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À propos du mythe antique et de l’énigme du Sphinx, Jean-Pierre Vernant explique que [l]e savoir d’Œdipe, quand il déchiffre l’énigme de la Sphinx, porte déjà d’une certaine façon sur lui-même. Quel est l’être, l’interroge la sinistre chanteuse, qui est

à la fois dípous, trípous, tetrápous? Pour Oi-dípous, le mystère n’en est un qu’en apparence : il s’agit bien sûr de lui, il s’agit de l’homme. Mais cette réponse n’est un savoir qu’en apparence ; elle masque le vrai problème : qu’est alors l’homme, qu’est Œdipe282?

On peut reconnaître, dans l’analyse qu’effectue l’helléniste de la réponse à l’énigme, un exemple éloquent de ce que Robbe-Grillet condamne dans ses essais et de ce à quoi il tente de remédier, à notre avis, dans Les Gommes. Dans « Nature, humanisme, tragédie », Robbe-Grillet paraît presque répondre directement à l’interprétation de Jean-Pierre Vernant que nous venons de citer : « La nature commune, une fois de plus, ne pourra être l’éternelle réponse à la seule question de notre civilisation gréco-chrétienne : le Sphinx est devant moi, il m’interroge, je n’ai même pas à essayer de comprendre les termes de l’énigme qu’il me propose, il n’y a qu’une réponse possible, une seule réponse à tout : l’homme. Eh bien non. Il y a des questions, et des réponses283. » Les

Gommes, en phase avec cette critique de l’auteur, semble aussi faire écho à la dénonciation de

l’ubiquité de l’homme que l’écrivain réprouve. Dans le même sens, l’énigme du Sphinx y a aussi son rôle à jouer en témoignant, à sa façon, de cette dénonciation.

Car malgré l’importance des modifications et des transmutations apportées par Robbe- Grillet à l’énigme, celle-ci occupe toujours une place non négligeable dans le roman Les Gommes. Elle ponctue le texte, revenant constamment à la charge, troublant le protagoniste dans ses recherches et le lecteur dans sa quête de sens. Or, si elle était dans le mythe antique un point pivot de l’intrigue, elle est ici reléguée au rang d’élément perturbateur du roman. Non plus donnée à résoudre par une inquiétante créature, c’est désormais un ivrogne, personnage figurant et sans réel intérêt, qui se charge de la poser. À notre sens, cela en dit déjà beaucoup : le Sphinx, autrefois constitutif du syntagme minimal du mythe, est d’ores et déjà discrédité par la narration car sujet de railleries. On peut le constater dès les premières mentions de la devinette, que l’on retrouve tôt dans le roman : « – Bonjour les gars. Dites donc, j’ai une devinette pour vous. […] Personne la connaît. Personne, t’entends? […] Quel est l’animal qui, le matin… Mais personne ne l’écoute. Il a déjà bu un coup de trop. Il est drôle, évidemment, mais les deux autres n’ont pas le cœur à la plaisanterie : il s’agit entre eux de la vie d’un homme284 ! »

282 Jean-Pierre Vernant, Œdipe et ses mythes, Paris, Éditions Complexe (coll. Historique), 2001, p. 36. Italiques dans

le texte.

283 Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », op. cit., p. 65. Italiques dans le texte. 284 LG, p. 19.

L’ironie de cet extrait expose au grand jour le désintérêt accordé à l’énigme. Entrecoupée par les interventions des autres personnages avant même d’avoir été complètement formulée, elle est balayée du revers de la main. Le lecteur, s’il est au fait de la forte intertextualité liant Les Gommes à la mythologie grecque, est décontenancé par cette première allusion à l’énigme mythique. Dans l’attente d’une conclusion à son sujet, il se voit rassuré de la retrouver une centaine de pages plus tard, parce qu’il s’attend à ce qu’on lui fournisse cette fois la solution. Or, encore une fois, l’énigme est incomplète, et l’ivrogne tellement saoul qu’il en devient presque incompréhensible : « Malgré ces difficultés incessantes avec lesquelles il est aux prises, il réussit encore à tenir des discours, fragmentaires il est vrai, mais où certains éléments demeurent intelligibles : “ Hé! Attends-moi… poser une devinette…” et quelque chose qui ressemble à “enfant trouvé”. Il a évidemment trop bu285. » À la fin du roman, les versions de la devinette se démultiplient dans la

bouche de l’ivrogne, elles s’enchaînent sans jamais donner de réponse : « Quel est l’animal qui est parricide le matin, inceste à midi et aveugle le soir? […] Non… Aveugle le matin, inceste à midi, parricide le soir. Hein? Quel est l’animal? […] Alors, t’es sourd? fait l’ivrogne. Hé, copain! Sourd à midi et aveugle le soir? […] Et qui boite le matin, complète l’ivrogne avec une gravité soudaine286. » D’une question aux incidences graves et décisives dans le mythe grec, l’énigme

devient dans Les Gommes une devinette, et la devinette devient à son tour un prétexte pour introduire le jeu créatif de Robbe-Grillet, ce qu’indique aussi Jean Alter dans son ouvrage sur l’auteur : « par le truchement de la fameuse devinette, le sort d’Œdipe, ou par extension celui de Wallas, en vient à s’élever au niveau de la condition humaine en général ; l’exercice de la liberté se résout de tous temps en une comédie d’erreurs ou en une tragédie de l’impuissance; éventuellement, “tout rentre dans le jeu”287. »On pourrait également penser que l’ivrogne, par

ses hésitations et la confusion qui découle de son discours, se fait l’avatar ironique et insolent de Robbe-Grillet. Il ne déconstruit pas seulement la vision humaniste attribuée à l’énigme, mais également l’aspect solennel du mythe. Il y a là une forte provocation.

