé le parcours épique d’un personnage et son ascension au trône en une tragédie retentissante. Par contre, il nous semble que le mythe d’Œdipe est aussi marqué par les traces de la psychanalyse de Freud, par l’importance de l’impact du complexe d’Œdipe. Une remarque de Genette confirme notre intuition : le narratologue s’est penché, dans Palimpsestes, sur la réception pré-freudienne du mythe d’Œdipe. Il y cite Corneille, qui écrivait en 1659 que « l’amour n’[a] point de part » dans le sujet de la tragédie de Sophocle. Genette commente, non sans ironie, que « […] la relation incestueuse entre Œdipe et Jocaste, qui nous occupe si fort depuis quelque temps, n’est pas de l’“amour” pour Corneille23. » Le commentaire de Genette témoigne de l’écart

séparant la conception actuelle du mythe de la réception antérieure à Freud. Les romans de Robbe-Grillet et de Murakami ne font pas exception : ils n’ignorent manifestement pas la tragédie de Sophocle mais sont eux aussi tributaires du tournant instauré par les travaux du psychanalyste dont l’influence nous mène à nous pencher sur la contribution de cette doctrine au mythe d’Œdipe. Devrait-on penser le complexe d’Œdipe comme un « mythème », un principe (rétrospectivement) fondamental du mythe œdipien? Il nous paraît utile de répondre à cette question, afin de mieux cerner les contours flous de cette structure singulière qu’est celle du mythe d’Œdipe. Nous pourrons ensuite mieux comprendre ses effets sur les œuvres de notre corpus. Pour ce faire, il nous semble essentiel de recourir à une méthodologie rigoureuse mais souple, qualités qu’illustre bien la théorie mythocritique élaborée par André Siganos dans Le

Minotaure et son mythe, que nous compléterons par des éléments tirés d’articles théoriques conçus

de Jean-Jacques Wunenburger.

TEXTE(S) FONDATEUR(S)?

André Siganos, dans Le Minotaure et son mythe, rappelle que le mythe « […] ne nous est parvenu nécessairement que littérarisé24 », ce à quoi souscrit Pierre Brunel lorsqu’il écrit que le

mythe s’impose à nous déjà « tout enrobé de littérature25 ». Ainsi, l’écriture intervient à travers le

processus de pérennisation d’un mythe. De concept intangible, symbolique, collectif, le mythe

22 Pierre Vidal-Naquet, Œdipe et ses mythes, Paris, Éditions Complexe, (coll. Historiques), 2001, p. 93. 23 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, (coll. Prints), 1992, p. 365.

24 André Siganos, Le Minotaure et son mythe, Paris, Presses Universitaires de France (coll. Écriture), 1993, p. 19. 25 Pierre Brunel, dans Pierre Brunel [dir.], Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éditions du Rocher (coll. Beaux

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devient palpable, littéral, individualisé. Or, la littérature est-elle forcément le seul médium par lequel se traduit, par écrit, le mythe ? Siganos apporte lui-même une nuance à son constat initial en affirmant que « […] le mythe nous parvient toujours sous forme de texte, ce qui est passablement différent, puisque ce texte n’est pas nécessairement littéraire26 […] ». Ainsi, le

passage d’un mythe oral à l’écrit n’implique pas nécessairement une littérarisation de celui -ci. Toujours selon Siganos, pour approcher de quelque manière que ce soit un mythe et ses réécritures, dans notre cas celles d’Œdipe, il faut identifier un texte fondateur, qui n’est pas nécessairement premier sur le plan chronologique mais qui, de par son retentissement et sa force évocatrice, « détermine toutes les reprises à venir27. »

Ce procédé de détermination est pourtant hybride, ce qu’Uri Margolin explique dans son article « Characters and Their Versions » lorsqu’il évoque la possibilité d’« originaux synthétiques » : « Certains INDs28 fictifs créés par des écrivains influents ont connu un grand

nombre de versions au cours des siècles. Une chaîne anaphorique de textes et de versions s'est donc développée avec le temps. [...] Dans le cas de sources textuelles multiples, l'auteur de la postérité dispose en fait d'un original de second niveau, synthétique ou éclectique, qui, en plus, n'est pas contenu dans un seul et unique monde fictif 29. » À la lumière des points amenés par

Margolin, se référer à un « texte fondateur » pourrait sembler une démarche incongrue, voire incorrecte. Siganos, conscient de ce problème méthodologique, arrive tout de même à justifier l’effectivité de son concept :

