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L’apprivoisement de la prédiction se concrétise à d’autres moments du récit, notamment lorsqu’Oshima raconte au héros le passé tragique de Mlle Saeki. Il l’initie du même coup à la chanson intitulée « Kafka sur le rivage », composée des années plus tôt par la mystérieuse responsable de la bibliothèque Komura. La mélodie joue le même rôle que celui de l’énigme du Sphinx dans le mythe antique, celui de confronter le protagoniste à un point tournant de son parcours, et lui donner le défi de déchiffrer des énoncés codés. Les paroles énigmatiques de la ballade ont tôt fait de le rendre perplexe :

Tu es assis au bord du monde, et moi dans un cratère éteint. Debout dans l’ombre de la porte,

il y a des mots qui ont perdu leurs lettres. La lune éclaire un lézard endormi,

de petits poissons tombent du ciel. Derrière la fenêtre il y a des soldats résolus à mourir.

Kafka est au bord de la mer assis sur un transat.

Il pense au pendule qui met le monde en mouvement. Quand le cercle du cœur se referme,

l’ombre du Sphinx immobile se transforme en couteau qui transperce les rêves.

Les doigts de la jeune noyée cherchent la pierre de l’entrée. Elle soulève le bord de sa robe d’azur et regarde Kafka sur le rivage.177

Kafka est immédiatement intrigué par la chanson malgré (ou peut-être même précisément en raison de) son hermétisme. Il faut dire que son titre l’interpelle, et il n’y voit pas une simple coïncidence. Les paroles insolites évoquent la pluie de poissons, les soldats attendant la mort, la pierre de l’entrée, marquant ainsi l’importance de ces éléments avant qu’ils ne se manifestent dans le récit. Une fois concrétisés dans l’histoire, ils deviennent des indices, des perches tendues vers Kafka pour qu’il apprivoise son destin œdipien, qu’il se le réapproprie. Étrangement, la chanson constitue à la fois l’énigme178 et sa propre solution : comme la malédiction qui pèse sur

Kafka, la ballade, au-delà de ses mystères, a une valeur prophétique. Elle fonctionne, lorsque considérée rétrospectivement, comme une carte qu’il doit apprendre à décoder ; plus les éléments de l’intrigue se déploient, plus les paroles prennent leur sens pour le héros. Contrairement aux

Gommes, roman qui se caractérise par l’incertitude interprétative, Kafka sur le rivage offre une

solution qui permet de comprendre l’univers murakamien : c’est le rôle joué par la ballade, qui guide l’œuvre. Étrange valse entre passé, présent et futur, la chanson de Mlle Saeki devient, en quelque sorte, une boussole qui dirige la lecture ainsi que le protagoniste vers le terme de son périple, comme le signale Yeung :

La chanson est une œuvre du passé, mais les paroles cryptiques font allusion à des choses qui se produiront des décennies plus tard [...]. On peut dire que le texte comprend un troisième type d'anachronie : le mélange d'une analepse rétrospective et d'une prolepse prospective anticipée. Alors que la prolepse indique que le futur

177 KSR, p. 309-310.

178 Mentionnons également l’évocation explicite du Sphinx dans les paroles, qui rappelle de manière évidente la

est déduit du présent, ce schéma temporel plus complexe implique un futur enchevêtré dans le passé, créant ainsi un fort sentiment de fatalisme179.

Le sentiment de fatalisme évoqué par Yeung perd, selon nous, de sa force pour les mêmes raisons qui font en sorte que la réalisation de la prédiction semble moins taboue : le protagoniste assume la responsabilité du parricide, de l’inceste. Ultimement, elle permet au protagoniste de deviner le lien particulier qui l’unit à Mlle Saeki : « Entre l’histoire de Mlle Saeki et la mienne, il y a un tas de choses qui coïncident exactement, dis-je. Elles s’emboîtent comme les pièces manquantes d’un puzzle. C’est en écoutant Kafka sur le rivage que je l’ai compris180. » Ces paroles sont appuyées

par les deux accords étranges qui sont au cœur du refrain. Ceux-ci conduisent le protagoniste au-delà de l’hypothèse qui désignerait Mlle Saeki comme sa mère181. L’harmonie des accords

donne toute sa profondeur à la mélodie et Kafka, dès sa première écoute, vit une expérience onirique quasi surnaturelle: « Par-delà les mots, des images surgissent dans mon esprit comme des images découpées au pochoir, et se mettent à exister par elles-mêmes comme si j’étais plongé dans un rêve182. » Ces images générées par les accords rompent avec la douce mélancolie des

paroles :

[…] je pourrais presque dire que je me sens trahi [par ces accords]. Je suis choqué par cette rupture inattendue. Cela me déstabilise, comme si un vent froid venait brusquement souffler par un interstice. Mais à la fin du refrain, la belle mélodie reprend et me ramène à l’intimité du début, loin du vent glacé.183

Lorsque Kafka confronte Mlle Saeki sur l’origine des accords qui visiblement ne cadrent pas avec le reste de la mélodie, celle-ci lui donne une réponse bien sibylline : « Je les ai trouvés dans une vieille chambre, loin, très loin d’ici. La porte de cette pièce était ouverte à ce moment-là, dit- elle paisiblement. Une chambre lointaine, si lointaine184… » Déjà, la manière dont Mlle Saeki

parle de sa découverte a de quoi surprendre, comme si les accords n’étaient pas une harmonie sonore, mais plutôt des objets bien tangibles. Kafka comprend à ce moment qu’ils proviennent d’un ailleurs mystérieux qu’il doit explorer. L’interprétation de la chanson, cette fois-ci dans toute

179 « […] the song is a work of the past yet the cryptic lyrics allude to things that happened decades later […]. We

can say that the text includes a third type of anachrony: the conflation of a backward -looking, recollective analepsis and a forward-looking, anticipatory prolepsis. While prolepsis indicates the future is inferable from the present, this more intricate time pattern implies that the future is already encrypted in the past, thus creating a stronger sense of fatalism », Virginia Yeung, op.cit., p. 149. Notre traduction.

180 KSR, p 335. Italiques dans le texte.

181 Nous détaillerons plus tard l’épisode de la réalisation de la prédiction ainsi que l’incertitude qui en découle. 182 KSR, p. 310.

183KSR, p. 311. 184 KSR, p. 402.

sa complexité (c’est-à-dire par l’ouverture vers le rêve que les accords, alliés aux paroles, génèrent) conduit le protagoniste vers l’hypothèse, de plus en plus sérieuse, que Mlle Saeki est sa mère. Si ce n’est pas confirmé dans la réalité des personnages, l’univers du rêve tel qu’il se déploie nous permet d’envisager la véracité de cette hypothèse. Le décryptage des paroles fait en sorte que le personnage principal interprète la réalité en percevant Mlle Saeki comme sa mère ; les accords, nous le verrons, permettent de vérifier cette hypothèse dans le monde des rêves. La concrétisation de leur relation est liée de près à la question des doubles dans ce roman, qui est analysée de plus près dans une section ultérieure de ce chapitre. C’est pourquoi nous suspendons pour le moment notre examen de la liaison de ces personnages.