Pour être plus exact, Alter devrait peut-être parler d’un anti-jeu, car l’entreprise artistique de Robbe-Grillet n’a pas de mode d’emploi ni de feuillet explicatif. Le roman ne crée pas de connivence avec son lecteur, au contraire : il l’appâte pour mieux le berner. Il cherche même à éviter toute complicité, ce que soulève également Jean Cayrol : « […] ce roman altier, fait d’un

285 LG, p. 149. 286LG, p. 292-293.

seul bloc, […] ne nous demande rien, ne cherche pas à nous séduire par les vieux moyens, à nous endormir, à nous bercer. Ici, l’auteur poursuit son chemin sans nous accoster et, si nous le suivons, il ne se retourne même pas à notre approche. Nous sommes oubliés ; il ne fera rien pour nous retenir288. » Les multiples versions de la devinette, toutes irrésolues, participent du

processus robbe-grilletien de suppression des éléments traditionnels qui fondent une intrigue. La labilité de l’énigme dans la bouche de l’ivrogne, conjuguée au fait qu’elle n’ait pas de fonction claire dans la suite de l’histoire, est peut-être même une manière de représenter de façon métonymique289 les transformations que Les Gommes font subir à Œdipe roi : un pied de nez à la

tragédie, une refonte constante et contradictoire des éléments du mythe et, comme nous l’avons vu à travers les multiples doubles, à une démythification du personnage, de la place qu’on lui accorde dans le roman. C’est aussi l’hypothèse générale que formule Alter au sujet du texte :

[…] les actes et les projets significatifs, donc ceux qui engagent les protagonistes dans des situations d’où aurait pu jaillir le sentiment tragique si le romancier avait choisi de leur donner un éclairage dramatique, mettant en évidence la cruauté d’une fatalité qui contrecarre les aspirations humaines et la souffrance qui en résulte, ou insistant sur l’horreur des crimes commis par les personnages et sur le châtiment que le sort leur réserve – ces actes et ces projets sont peints d’une manière on ne peut plus neutre, au moyen d’un langage dépouillé de tension et d’émotion, de sorte qu’ils paraissent aller de soi et que leurs conséquences les plus catastrophiques semblent réduites à une expression naturelle du quotidien290.

Ainsi, Les Gommes rendent aux réactions humaines leur incertitude, leur imprévisibilité, et surtout, leur insignifiance, dans un contexte où le jugement et les conséquences des actions entreprises par les personnages sont absents. On ne peut plus se reposer sur un savoir issu d’une conception de la nature humaine ou sur la morale pour qu’elles résolvent les énigmes du texte à la place du lecteur. La suite des choses ne dépend plus de la prévisibilité humaine. Si le roman est ponctué de cadavres, ce sont les vieilles carcasses abandonnées, vides et sèches, d’une civilisation révolue, celle où la nature humaine était limpide, où les forces divines ou celles de la nature étaient immanquablement tournées vers elle. Une civilisation où la tragédie, où Œdipe roi et la psychanalyse, par exemple, déterminaient la hiérarchie des valeurs dominantes.

288 Jean Cayrol, « Revue de la pensée française – juin 1953 », dans Emmanuelle Lambert [dir.], Dossier de presse : Les

Gommes et Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet, Paris, IMEC et 10/18, 2005, p. 77. Italiques dans le texte.

289 En ce qu’elle est associée à la structure générale de la réécriture du mythe en la représentant par un rapport de

contiguïté, une partie désignant le tout.

Conséquemment, le mythe d’Œdipe dans le roman, comme nous l’avons précédemment vu, endosse, d’un certain point de vue, le rôle d’une métaphore. Il laisse deviner la similitude l’associant au règne de la nature humaine décrié par Robbe-Grillet par son rapport analogique avec la tragédie grecque et la psychanalyse. De ces références, qui se rapportent à l’ancienne gloire de la civilisation occidentale, l’auteur a toutefois retiré la force de l’évocation pour s’en moquer. Les références au mythe appellent donc une interprétation pour finalement rester hermétiques, ou bien discréditées par l’ironie. Si cette métaphore réfère toujours à quelque chose, c’est à un équilibre formel, que le roman trouve par et pour lui-même, indépendamment de toute référence extérieure, ce que souligne aussi Olga Bernal : « Si sa fonction de détective [conduit Wallas] à un crime, ce ne sera pas un acte-destin, mais un acte littéraire291. » Ainsi, les métaphores

qu’on retrouve dans Les Gommes sont au service de quelque chose d’autre qui n’est pas prévu par les précédents schémas littéraires, soit dans le travail sur le temps, sur la narration, et sur le traitement des objets. Les personnages ne comptent que pour la subjectivité de leur regard, et c’est par là que Robbe-Grillet exprime sa conception de la liberté, soumise au « sens de l’humour à froid292 » du néo-romancier. Cette liberté trouve désormais ses assises dans l’observation

cartésienne du monde des objets.