[…] il n’a jamais été question, en ce qui nous concerne, d’avoir recours à la notion de “texte fondateur” autrement que comme concept opératoire. Il ne s’agit pas, dans notre optique, de la formalisation la plus approchante de quelque mythe idéal dont toutes les reprises ultérieures littéraires constitueraient des dégradations. Qu’on ne se méprenne pas non plus sur le singulier : nous avons tout à fait conscience de ce que le texte fondateur, portant bien mal son nom, n’est envisagé ainsi que rétrospectivement, lorsqu’en se retournant sur le passé il est loisible d’observer qu’il est le premier repérable à avoir mis en place les principaux mythèmes d’un mythe

26 André Siganos, op. cit., p. 26. 27 André Siganos, op. cit., p. 32.

28 Margolin se sert de cette abréviation pour parler des personnages qui peuplent plusieurs fictions à la fois : « […]

the individuals (INDs) who inhabit such worlds in terms of the original/version relation. » Uri Margolin, « Characters and Their Versions », dans Calin-Andrei Mihailescu et Walid Harmaneh [dir.], Fiction Updated :

Theories of Fictionnality, Narratology and Poetics, Toronto, University of Toronto Press (coll. Theory/Culture), 1996, p.

113.

29 « Some fictional INDs created by influencial writers have enjoyed a large number of versions over the centuries.

A multi-stage anaphoric chain of texts and versions has thus arisen in the course of time. […] In the case of multiple textual sources, the later author has at his disposal in fact a synthetic or eclectic second-level original and which, in addition, is not contained in any one story world », Uri Margolin, op. cit., p. 116. Notre traduction.

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en restant aussi proche que possible de la simple consignation. Le texte fondateur n’est ainsi que l’hypothèse de travail qui permet peut-être d’avancer.30

La notion de texte fondateur élaborée par Siganos fait en sorte que l’on s’éloigne d’une conception « archéologique31 » de la tragédie de Sophocle. Ce que Patrick Moran identifie

comme le modèle archéologique d’un texte vient affirmer la « précellence de la version originale » sur les textes successeurs. Cette approche consiste en l’étude des marques laissées par l’« intention originatrice32 ». Le concept de texte fondateur nous permet de nous intéresser à la question de

l’origine du récit mythique en nous dégageant de l’étroitesse qui est associée au modèle archéologique. On s’écarte ainsi de « l’image rassurante d’un récit et de valeurs préalables, enregistrées une fois pour toutes et, par la suite, indéfiniment reproductibles et exploitables à partir de la source33. » Le sémioticien Denis Bertrand s’est également intéressé à cette question.

Il substitue au modèle archéologique une démarche active et bidirectionnelle, qui s’écarte plus radicalement de l’approche archéologique que celle de Siganos :

À une telle conception s’oppose une approche dynamique du phénomène, celle qui tente de le saisir dans le parcours de sa formation, le laissant libre de ses bornes. Le mythe, dès lors, n’est plus la narration originelle considérée en elle-même, mais celle qui est devenue, progressivement, rétrospectivement, origine par tout ce dont elle a permis la naissance ; la dimension mythique d’un récit tient à la reconnaissance rétrospective qu’ont rendues possibles sa vitalité et sa dissémination, sa puissance migratoire.34

Cette perspective, qui prend à la fois en compte le mouvement du texte fondateur vers les textes successeurs mais aussi le mouvement inverse, c’est-à-dire la conception du texte fondateur à partir de l’optique singulière des textes qui en dérivent, nous paraît la plus juste lorsqu’il s’agit d’appréhender le texte à l’origine de la réécriture mythique des romans de notre corpus qui est, de toute évidence, l’Œdipe roi de Sophocle. Considérée depuis l’angle des romans à l’étude, la tragédie antique de Sophocle répond à la description que fait Bertrand des mythes féconds : « Comme si, défaite de son statut d’“œuvre”, sacralisée par l’institution littéraire, elle était

30 André Siganos, « Définitions du mythe », dans Danièle Chauvin, André Siganos et Philippe Walter [dir.],

Questions de mythocritique : dictionnaire, Paris, Éditions Imago, 2005, pp. 90-91.

31 Nous nous référons ici au modèle décrit par Patrick Moran dans « Le texte médiéval existe-t-il? Mouvance et

identité textuelle dans les fictions du XIIIe siècle », dans Anne Salamon, Anne Rochebouet & Cécile Le Cornec

Rochelois [dir.], Le texte médiéval : de la variante à la recréation, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, pp. 15-16.

32 Ibid., p. 15.

33 Denis Bertrand, « Les migrations de Carmen », dans Le Français dans le monde, no 181, novembre et décembre

1983, p. 105.

