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DE LA FORME VERS LE FOND

Les œuvres de Murakami sont habituellement reconnaissables par l’extrême simplicité du vocabulaire employé par l’auteur. Or, la simplicité des mots est souvent trompeuse puisqu’elle soutient l’élaboration de mondes complexes, ce que l’auteur lui-même explique ainsi : « En empilant des mots simples, créer des phrases simples, et en empilant des phrases simples, décrire finalement une réalité non simple253. » Kafka sur le rivage est le roman à thèse par excellence de

Murakami, car il permet de comprendre comment une réalité composite peut être désignée par un vocabulaire élémentaire. Roman de formation, il met lui-même en évidence la philosophie qui régit le lien entre les personnages, leurs doubles et le monde qui les entoure. Celle -ci se construit autour d’une vision bien particulière de la métaphore, trait qu’Alain Billault a également remarqué : « la métaphore devient une réalité cosmique productrice de sens254. » Grâce au

pouvoir de la métaphore, les personnages arrivent à s’approprier la réalité, à communiquer avec les animaux, les objets inanimés, la nature, et c’est ce qui permet à Kafka de triompher de la tragédie et du complexe d’Œdipe. Il convient pourtant de nous questionner, avant de mener plus avant notre réflexion, sur notre conception de la métaphore dans ce roman. Celle-ci pourrait nous mener vers une piste faussée par notre regard occidental255, qui discréditerait notre

interprétation. Malgré cette possibilité, nous avons constaté que plusieurs critiques bilingues se sont intéressés à l’usage de la métaphore chez Murakami256. Cela nous permet d’affirmer que

l’usage qu’en fait l’auteur s’apparente suffisamment à l’usage occidental de la métaphore pour que notre propos concorde avec ce que véhicule la version japonaise du roman.

Il s’avère que Robbe-Grillet a également mené une réflexion sur la métaphore dans plusieurs de ses articles parus entre 1953 et 1963, qui sont réunis dans le recueil Pour un Nouveau

Roman. Dans ses essais, Robbe-Grillet tente de justifier sa démarche artistique. Sans

nécessairement faire des Gommes une démonstration aussi évidente qu’a pu l’être Kafka sur le rivage de son opinion sur la question, ce roman hérite tout de même de la vision du monde que

253 Haruki Murakami, « Écrits sur une table de cuisine : préface à mes deux premiers romans courts », dans Écoute

le chant du vent, suivi de Flipper 1973, traduction d’Hélène Morita, Paris, Belfond, 2016, p. 17. Caractères en gras dans

le texte.

254 Alain Billault, op. cit., p.240.

255 Compte tenu de ces difficultés, nous avons dressé un portrait succinct de la métaphore japonaise en annexe

afin d’en avoir un aperçu plus juste.

l’écrivain explicite dans cette série d’essais. Le système métaphysique lié à la métaphore, précisément celui dont Murakami fait l’éloge, Robbe-Grillet s’en fait le plus vif détracteur. Pour Murakami, on le verra, la métaphore est une véritable philosophie humaniste et gage d’un lien authentique avec l’univers. À l’inverse, Robbe-Grillet critique vertement le lien qu’elle suggère entre l’homme et le monde qui l’entoure. De plus, la métaphore est une figure à laquelle, curieusement, les deux auteurs se sont intéressés (même si c’est de manière antithétique), et nous y percevons un potentiel lien avec la figure d’Œdipe. Avant de nous plonger dans les réflexions de Robbe-Grillet et de Murakami concernant la métaphore, avec l’objectif de rendre visible la philosophie qui sous-tend leurs romans, il convient de mettre en lumière quelques facettes de ce concept langagier complexe. Cela nous permettra ensuite de mieux comprendre les univers des auteurs à l’étude. Notre visée, on s’en doute bien, n’est pas de retracer exhaustivement l’historique et les diverses variations de la métaphore, mais plutôt d’en donner un aperçu général.

Il est intéressant de constater que les origines du mot « métaphore » proviennent du grec ancien. Figure privilégiée de l’art de la rhétorique dans l’Antiquité, elle permettait aux rhéteurs de pallier de façon imagée les failles du langage ; le verbe grec metaphorein signifie « transporter, porter au-delà ». Or la métaphore, en plus d’être une figure de rhétorique, a aussi une portée au niveau de l’appréhension du sens à l’échelle cognitive. Camille Dumoulié explique qu’« [i]l remonte, en effet, à Aristote pour qui la métaphore, effet de la mimésis naturelle chez l’homme, est une forme de l’analogie, et donc un moyen de connaissance257. » Théorisée par Aristote dans

la Poétique, la mimésis, qu’on peut plus ou moins traduire en français par « imitation », « désigne ce que l'on pourrait appeler une action interprétative. L'imitation ne restitue pas le réel, elle construit une représentation qui produit de la réalité. Nous croyons en cette représentation et lui prêtons un effet de réel258. » La métaphore est ainsi considérée par plusieurs comme étant la contrepartie

langagière de la mimésis, qui permet de transposer, de traduire (en latin, d’ailleurs, la metaphora grecque devient translatio) en mots une impression issue de la réalité. Judith Schlanger appuie la théorie de Dumoulié en affirmant elle aussi que la métaphore est un instrument de connaissance, et c’est entre autres par ses propriétés heuristiques que les idées nouvelles peuvent se développer

257 Camille Dumoulié, « Ontologie de la métaphore », dans Littérature et philosophie : le gai savoir de la littérature, Paris,

Armand Colin (Coll. U), 2002, p. 87.

