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Dans Les Gommes, comme on l’a vu, le monde des objets est celui qui prédomine. Dénués de toute profondeur, les objets saturent le champ de vision, ils existent en dehors du symbolisme. L’objectif subversif de Robbe-Grillet est de rendre au monde une « surface lisse, sans signification, sans âme, sans valeurs, sur laquelle nous n’avons plus aucune prise293. » Le moyen

retenu pour accéder à cette surface est de procéder, dans son œuvre artistique, à la description méthodique et chirurgicale des objets. Rendus à leurs trois dimensions, les objets chez Robbe- Grillet n’ont pas de seconde nature ni de symbolique.

L’ironie souligne la futilité de quérir au-delà de ce qui se présente devant les yeux du protagoniste, ce que l’épisode des rideaux exprime de façon éloquente. Nous avons vu auparavant que cet élément du décor du roman intriguait le personnage principal, qu’il lui

291 Olga Bernal, op. cit., p. 55. Italiques dans le texte. 292 Jean Alter, op. cit., p. 18.

inspirait quelque chose, sans toutefois qu’il n’ait d’incidence concrète dans le développement du texte. Son regard ne perçoit pas l’allusion à la scène mythologique, qui est, dans le cas qui nous occupe, l’objet de l’ironie de la narration. Ici, le potentiel suggestif des rideaux se voit immédiatement contrecarré par l’ironie, servant de garde-fou au lecteur, qui ne peut pas tomber dans le piège de la fausse « réalité profonde de l’univers matériel294 » grâce à la moquerie implicite

qu’elle véhicule : « Immédiatement [Wallas] reconnaît, à une fenêtre du second étage, ce même rideau brodé qu’il a remarqué plusieurs fois au cours de sa promenade matinale. Ça ne doit pas être très sain de faire ainsi boire un bébé à la mamelle des brebis : antihygiénique au possible295. »

L’ironie, bien accentuée, est également indécidable. Il est impossible pour le lecteur de déterminer si le discours est émis par à l’instance narrative ou bien par le protagoniste, perdu dans ses pensées. L’ironie s’étend ainsi à plusieurs niveaux, ce qui fait en sorte que l’on ne sait plus vraiment de qui on se moque (du motif des rideaux ou de Wallas ?). En somme, le lecteur se voit dans l’obligation de se satisfaire de l’existence seule des rideaux brodés, captés par le regard de Wallas, le chemin de la profondeur étant barré par les railleries de la voix narrative. Et dans cette distance qui sépare le protagoniste des choses qui l’entourent, Robbe-Grillet trouve l’expression même de sa liberté, de son imagination qui n’est pas au service de vieilles idéologies. Étrange manière de concevoir la liberté que celle défendue par l’auteur, qui peut paraître très aride. Or, selon Robbe-Grillet, ce nettoyage est nécessaire, car le dépouillement est le seul moyen qui peut garantir un rapport aux choses qui les laisse là où elles doivent être, sans les transporter dans l’incertaine et variable gamme des émotions humaines. L’interprétation de Françoise Baqué va aussi en ce sens : « Son attitude est celle d’un homme qui, se sentant étranger au monde, tente de maîtriser l’inquiétude que cette étrangeté lui inspire, de ne pas la projeter sur les choses, et de restituer l’apparence immédiate de celles-ci – c’est-à-dire tout ce qu’elles ont d’indiscutable296. »

Barthes, dans son article intitulé « Littérature objective », s’est voué au décryptage de l’esthétique robbe-grilletienne et à son usage bien singulier de la description dans Les Gommes. Il a remarqué l’importance accordée au regard dans le texte, la vue étant le seul sens auquel Robbe- Grillet accorde sa confiance. C’est ce que souligne le titre de l’article de Barthes, qui se réfère à

294 Ibid., p. 62. 295 LG, p. 132.

296 Françoise Baqué, Le Nouveau roman, Paris, Bordas (coll. Bordas connaissance), 1972, p.83-84. Italiques dans le

« objectif » en son sens technique, cinématographique, optique. Son analyse du roman corrobore certaines de nos hypothèses :

On peut comprendre maintenant la raison profonde pour laquelle Robbe-Grillet a toujours restitué l’objet d’une façon purement optique : la vue est le seul sens où le continu soit addition de champs minuscules mais entiers ; l’espace ne peut supporter que des variations accomplies ; l’homme ne participe jamais au processus interne d’une dégradation : même morcelée à l’extrême, il n’en voit que les effets. L’institution

optique de l’objet est donc la seule qui puisse comprendre dans l’objet un temps

oublié, saisi par les objets, non par sa durée, c’est-à-dire privé de pathétique297.