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devenue un motif, à la manière de ces formes ouvertes dont les folkloristes analysent les récurrences dans les contes populaires issus d’horizons culturels variés35. » Il nous semble

pertinent de nous intéresser, avant de mener notre analyse des œuvres du corpus, à un certain nombre de lectures qui ont été faites de ce texte fondateur. Nous tenons à spécifier que nous serons particulièrement sensible aux difficultés issues du fait d’étudier une pièce datant du Ve

siècle avant J.-C., ce qui exige son lot de prudence. Jean-Pierre Vernant, spécialiste des mythes de la Grèce antique, identifie dans Œdipe et ses mythes certains obstacles à ce sujet : « [n]ous nous plaçons […] dans la position de lecteurs d’œuvres écrites dont chacune, comme bouclée sur elle-même, constitue un tout dont les divers éléments se répondent pour former une configuration unique et qui, par son appartenance à un genre littéraire défini, par sa date et son auteur apparaît inscrite dans un contexte social et mental, située historiquement36. » Comme le rappelle ce

passage de l’étude de Vernant, l’interprétation d’un texte vieux de plusieurs millénaires demande à la fois rigueur, humilité, ainsi que la conscience de l’historicité de son propre discours, éléments auxquels nous prendrons garde à travers notre travail d’interprétation.

LECTURES D’ŒDIPE ROI : L’OPTIQUE DE VERNANT ET DE SCHERER

Pour mieux voir quels éléments sont dignes d’intérêt lors d’une analyse fondée sur la pièce, nous exposerons sommairement les points soulevés par Jean-Pierre Vernant dans « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’“Œdipe roi” », et par Jacques Scherer dans Dramaturgies d’Œdipe. Leurs analyses soulignent et détaillent les thématiques centrales de la pièce de Sophocle, qui fonctionne par mouvements antagonistes. Selon Scherer, un premier point retient d’abord l’attention : la pièce de Sophocle s’adresse à un public déjà familier avec la légende thébaine, qui connaît le fin mot de l’histoire. À la manière de l’oracle Tirésias, les spectateurs envisagés par Sophocle savent que le roi de Thèbes a, à son insu, couché avec sa mère, assassiné son père. Cette particularité permet un jeu sur la parole d’Œdipe, qui acquiert un double sens, là encore à son insu. Par exemple, lorsque Créon explique à Œdipe que des brigands ont assassiné Laïos sur le chemin de son pèlerinage, le souverain de Thèbes

35 Denis Bertrand, op. cit., p. 104. 36 Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. X.

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s’exclame : « Et qui sait si l’affaire n’a pas sa source ici même37 ? » Ce recours à l’implicite donne

à la pièce son ambiguïté, car « […] au bout du chemin qu’il a envers et contre tous tracé, Œdipe découvre qu’en menant le jeu du début à la fin, c’est lui-même, du début à la fin, qui a été joué38. »

Les énigmes affectent le texte de Sophocle dans toute son ossature, influençant chaque étape de l’enquête du protagoniste, son individualité et même son discours, car « [l]e retournement de l’action, comme l’ambiguïté de la langue, marque la duplicité d’une condition humaine qui, sur le mode de l’énigme, prête à deux interprétations opposées39». Cela se fait particulièrement

ressentir lorsqu’ Œdipe s’adresse au chœur, exprimant son désir de justice en ce qui regarde l’assassin de Laïos, ignorant encore qu’il s’agit de lui-même : « C’est moi dès lors qui lutterai pour [Laïos], comme s’il eût été mon père.40 »

Ce jeu sur le savoir et l’ignorance, la vision et l’aveuglement, qui s’imbriquent, forme la base du double discours du protagoniste et, plus largement, de l’intrigue de la pièce. Puisque, comme nous l’avons souligné plus tôt, le spectateur (moderne comme antique) anticipe le dénouement de l’histoire, l’intérêt du récit se trouve ailleurs que dans la résolution de cette énigme par Œdipe. Elle se retrouve plutôt dans l’affrontement de ces forces antagonistes qui s’entrechoquent, culminant dans le renversement final. Ce renversement fait basculer le statut du protagoniste, de héros sagace à paria aveugle, qui donne à la tragédie toute sa force : « Hymen, hymen, à qui je dois le jour, qui, après m’avoir enfanté, as une fois de plus fait lever la même semence et qui, de la sorte, as montré au monde des pères, frères et enfants, tous de même sang ! des épousées à la fois femmes et mères – les pires hontes des mortels41… » En effet, le roi

Œdipe, autrefois le sauveur de Thèbes, finit par devenir le bouc émissaire de la cité, à chasser du pays, puisqu’il est à l’origine du malheur d’un peuple ravagé par la peste.