258 Danièle Cohn et François Trémolières, « IMITATION, esthétique » dans Encyclopædia Universalis, [En ligne]

http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/imitation-esthetique/ [Page consultée le 1er

cognitivement : « […] l’activité métaphorique se présente comme la face verbale de la conceptualisation inventive. La dimension intellectuelle de la métaphore prend pour unité d’explication non pas l’image isolée et sa transposition, mais une constellation complexe du sens. Dans cette optique, le rôle esthétique du métaphorique est second et résiduel par rapport à son rôle intellectuel259. » La dimension intellectuelle dont parle Schlanger a été reprise dans un dessein

bien particulier par bon nombre de philosophes et poètes occidentaux au cours des siècles. Comme le remarque Dumoulié, « [l]a métaphore, figure, trope relevant d’un pur mécanisme rhétorique, a acquis un privilège philosophique [particulier]. […] dans l’esprit des poètes et des philosophes, [le transport métaphorique] désigne un lieu transcendant, au-dessus, plus vrai et plus pur, plus proche de Dieu en somme260. » Ainsi, si la métaphore est un outil de connaissance,

elle est aussi inscrite dans la tradition métaphysique occidentale, ce qui affecte grandement son usage. La métaphore devient un outil qui permet de créer une communication (au sens figuré) entre un élément et l’autre par la fusion qu’elle suggère entre les mots et les choses.

Non seulement instrument poétique dont l’usage vise à rendre tangible une certaine transcendance, la métaphore est aussi une figure fondatrice de la rhétorique de l’inconscient, aux côtés de la métonymie. Jacques Lacan rapproche d’ailleurs ces figures stylistiques du langage des notions freudiennes de la condensation et du déplacement. Selon lui, « [l]e langage est la condition de l’inconscient261 » : le fonctionnement de la métaphore et de la métonymie détermine

aussi celui des forces inconscientes. Le travail du rêve, qui selon la théorie freudienne fait émerger des pulsions refoulées dans le sommeil, distingue les deux opérations que nous avons précédemment identifiées262. La condensation « […] superpose en quelque sorte les différents

composants [issus de la réalité qui partagent le ou les mêmes dénominateurs] ; l’élément commun ressort alors nettement dans le tableau d’ensemble, les détails contradictoires s’effacent en quelque sorte réciproquement263. » Le rêve compresse « des représentations qui ont du rapport

entre elles quant au contenu, non des représentations qui sont seulement entrées en connexion historiquement avec d'autres264. La condensation ramène à un texte, voire à un terme unique, qui

259 Judith Schlanger, « La pensée inventive », dans Les concepts scientifiques, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1991,

p. 86.

260 Camille Dumoulié, op. cit., p. 87.

261 Jacques Lacan, L’Étourdit, Paris, Le Seuil, 1973, p. 45.

262 Puisque la métonymie et le déplacement ne trouvent pas leur utilité dans le cadre de notre propos, qui se

concentre sur la métaphore, nous ne les approfondirons pas davantage.

263 Sigmund Freud, Sur le rêve, traduction de Cornélius Hein, Paris, NRF Gallimard (coll. Connaissance de

l’inconscient), 1988, p. 76.

ne cesse de s'alourdir de sens en devenant paradigmatique265 […] ». Selon Lacan, la condensation

est le pendant inconscient de la figure langagière de la métaphore : « La condensation est une métaphore. Elle définit tout refoulement et le refoulement originaire comme métaphore constitutive de l'inconscient […]266. » Ainsi, le travail du rêve, selon ces psychanalystes (qui, de

par cette position, se distinguent des philosophes précédemment mentionnés) sont intrinsèquement liés à l’inconscient et dépendent largement du langage et de ses formes. Le langage module ainsi l’expression involontaire des pulsions humaines. La métaphore touche donc à une pluralité de domaines, étant une figure par excellence de l’évocation, des rouages de la psyché humaine, de la rhétorique et de l’heuristique. Or, comme le fait remarquer Dumoulié, les romanciers et poètes de la modernité se sont progressivement détournés de cette figure de style, notamment parce qu’elle renvoie à « l’au-delà » qu’ils considèrent inaccessible : « L’effacement des figures poétiques et la dissolution du vers sont le signe qu’elle [la poésie] s’est détournée de l’Idéal pour mieux viser un Réel qui est le nom même de l’impossible et de l’“innommable”267. »

Héritier de ce courant de pensée résolument moderne, Robbe-Grillet pousse ce raisonnement jusque dans les limites de ses conséquences. Son roman Les Gommes est tributaire de la modernité dont parlait ci-haut Dumoulié, comme en témoigne notre précédent chapitre. Contrairement aux affirmations de l’écrivain, pour qui « l’artiste ne met rien au-dessus de son travail, et il s’aperçoit vite qu’il ne peut créer que pour rien268 » nous postulons que dans le roman

de Robbe-Grillet réside une vision du monde qu’il est possible de détecter. Murakami, peut-être en raison de son héritage culturel différent ou de sa vision du monde postmoderne, opte pour un usage plus conciliant de la métaphore en la mettant au service de sa réécriture du mythe d’Œdipe. Les prochains paragraphes seront donc consacrés aux thèses robbe-grilletiennes et murakamiennes sur la métaphore, que nous mettrons en lien avec Les Gommes et Kafka sur le

rivage, plus précisément avec la réécriture du mythe d’Œdipe.

265 Baldine Saint Girons, « CONDENSATION, psychanalyse » dans Universalis éducation [en ligne].

http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/ condensation-psychanalyse/ [Page consultée le 7 juin 2017]

266 Patrick Guyomard, « LACAN JACQUES - (1901-1981) » dans Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia

Universalis, http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/jacques-lacan/ [Page consultée le 6 juin 2017]

267 Camille Dumoulié, op. cit., p. 93.