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L A T RANSPOSITION / LE DÉPLACEMENT DANS K AFKA SUR LE RIVAGE

La transposition dans Kafka sur le rivage emprunte une stratégie tout aussi déstabilisante que Les Gommes, sans toutefois priver son lecteur de repères. En effet, l’amorce du roman (qui se constitue autour de la prédiction et la fugue du protagoniste) rattache beaucoup plus clairement Kafka sur le rivage au mythe d’Œdipe que Robbe-Grillet ne veut le faire dans Les

Gommes. C’est un roman dont l’action se déroule dans le Japon du début du XXIe siècle,

instaurant déjà une distance importante par rapport au protomonde et son décor antique. Contrairement aux Gommes, qui réintègre à sa manière les grandes cités qui étaient au centre de la tragédie de Sophocle, rien dans le monde successeur que met en place Kafka sur le rivage ne laisse deviner une quelconque filiation du paysage avec celui du mythe grec. Le Japon mis en scène par Murakami dissimule plutôt une réalité bien particulière, insoupçonnée par la plupart des personnages qui l’habitent. Sous le couvert d’un monde en apparence réaliste, Murakami fait apparaître des éléments surnaturels qui viennent progressivement parasiter l’harmonie initiale du quotidien des personnages plus ordinaires. Le mythe d’Œdipe est traité, lui aussi, comme un événement paranormal, incongru. La présence d’éléments mythiques est dévoilée lors du XXIe

chapitre, lorsque le contenu de la prédiction qui tourmente le héros est révélé au lecteur. Celui- ci reconnaît aisément la malédiction œdipienne, qui condamnait le héros antique à coucher avec sa mère et à assassiner son père. Or, le roman effectue une permutation actantielle qui fait en sorte que la figure paternelle du roman, soit Johnnie Walker163, prend en charge le rôle de l’oracle,

en condamnant son fils à accomplir des atrocités – alors que dans la version antique du mythe, le père d’Œdipe tente lui aussi d’échapper à la malédiction, qui lui est dévoilée par l’oracle de Delphes (il ne l’énonce donc pas). La parenté intertextuelle entre Laïos et Johnnie Walker est soulignée;un des symboles les plus caractéristiques de la lignée des Labdacides est la claudication, et Johnnie Walker se sert d’une canne pour se déplacer. Par conséquent, l’on peut établir que certains traits importants de l’histoire du protomonde sont préservés ; nous tenterons de voir si leur transposition dans le milieu réaliste magique du roman transforme la perception qu’on s’en fera.

Le chapitre XXI s’ouvre par un article de journal qui apprend au protagoniste la mort de son père. Envahi par un sentiment de culpabilité, Kafka confie enfin à Oshima son secret : « Mon père m’a dit que j’aurais beau faire, je ne pourrais pas échapper à mon destin. Cette

prophétie est comme un mécanisme à retardement enfoui dans mes gènes et, quoi que je fasse, elle se réalisera à coup sûr. Un jour, je tuerai mon père de mes mains, et je coucherai avec ma mère et ma

sœur164. » Jusque-là, l’intrigue était concentrée sur l’imminente révélation de la teneur de la

prédiction, inconnue du lecteur, qui joue le rôle de moteur narratif. Cela confirme notre intuition par rapport à cette réécriture de ce mythe qu’a entreprise Murakami, qui joue un rôle beaucoup plus important que celui d’un simple motif, ce que soutient aussi Virginia Yeung dans son article consacré à la structure temporelle du roman : « L’intérêt de l'histoire réside principalement en la réussite potentielle de la tentative du héros de déjouer la prophétie, bien que la connaissance préalable de la tragédie ancienne incline le lecteur à penser que la tentative de modifier son destin provoquera ironiquement la matérialisation de la prophétie165. » Dans le mythe antique, la