Le motif du double, qui dans la structure de la pièce et la parole du protagoniste est particulièrement manifeste, influe également sur la construction même de l’identité du personnage d’Œdipe. Au-delà de ce que Vidal-Naquet appelle la structure du renversement, que nous venons d’aborder, il est possible de voir en la construction même du nom « Œdipe » toute

37 Sophocle, Œdipe roi, traduction de Victor-Henri Debidour, Paris, Le Livre de Poche (coll. Classiques), 1976, p.

13.

38 Jean-Pierre Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’“Œdipe roi” », dans Mythe et

tragédie en Grèce Ancienne, Paris, Éditions François Maspero, 1982, p. 105.

39 Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 109.

40 Sophocle, Œdipe roi : texte intégral, traduction de Paul Mazon, Paris, Gallimard, (coll. Folioplus classiques), 2014,

p. 20.

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l’ambiguïté du protagoniste, annonçant le caractère énigmatique qui lui est propre. Oidípous désigne, en grec, provient des étymons oideô (« être enflé ») et pous (pied). Cela rappelle la situation conflictuelle de sa naissance, et l’infirmité qui s’en est suivie. Comme une boucle fermée sur elle-même, Œdipe est condamné à finir sa vie comme celle-ci a commencé, c’est-à-dire en étant maudit par la prophétie, exclu du monde, ápolis, sa boiterie devenant le symbole de sa condition de reclus. Aux yeux des Grecs, la claudication était d’ailleurs « […] une marque de la défaveur des dieux42 […] ». Or, l’analyse de l’onomastique ne s’arrête pas là. Le nom d’Œdipe reçoit une

seconde étymologie à partir d’oîda, qui signifie « l’homme qui sait ». Ce deuxième aspect du nom signale la clairvoyance du personnage, le seul qui a su déchiffrer l’énigme du Sphinx, ce qui l’a aussi mené au trône et à la gloire.

Ces deux aspects de la personnalité d’Œdipe, que son nom met en valeur, se cristallisent dans la structure même de l’énigme du Sphinx, comme le remarque justement Scherer : « Le nom éclaire bien des aspects du mythe et en particulier la facilité avec laquelle cet Oidi-pous a pu répondre aux questions du Sphinx, qui ne portaient que sur ses pieds : dipous, tripous, tetrapous, il avait tout cela dans son nom. […] Son intelligence, mais aussi son désir effréné de savoir, notamment en ce qui concerne sa propre identité, sont impliqués dans ce nom43. » La résolution

de l’énigme va donc de soi pour Œdipe : c’est lui-même, c’est l’Homme, la réponse à la devinette du Sphinx. Or, à la toute fin d’Œdipe roi, lorsque l’énigme finale est enfin résolue, l’ambivalence contenue dans l’Homme, cette énigme vivante, se fait cruellement ressentir :

Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ! C’est donc ce dernier jour qu’est-il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons nous d’appeler jamais un homme heureux avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin.44

Les romans à l’étude, qu’André Siganos appellerait des textes d’accueil, soit des textes successeurs qui ont opéré par une série de procédés une réécriture du texte fondateur, sont, nous tenterons de le montrer, héritiers de cette structure double qui est au cœur d’Œdipe roi. Les œuvres de notre corpus, de par la filiation avec Sophocle, racontent une histoire tout en dirigeant (implicitement ou explicitement) le lecteur vers une recherche des traces du mythe. Cette

42 Jacques Scherer, Dramaturgies d’Œdipe, Paris, Éditions PUF, (coll. Écriture), 1987, p. 36. 43 Jacques Scherer, op. cit., p. 47-48.

44 Sophocle, Œdipe roi, traduction de Victor-Henri Debidour, Paris, Le Livre de Poche (coll. Classiques), 1976, p.

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recherche de sens nous mène entre autres à repérer dans les textes d’accueil une structure double, inspirée par le mythe. Celle-ci est toutefois repensée afin d’en faire un thème central au sein de leurs diégèses respectives45, qui remanient également le monde fictif d’Œdipe roi en insérant des

éléments de la pièce dans un nouveau contexte d’écriture.

Pourtant, faire de la structure d’Œdipe roi l’unique point focal de notre analyse réduirait la pluralité sémantique du mythe. La lecture attentive des textes à l’étude nous conduit à la découverte, indépendante de l’intertexte sophocléen, des composants qui nous semblent relever du complexe d’Œdipe. Ceux-ci se manifestent par des indices plus ou moins ostensibles, et ce dans les deux romans. Cela nous mène à envisager la piste de l’influence sur les textes de la psychanalyse freudienne, qui s’intéresse au fonctionnement de la psyché, et qui par là relève du champ des sciences humaines et non de la production esthétique. Si le texte fondateur des œuvres de notre corpus est bien Œdipe roi, quel rôle y joue tout l’héritage freudien, qui y est également manifeste ? Avant d’apporter une réponse à cette question, nous croyons essentiel de nous intéresser au complexe d’Œdipe, à son contexte d’émergence, à son fonctionnement, et d’ainsi trouver une manière d’expliquer l’importance qu’il a prise au sein du mythe en général, puis dans les romans à l’étude.