Un extrait du roman témoigne particulièrement de l’approche visuelle de la réalité qui conditionne l’œuvre romanesque de Robbe-Grillet. Nous référons ici au célèbre épisode de la tomate. Celui-ci survient au moment où Wallas se présente dans un restaurant offrant des plats déjà préparés. Ce restaurant, à l’ambiance aseptisée, a frappé les critiques en raison de son absence d’humanité : ce sont des « mains sans visage298 » qui remplissent les distributeurs au fur

et à mesure qu’ils se vident. La manière de manger est elle aussi méthodique et cartésienne : on y découpe le repas en « petits cubes299 », on mange « en silence, avec des gestes rapides et

précis300. » À travers les mouvements mécaniques des travailleurs qui se nourrissent, les yeux de

Wallas se posent sur un quartier de tomate découpé par une machine :

La chair périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d’un renflement du cœur. Celui-ci, d’un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l’une se prolonge jusque vers les pépins – d’une façon peut-être incertaine. […] un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement301.

Rien ne justifie cette intrusion incongrue d’une description dans le fil de la narration : la tomate n’est pas mangée, pas non plus synonyme d’appétit. La description ne remplit donc aucune fonction diégétique ou psychologique. Elle est simplement là, scandaleuse parce qu’inutile, envoûtante puisqu’inexplicable. La tomate, dans le roman de Robbe-Grillet, est l’antithèse des précédents impératifs littéraires où chaque détail doit être foncièrement justifié par l’intrigue et

297 Roland Barthes, « Littérature objective », dans Critique, Paris, no 86-87, juillet-août 1954, p. 130. Italiques dans

le texte.

298 LG, p. 198. 299 LG, p. 199. 300 LG, p. 200. 301 LG, p. 199.

mis à son service. Ce principe, qu’on peut associer à la théorie du fusil de Tchekhov, veut que si dans un récit un fusil est accroché au mur, quelqu’un devra obligatoirement s’en servir. Le roman de Robbe-Grillet n’obéit pas à cette règle, et la théorie du fusil est reléguée aux oubliettes : cela permet aux choses d’être présentes davantage qu’utiles. Car dans l’univers de Robbe-Grillet, les choses ne sont pas des objets. Quand une chose devient objet, c’est qu’elle est intuitionnée par l’être humain qui lui attribue des fonctions spécifiques à ses désirs et envies. La chose devient subordonnée à l’instinct, qui ne lui renvoie finalement que le reflet de ses besoins, donc de lui - même. Or, que Wallas ait faim ou non, la tomate est là, et elle n’a rien à voir avec lui. C’est aussi l’avis de Barthes : « Donc, l’objet de Robbe-Grillet n’a ni fonction, ni substance. Ou, plus exactement, l’une et l’autre sont absorbées par la nature optique de l’objet302. » La vision permet

de découper le monde autrement, et de se détourner de la teneur suspecte de leur prétendue intériorité. Comme Robbe-Grillet le dit lui-même, « cette absence de signification, l’homme d’aujourd’hui (ou de demain…) ne l’éprouve plus comme un manque, ni comme un déchirement. Devant un tel vide, il ne ressent désormais nul vertige. Son cœur n’a plus besoin d’un gouffre où se loger303. »

Compte tenu de l’importance qu’accorde l’auteur au regard, il n’est pas surprenant de constater que Wallas, l’avatar robbe-grilletien d’Œdipe, ne se crève pas les yeux. Pourtant, et c’est ce qui est d’autant plus paradoxal dans ce roman, Wallas est aveugle : non pas face à l’étendue du monde qui l’entoure et aux choses que sa vue découpe, mais face au fait que son histoire transpose celle du héros antique. Il ne subsiste donc du mythe qu’un squelette d’intrigue, débarrassé de tout ce qui pourrait lui donner une profondeur. Le rapport analogique entre le mythe d’Œdipe et le roman est donc rompu, ou brisé au moment où il se forme : le transport qu’implique la métaphore n’a pas lieu. L’ordre humain que perpétuait la tragédie a été arraché au mythe à travers l’entreprise de réécriture. Le mythe devient finalement un ensemble de relations abstraites dans lesquelles les personnages sont insérés comme s’ils étaient des pions. La narration s’en remet donc à la description des objets pour illustrer un nouvel ordre des choses dépourvu de tout jugement de valeur. À ce sujet, Weightman met en relief certaines limites de la pensée robbe-grilletienne :

Quand Robbe-Grillet donne une description consciencieusement non- métaphorique ou apparemment non-métaphorique d’un objet, que fait-il

302 Roland Barthes, op. cit., p. 123.

exactement? Il établit deux postulats qui peuvent sembler assez contradictoires : a) qu’il montre les choses telles qu’elles sont, dépourvues d’associations humaines; b) qu’il fait ressortir leur véritable étrangeté. Mais si les choses ne font qu’être, elles ne sont pas étranges. L’étrangeté est une émotion humaine. Si nous étions Dieu, la création ne nous serait pas étrangère ; elle nous serait ordinaire. Mais nous ne sommes pas Dieu, et ainsi la conscience de la création devient une perpétuelle tentative d’ajustement qui implique immanquablement l’émotion. Robbe-Grillet ne veut pas que les émotions soient incertaines ou désordonnées : alors, dans ses passages les plus caractéristiques, il rejette tous les mots relevant apparemment de l’affect304.