réalisation de l’oracle se produit à l’insu du protagoniste à la suite de terribles malentendus qui proviennent directement du fait que celui-ci a tenté de fuir la volonté des dieux. Or, ce n’est pas du tout le cas dans Kafka sur le rivage, car Kafka est bel et bien conscient d’être l’héritier d’Œdipe (à la différence du roman Les Gommes, où le lien intertextuel échappe au protagoniste) : « [c]’est exactement la prophétie qui a été faite à Œdipe. Tu le sais, j’imagine? Je hoche la tête166. » Ses

actions sont donc en partie la réponse à ce qui serait arrivé si Œdipe avait lu Sophocle. Kafka n’est également pas sans savoir qu’il ne peut échapper à son sort, comme le remarque le « garçon nommé Corbeau » : « Incapable de comprendre le mécanisme de la prédiction. Tu es entraîné malgré toi dans son accomplissement. Comme une ville en bordure d’un fleuve emporté par la crue167. » La destinée de Kafka, bien que donnée pour inévitable, ne semble jamais se matérialiser

clairement, du moins aux yeux du lecteur. Son père est assassiné à Tokyo par Nakata alors que Kafka se trouve dans le Shikoku : pourtant, le protagoniste se retrouve avec le sang de ce meurtre sur les mains, malgré la distance physique qui le sépare du lieu du crime. S’il ne couche pas avec sa sœur biologique, il viole celle qu’il considère comme telle dans un rêve ; s’il n’a pas de rapports sexuels avec sa mère biologique, il tombe amoureux de celle qu’il croit l’être. Surtout, contrairement à Œdipe, Kafka est loin d’éprouver de l’horreur face à la perspective du parricide

164 KSR, p. 275. Italiques dans le texte.

165 « The attraction of the story lies predominantly in the issue of whether the hero’s attempt to thwart the

prophecy will succeed, though knowledge of the old tragedy inclines the reader to think that the hero’s attempt to alter his fate will, ironically, cause some form of the prophecy to materialize. » Virginia Yeung, « Time and Timelessness: A Study of Narrative Structure in Murakami Haruki’s Kafka on the Shore », dans Mosaic: a journal for the

interdisciplinary study of literature, Volume 49, No 1, mars 2016, p. 150. Notre traduction. 166 KSR, p. 275.

ou de l’inceste. Il en découle une refonte du système de valeurs et une évacuation de la dimension tragique qui émane du mythe.

Cette refonte nous pousse à rattacher les éléments résultant de la prédiction au déplacement tel que l’entend Dolezel. Il serait certes mal avisé d’affirmer que Kafka sur le rivage est un « antimonde polémique » par lequel Murakami tenterait d’ébranler ou de contester la légitimité du protomonde canonique. Mais lorsque Dolezel avance que le déplacement construit « une version essentiellement différente du protomonde, en réélaborant sa structure et en réinventant l'histoire qui s'y déroulait168 », cela nous paraît correspondre aux stratégies qu’emploie

Murakami dans Kafka sur le rivage. Son roman se sert du protomonde canonique comme d’un tremplin par lequel il prend son essor : la pièce de Sophocle n’est pas congédiée, mais le remaniement de la prophétie œdipienne demeure foncièrement ambivalent. La tragédie sert à la fois de contre-exemple pour le protagoniste (Kafka, contrairement à Œdipe, ne veut pas fuir la prédiction) et d’exemple (il va même tout faire pour qu’elle se produise).