LECTURES D’ŒDIPE ROI : L’OPTIQUE FREUDIENNE

C’est en 1900 que Freud mentionne pour la première fois dans Die Traumdeutung le complexe d’Œdipe. La tragédie d’Œdipe y devient le pilier principal de sa théorie psychanalytique, qui veut que depuis l’enfance, un Œdipe sommeille, latent, dans l’inconscient de chacun. Œdipe ne se limite donc plus à être un objet de fascination, mais devient un outil de compréhension de l’être humain. Pour Freud, sexualité et psychisme sont intimement liés, et ce, même avant la puberté : des tendances sexuelles s’inscrivent déjà dans l’enfance, exposées au refoulement. L'analyse freudienne du texte de Sophocle se base sur l’hypothèse selon laquelle l’homme névrosé fait face à l’incapacité de « détacher [ses] motions sexuelles de [sa mère], à oublier [sa] jalousie envers [son père]46. » Il renforce cette hypothèse en la justifiant par la

45 Nous aborderons cette question dans le deuxième chapitre de ce mémoire.

46 Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, traduction de Janine Altounian, Pierre Cotet, René Louiné, Alain Rauzy

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popularité millénaire de la pièce, que Freud appelle le « matériau de rêve immémorial47 » qu’est

le complexe d’Œdipe.

D’abord, Freud compare le fonctionnement de la pièce de Sophocle à la démarche psychanalytique, qui, selon lui, adopte une méthode analogue : « [l]a pièce n’est autre chose qu’une révélation progressive et très adroitement mesurée – comparable à une psychanalyse – du fait qu’Œdipe lui-même est le meurtrier de Laïos, mais aussi le fils de la victime et de Jocaste. Épouvanté par les crimes qu’il a commis sans le vouloir, Œdipe se crève les yeux et quitte sa patrie. L’oracle est accompli48[…] » Le nœud de l’analyse de Freud repose sur un passage précis

du texte, où Jocaste tente en vain de rassurer Œdipe qui s’interroge sur l’oracle pesant lourdement sur lui : « Ne redoute pas l’hymen d’une mère : bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins d’importance à pareilles choses est aussi celui qui supporte le plus aisément la vie49. » Le rêve, qui est l’un des matériaux de base de la

psychanalyse, est invoqué par Jocaste dans cet extrait afin de minimiser les craintes de son mari/fils quant à son destin. Freud investit cet élément d’une importance nouvelle, qu’il qualifie de « clé de la tragédie et [d]e complément au rêve de la mort du père50. »

Selon Freud, l’enfant vit un attachement particulier pour sa mère, sur laquelle il projette ses premières pulsions sexuelles, ce qui se conjugue, au départ harmonieusement, avec une « […] identification avec le père qu’il considère comme un modèle à imiter51.» Or, cette harmonie

initiale se brouille à l’instant où les sentiments de l’enfant finissent par entrer en conflit. À ce moment, il réalise que son père est un obstacle l’empêchant d’atteindre sa mère. Ce constat transforme son sentiment d’identification envers la figure paternelle en hostilité, ce qui « fini[t] par se confondre avec le désir de remplacer le père, même auprès de la mère52 […] » Cette pulsion

propre à l’enfance devrait naturellement se résorber au fur et à mesure que le sujet vieillit : or, il est possible qu’elle soit refoulée et qu’elle habite toujours l’adulte, qui sera prédisposé à la névrose et aux troubles sexuels. L’adulte névrosé, confronté à son incapacité à surmonter ses désirs de commerce sexuel avec sa mère et l’intention secrète de tuer son père, frissonne devant Œdipe roi,

47 Ibid., p. 304.

48 Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, op. cit., p. 229. 49 Sophocle, Œdipe Roi, op. cit., p. 45.

50 Sigmund Freud, op.cit., p. 304.

51 Sigmund Freud, « Psychologie et analyse du Moi », dans Essais de psychanalyse, traduction de S. Jankélévitch, Paris,

Payot (coll. Petite bibliothèque Payot), 1965, p. 127.

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« […] recul[ant] d’effroi avec toute la charge du refoulement que ces souhaits ont depuis lors subi au fond de [lui-même]53. » Voir devant ses yeux l’accomplissement de ces désirs refoulés se

transforme en une expérience troublante, voisine de ce que les Grecs appelaient autrefois la

catharsis. Selon Freud, la purgation de ces émotions terrifiantes ne permet pourtant pas au

spectateur d’échapper à la névrose : il est condamné à subir le complexe d’Œdipe. Œdipe passera, après la découverte de Freud, de nom propre à référent culturel, l’œdipe avec un « œ » minuscule. Ce deuxième œdipe met lui aussi, d’une certaine façon, l’accent sur l’idée du double. Le sujet est clivé, déchiré entre la sphère consciente et inconsciente de sa personne ; le rêve provoque une sorte de dédoublement ontologique en se distinguant de la réalité54.

LECTURES DE FREUD : POLÉMIQUE

L’« Œdipe sans complexe » de Jean-Pierre Vernant, l’une des sections de l’ouvrage Œdipe

et ses mythes, est consacré à la critique de l’interprétation freudienne d’Œdipe roi et de son impact

sur l’analyse des tragédies antiques. Vernant y sépare distinctement les recherches effectuées par les psychanalystes sur Œdipe roi, qu’il condamne sévèrement, du travail accompli par les hellénistes. Ceux-ci ont poursuivi leurs recherches comme si Freud n’avait jamais démasqué le complexe : « [l]’interprétation freudienne de la tragédie en général, d’Œdipe roi en particulier, n’a pas influencé les travaux des hellénistes. Ils ont continué leurs recherches comme si Freud n’avait rien dit. Aux prises avec les œuvres, ils ont eu sans doute le sentiment que Freud parlait “à côté”, qu’il était resté en dehors des vraies questions, celles qu’impose le texte lui-même, dès qu’on vise à sa pleine et précise intelligence55. » Les critiques de Vernant s’avèrent crédibles et sont appuyées

par celles de Jacques Scherer dans Dramaturgies d’Œdipe : leurs études mettent en relief le peu de connaissances qu’avait Freud des mœurs de la Grèce antique, de la tragédie en général, ce qui transparaît dans son interprétation du texte. D’ailleurs, tous deux affirment que la pièce de Sophocle n’est qu’un prétexte à l’élaboration de sa théorie psychanalytique, lui servant

53 Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, op. cit., p. 303.

54 Umberto Eco a réfléchi, à ce sujet, à la place des croyances d’Œdipe à travers sa perception de la réalité dans

Lector In Fabula. Selon Eco, dans le monde des croyances d’Œdipe, il existe des personnages supposés par lesquels

celui-ci s’explique l’assassinat de Laïos. Or, au moment d’assimiler le monde des croyances à celui de la réalité, leur incompatibilité frappe Œdipe. Les personnages supposés disparaissent puisqu’ils n’appartiennent finalement qu’à dans l’imaginaire d’Œdipe.

55 Jean-Pierre Vernant, « Œdipe sans complexe », dans Œdipe et ses mythes, Paris, Éditions complexe, (coll.

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d’instrument plutôt que de véritable objet d’analyse. Vernant et Scherer mettent en relief l’arbitraire de l’analyse freudienne d’Œdipe roi, qui ne s’appuie que sur de courts extraits de l’œuvre. Ils questionnent également le silence de Freud quant à la deuxième pièce de Sophocle concernant Œdipe, soit Œdipe à Colone, où le héros soi-disant névrosé finit par accéder à un statut s’apparentant à celui de divinité, ce qu’ils soulignent avec ironie. Vernant demande finalement « en quoi une œuvre appartenant à la culture de l’Athènes du Ve siècle avant J.-C. et qui transpose

elle-même de façon très libre une légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d’un médecin du XXe siècle sur la clientèle de malades

qui hantent son cabinet56? » Cette question illustre bien ce que la psychanalyse a de curieux pour

le chercheur.

Pourtant, ce rejet presque catégorique de la pertinence de la psychanalyse ne fait pas consensus. Jean-Jacques Wunenburger, sans répondre directement à cette polémique, offre plusieurs outils pour y réfléchir dans son article « Création artistique et mythique57 ».

Wunenburger y signale trois types de transformations qui révèlent le passage d’un mythe « traditionnel » au mythe littéraire. Le premier type qu’il identifie58, « la réanimation

herméneutique », s’applique particulièrement bien à l’usage qu’a pu faire Freud de la mythologie59

à travers ses études psychanalytiques. Ce concept vise à décrire la réactualisation du sens d’un mythe, en fonction de son contexte de réception : « [l]e discours mythique n’est plus, dès lors, affecté à la récitation mais à une explicitation du travail du sens, sous forme narrative ou, plus généralement, argumentative60. » La mythologie est donc réinterprétée dans un contexte qui ne

touche pas nécessairement à la création artistique. Les sciences religieuses avec l’exégèse, puis les sciences humaines avec l’herméneutique, que Wunenburger donne en exemple, font également partie du processus de renouvellement du sens des mythes. Ils se transforment, deviennent « chargé[s] de concrétude anthropologique, de particularité psychosociale61 », ce que

Wunenburger met en évidence : « […] la tradition exégétique a non seulement nourri une culture savante avec ses recueils de récits, de personnages et de situations exemplaires, qui incorporent

56 Ibid., p. 1.

57 Jean-Jacques Wunenburger, « Création artistique et mythique », op. cit., pp. 69-84. 58 Nous aborderons les deux autres types de transformations dans une section ultérieure.