Car c’est par la malédiction proférée par son père que Kafka est confronté à un destin œdipien. On peut y percevoir un changement important par rapport au texte fondateur : c’est le père de Kafka qui le maudit, non pas un oracle extérieur comme a pu l’être celui de Delphes dans la version antique du mythe. Le père de Kafka rejette son fils puisqu’il porte en lui les gênes de la femme qui l’a rejeté ; il le maudit pour se venger de la femme qu’il a aimée et qui s’est détournée de lui. Pourtant, Kafka parvient à lutter contre la malveillance de son père en assumant la prophétie, qui lui permet d’affirmer son identité, autre rupture vis-à-vis le protomonde canonique. Kafka ne considère pas Œdipe comme un terrible modèle à fuir, mais plutôt comme un point d’ancrage au réel, une manière de lire la réalité pour ensuite s’y adapter. C’est aussi l’intuition d’Alain Billault : « Le mythe d’Œdipe, en tant qu’histoire préexistante et bien connue, constitue le référent signifiant de la métaphore existentielle qu’Oshima propose à Kafka pour expliquer sa vie. Cette métaphore y révèle un sens qui s’y trouvait dissimulé. […] Aussi Oshi ma associe-t-il à la métaphore l’ironie de la vie, une ironie qui l’enrichit d’un sens caché que fait apparaître la métaphore existentielle169. »

Au début du roman, malgré la présence rassurante de son double Corbeau, Kafka est déstabilisé par la prophétie. Il tente de s’y préparer à l’aveuglette, s’entraînant par tous les moyens

168 Lubomír Dolezel, op. cit., p. 207. Traduction de Richard Saint-Gelais. 169 Alain Billault, op. cit., p. 240.

possibles à devenir « le garçon de quinze ans le plus courageux du monde170 ». Malgré tout, il

compare son destin à une terrifiante tempête de sable, comparaison qui renvoie à l’identité mouvante et incertaine du protagoniste (tout comme au monde inquiétant qui l’entoure) : « Une trombe de sable blanc s’élève droit vers le ciel, pareille à un épais cordage. Je ferme les yeux et me bouche les oreilles des deux mains. Afin que ce sable fin ne pénètre pas à l’intérieur de mon corps. Je sens la pression du vent sur ma peau. La tempête s’apprête à m’avaler171. » Malgré cet

égarement initial, une étrange prémonition guide le héros vers l’apprentissage et l’apprivoisement de son identité déconcertante : « Le jour de mes quinze ans, je ferai une fugue, je voyagerai jusqu’à une ville inconnue et lointaine, et trouverai refuge dans une petite bibliothèque172. » Cette

prémonition se réalise mot pour mot par la suite. Au cours de son périple qui le mène à la bibliothèque, Kafka fait la rencontre de Mlle Saeki, de qui il tombe rapidement amoureux tout en étant persuadé qu’il s’agit de sa mère perdue. Avant de se lancer dans la concrétisation de cet amour, Kafka doit faire la paix avec la mort de son père, de laquelle il se sent responsable (contrairement à Œdipe, qui n’est pas à même de réaliser qu’il l’a assassiné avant d’être forcé de s’en rendre compte). Pour ce faire, il aura besoin d’un guide, et le bibliothécaire Oshima remplira ce rôle. Anne Bayard-Sakai identifie ces personnages qui sont des mentors pour les héros comme des « passeurs » dans l’œuvre de Murakami : « le voyageur qu’est le narrateur, en quête de quelque chose qu’il ignore, a besoin d’un guide pour franchir la frontière. Dans les romans de Murakami, on trouve ainsi des personnages dont le rôle essentiel est d’être des passeurs173. » C’est grâce aux

lectures qu’Oshima laisse à l’intention de Kafka dans son chalet que celui-ci parvient à passer de l’autre côté du monde factuel, dans le monde des rêves, là où existe bel et bien sa responsabilité dans le crime qui a coûté la vie à son père. Car si Kafka a des doutes quant à sa culpabilité dans le meurtre (entre autres à cause du moment où il perd connaissance pendant des heures et se retrouve ensuite recouvert de sang), la lecture de l’Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt va la confirmer.

170 KSR, p. 9. 171 KSR, p. 8. 172 KSR, p. 9.

173 Anne Bayard-Sakai, « D’un monde à l’autre : la métaphore dans l’œuvre de Murakami Haruki », dans Jacqueline

Pigeot et Hartmut O. Rotermund [dir.], Le vase de béryl : Études sur le Japon et la Chine en hommage à Bernard Frank, Paris, Éditions Philippe Picquier, 1997, p. 258.