59 Nous nous servons du terme « mythologie » au sens général plutôt que de référer directement au mythe

d’Œdipe, car Freud utilise plusieurs autres mythèmes qui ne sont pas nécessairement liés à Œdipe ou à la Grèce antique (ex : Eros, Prométhée, Méduse, la Déesse-mère, la Nature, etc.).

60 Jean-Jacques Wunenburger, op. cit., p. 76. 61 Jean-Jacques Wunenburger, op. cit., p. 77.

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le patrimoine mythique dans les représentations et les croyances d’une société, mais a aussi permis d’enrichir les récits eux-mêmes de nouvelles couches symboliques62. » Il mentionne

également Freud et la puissance évocatrice du complexe d’Œdipe :

Ainsi la psychanalyse, à travers ses expressions savantes comme à travers sa doxographie populaire, a réactivé des mythes pour en faire des outils vivants de l’autocompréhension de soi de l’homme moderne. Sigmund Freud, par exemple, a sans doute assuré à l’histoire grecque d’Œdipe un rayonnement collectif et une pertinence psychosymbolique d’une plus grande ampleur que les tragédies antiques. La médiation par le discours théorétique, scientifique, loin de vider le mythe de sa substance, lui redonne donc parfois, par ses effets culturels, une nouvelle vitalité.63

En somme, la validité du complexe d’Œdipe, ou sa conformité avec son texte fondateur sont loin de faire l’unanimité ; les travaux de Scherer et de Vernant en témoignent. Wunenburger soutient une position plus nuancée en avançant l’idée selon laquelle le mythe d’Œdipe recélait déjà en lui les possibles de la psychanalyse, que Freud a su exploiter. Selon le philosophe, la psychanalyse et le complexe d’Œdipe ne sont pas à penser en marge du mythe et de son héritage antique : « [a]utrement dit, un mythe se survit à lui-même, à sa manière, à partir du moment où il sert de substrat symbolique à des visées de sens, dans un nouveau champ de réception. Sa pérennité ne se laisse donc pas mesurer seulement à une survivance passive autochtone mais aussi à sa capacité à se prêter à de nouveaux réinvestissements de signification dans un contexte culturel étranger, distant dans l’espace ou dans le temps64. »

Colette Astier, spécialiste en littérature comparée, avait avancé une thèse similaire une trentaine d’années plus tôt. Pour elle, la justesse de la psychanalyse est incontestable, ce qu’elle explique dans son ouvrage intitulé Le mythe d’Œdipe : « [q]uoi qu’il en soit, nous pouvons considérer, au niveau auquel nous nous plaçons et malgré la divergence et la multiplicité des écoles contemporaines, que la psychanalyse est une, et qu’elle découle dans son entier de l’intuition qui permit un jour à Freud de percevoir que la légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont sentie et que tout être fut un jour un Œdipe.65 »

Ainsi, nous pouvons considérer que, quels que soient les débats sur l’interprétation freudienne du mythe d’Œdipe, il n’en demeure pas moins que celle-ci fut marquante pour la conception moderne du mythe, ainsi que pour la littérature. Indépendamment de la position qu’on adopte

62 Idem. 63 Idem. 64 Idem.

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face à l’interprétation freudienne de l’œuvre de Sophocle, sa lecture d’Œdipe roi est incontestablement l’un des matériaux culturels avec lesquels Robbe-Grillet et Murakami composent. C’est à partir de ce constat que nous accordons à Freud et ses hypothèses une validité et une pertinence, non pas en tant que fondement de notre méthode (nous ne ferons pas une psychocritique des Gommes et de Kafka sur le rivage) mais en tant que donnée que fera nécessairement surgir notre lecture de ces romans. Cela découle des objectifs que nous nous sommes donnés66. Dans ce cadre, les théories psychanalytiques constitueront des objets d’analyse

puisqu’elles sont impliquées dans les réécritures entreprises par Robbe-Grillet et Murakami. Le bien-fondé de la psychanalyse freudienne est entre autres appuyé par une analyse de Michel Foucault, qui réfléchit à ses apports dans sa conférence intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur ». Il attribue à Freud un rôle tout à fait particulier, celui d’avoir fondé ce qu’il appelle une discursivité. Selon Foucault, Freud et les autres fondateurs de discursivité comme Karl Marx ont « […] ceci de particulier qu’ils ne sont pas seulement les auteurs de leurs œuvres, de leurs livres. Ils ont produit quelque chose de plus : la possibilité de formation d’autres textes67. » Un

fondateur de discursivité se distingue d’un romancier influent dont l’œuvre n’engendrera rien de plus qu’un « certain nombre de ressemblances et d’analogies qui ont leur modèle ou principe dans son œuvre propre68 », ou d’un fondateur de scientificité, dont la théorie est en tout temps

conséquente avec les travaux postérieurs qui s’en suivent, car le scientifique « […] fait, en quelque sorte, partie de l’ensemble des modifications qu’[il] rend possibles. […] Autrement dit, l’acte de fondation d’une scientificité peut toujours être réintroduit à l’intérieur de la machinerie des transformations qui en dérivent69. »

Foucault explique que la fondation d’une discursivité a comme singularité qu’elle est « […] hétérogène à ses transformations ultérieures. Étendre un type de discursivité comme la psychanalyse telle qu’elle a été instaurée par Freud, ce n’est pas lui donner une généralité formelle qu’elle n’aurait pas admise au départ, c’est simplement lui ouvrir un certain nombre de possibilités d’applications70. » Ainsi, la psychanalyse a établi une « possibilité infinie de

66 Soit d’explorer les liens hypertextuels qui lient les œuvres de notre corpus avec leur(s) texte(s) fondateur(s) en

mettant en lien les thématiques, motifs et réflexion sur la métaphore qui sous-tendent leur réécriture.

67 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur? », dans Dits et Écrits I, Paris, Gallimard (coll. Quarto), 1954-1975

[1969], p. 832.

68 Ibid., p. 833. 69 Ibid., p. 834. 70 Ibid., p. 834.

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discours71 ». Forte de la réanimation herméneutique issue du mythe d’Œdipe, la psychanalyse,

comme le dit Foucault, a ouvert un champ illimité de possibilités, aussi étrangères ou éloignées qu’elles puissent sembler par rapport à ce qui les a inspirées.

Alors qu’Astier mentionne que la psychanalyse «a brisé l’appartenance exclusive d’Œdipe à la littérature72 », il nous paraît important de rappeler que la littérature est elle-même

polymorphe. Elle sait se nourrir des autres disciplines comme celles du scientifique, du politique, du social. À la lumière de ce que dit Foucault à propos des fondateurs de discursivité et d’une lecture approfondie des Gommes et de Kafka sur le rivage, nous observons que les auteurs se sont appliqués, dans ces romans, à faire de la science psychanalytique un élément de création. Par ce processus, Œdipe effectue un retour vers la sphère littéraire en étant connoté autrement. Il nous paraît donc essentiel de considérer le rôle du complexe œdipien au sein de ces textes. Alors que notre hypothèse initiale désignait Œdipe roi comme texte fondateur des œuvres de notre corpus, il nous semble désormais plus prudent de concevoir l’analyse du complexe d’Œdipe par Freud comme un second texte fondateur. Ainsi, nous tâcherons de l’envisager autrement que comme simple mythème, mais plutôt comme un élément central du « syntagme minimal73 »,

rétrospectivement bien sûr, du mythe d’Œdipe.

OBSERVATIONS SUR LA SPÉCIFICITÉ DU MYTHE D’ŒDIPE

Colette Astier émet une hypothèse intéressante concernant l’importance du complexe d’Œdipe, soit celle que « […] se crée peu à peu un mythe de la psychanalyse qu’il ne serait probablement pas impossible d’interpréter comme quelque mythe du mythe74. » Cette

affirmation nous engage sur la piste des particularités du mythe, enjeu fondamental de ce mémoire de par ses résonnances dans les œuvres de notre corpus. Nous avançons l’hypothèse selon laquelle ce mythe détonne aujourd’hui des autres figures connues de la mythologie grecque, même celles qui ont fait l’objet de reprises ou de transpositions à notre époque. Il étend son territoire de signifiance à un champ beaucoup plus large depuis Freud et la naissance de la

71 Ibid., p. 833.

72 Colette Astier, op. cit., p. 7.

73 Formulation que Siganos définit comme « [l]es éléments fonctionnels minimaux sans lesquels le mythe n’aurait

plus de sens ». André Siganos, « Définitions du mythe », dans Danièle Chauvin, André Siganos et Philippe Walter [dir.], Questions de mythocritique : dictionnaire, Paris, Éditions Imago, 2005, p. 92.

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