Cette œuvre, qui traite de la banalité du mal, fait état du procès du SS Adolf Eichmann pour les crimes qu’il a commis lors de la Seconde Guerre mondiale. Les conclusions d’Arendt laissent une grande impression sur le jeune protagoniste :

Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est “banal” et même comique : avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. […] Que l’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point privé de pensée ; que cela puisse faire plus de mal que tous les instincts destructeurs réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme – voilà une des leçons que l’on pouvait tirer du procès de Jérusalem.174

Ce qui a transformé Eichmann en un grave criminel de guerre n’est donc pas, selon Arendt, un esprit particulièrement sanguinaire, mais bien une passivité aveuglante qui a rendu cet homme tout à fait indifférent au destin des Juifs qu’il dirigeait tranquillement vers la Solution Finale. Une remarque laissée dans la marge par Oshima renforce cette idée et conduit Kafka vers une perception différente du parricide, l’empêchant désormais de se reposer sur la distance physique qui le sépare du crime pour se convaincre de son innocence : « Tout est question d’imagination. La

responsabilité commence avec le pouvoir de l’imagination. Yeats disait : In dreams begin responsibilities. C’est parfaitement exact. À l’inverse, la responsabilité ne peut naître en l’absence d’imagination. Comme nous pouvons le constater avec Eichmann.175 » C’est dans cette optique philosophique que Kafka

appréhende dorénavant la prédiction et le meurtre de son père, parvenant progressivement à les assumer. La réponse de l’Œdipe sophocléen face à l’oracle, un peu comme celle d’Eichmann, a été la fuite et l’aveuglement ; l’Œdipe murakamien va plutôt confronter les résultats de la malédiction au pouvoir de l’imaginaire. Kafka refuse donc d’être un jouet au service de forces qui lui échappent ; son imagination le mène à endosser la culpabilité issue de son destin lorsque les faits ne le désignent logiquement pas comme un meurtrier. Malgré les multiples alibis qui l’innocentent, par exemple celui de la distance le séparant du lieu de l’assassinat de son père, le protagoniste est conscient du lien qui l’unit inextricablement à cet événement. D’un stade de passivité face aux faits, qui se sont déroulés sans son intervention ni son consentement, Kafka devient, grâce à l’imaginaire et le rêve, un agent dynamique en assumant toute l’absurdité de la culpabilité qu’il doit endosser. À travers les centaines de kilomètres qui séparent Kafka de

174 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, traduction d’Anne Guérin, Paris, Gallimard

(coll. Folio histoire), 1991, p. 460-461.

Johnnie Walker au moment du crime, c’est le jeune héros qui subit l’effusion de sang sur ses vêtements, l’ankylose dans le bras suite aux coups de couteau qu’il n’est pas censé avoir donné. Si cet épisode n’est pas considéré comme horrible par le protagoniste, le lecteur, lui, connaît la violence inouïe qui caractérise l’assassinat du père de Kafka. Il comprend ainsi le poids de la culpabilité que porte le personnage, fardeau bien réel même s’il est intangible lorsque considéré d’un point de vue strictement factuel. En effet, ce lien qui associe Kafka au meurtre de son père n’existe pas dans le monde des surfaces, ni dans sa mémoire, mais il est toutefois bien tangible dans celui du rêve, comme l’affirme d’ailleurs Corbeau : « “ Peu importe qui était le maître de ce rêve à l’origine, puisque tu l’as partagé. Tu es responsable de ce que tu as rêvé. Car ce rêve s’est insinué en toi par les sombres corridors de ton âme. ”176. » Contrairement à celle d’Eichmann,

l’imagination de Kafka est débordante. C’est grâce à elle que le protagoniste apprivoise le monde du rêve, monde dans lequel il pourra, nous le verrons ultérieurement, découvrir l’identité de sa mère perdue.