Les « tentatives d’ajustement » dont parle Weightman sont plus souvent qu’autrement effectives dans Kafka sur le rivage. Pour Murakami, la création n’est pas étrangère à l’homme : si elle l’est, ce n’est qu’en apparence. Dans ses romans, les objets, les animaux, la nature et les hommes se ressemblent beaucoup plus qu’ils ne s’opposent. Il y a donc une relation qui s’amorce entre les personnages, le mythe et leur environnement, et elle est soutenue par la figure de la métaphore.

PANHARMONIE UNIVERSELLE MURAKAMIENNE

Bechler souligne que « Les références répétées à la tragédie grecque qu’affectionnent plusieurs personnages (notamment Oshima et Johnnie Walker) permettent à l’auteur d’exposer les règles du récit auquel il souscrit, et d’en définir la portée305. » La portée à laquelle Bechler fait

référence est explicitée clairement dans l’œuvre par la philosophie de la métaphore que les personnages tentent d’appliquer à leur réalité. Dans Kafka sur le rivage, la métaphore est la figure par excellence permettant d’exprimer la cohérence interne du monde, chaotique uniquement en apparence. Les personnages peuvent y trouver un équilibre – au prix de nombreux sacrifices. Ainsi, Murakami amorce une démarche de réconciliation avec la transcendance que Robbe- Grillet, avec les mêmes outils (c’est-à-dire avec la réécriture du mythe œdipien), a voulu réduire en ruines. Nous tenterons d’expliciter le rapport que le mythe entretient cette fois avec la métaphore, magnifiée dans le cadre du roman de Murakami, décriée par Robbe-Grillet en raison

304 « When Robbe-Grillet gives a carefully non-metaphorical, or apparently non-metaphorical description of an

object, what exactly is he doing? He makes two statements, which may be rather contradictory : a) that he is showing things as they are, shorn of human associations; b) that he is bringing out their true strangeness. But if things just are, they are not strange. Strangeness is a human emotion. If we were God, creation would not be strange ; it would be ordinary to us, coterminous with us. But we are not God, and therefore consciousness, our awareness of creation, is a perpetual sensation of attempted adjustment and always involves emotion. Robbe-Grillet does not want emotion to be sloppy or untidy and so, in his most characteristic passages, he rejects all openly emotional words. » John Weightman, op. cit., p. 241. Notre traduction.

de l’idée d’une nature qu’elle implique, car elle « mène à celle d’une nature commune à toutes choses, c’est-à-dire supérieure. L’idée d’une intériorité conduit toujours à celle d’un dépassement306 ». Chez Murakami, la métaphore pourrait paraître renouer avec la tradition

narrative humaniste. Comme nous tenterons de le montrer ultérieurement, Murakami ne reconduit pas la conception humaniste bourgeoise de la métaphore de laquelle Robbe-Grillet s’est détourné. S’il est vrai que la métaphore crée dans son roman un lien entre les objets inanimés, les animaux, la nature et l’humain, Murakami cherche à créer un équilibre entre les multiples facettes de la nature, sans que l’humain soit la figure privilégiée ni le maître de cette nature.

Car la nature chez Murakami se révèle d’abord hostile aux personnages. Plusieurs critiques ont signalé l’aspect inquiétant des univers dressés par Murakami dans son œuvre romanesque. C’est le cas d’Anne Bayard-Sakai : « [l]ire du Murakami, c’est, d’abord, être intrigué. On éprouve un sentiment d’étrangeté, difficilement assignable tant l’histoire, les personnages, la langue paraissent de prime abord simples et ordinaires. Mais sans doute n’est-ce là qu’une familiarité trompeuse, derrière laquelle semble à la fois se cacher et se révéler une dérobade de sens, comme une poignée de sable dont on essaierait en vain de retenir les grains dans la main307. » Comme

nous l’avons précédemment établi, les personnages de ce roman évoluent dans un contexte proche du réalisme magique, ce qui explique en partie le sentiment d’étrangeté qu’éprouve le lecteur. Plusieurs éléments surnaturels de l’histoire demeurent inexplicables et inexpliqués : par exemple, la malédiction qui lie Kafka à Œdipe, l’apparition impromptue de pluies de poissons ou de sangsues et les conversations anodines de certains personnages avec les multiples félins qui peuplent le récit. La répétition de ce genre d’événements paranormaux, survenant dans un univers d’apparence réaliste, suggère l’ingérence d’autres mondes dans celui où se déroule la trame principale du récit. Certains personnages privilégiés de l’univers murakamien perçoivent la simultanéité de ces multiples mondes comme étant tout à fait naturelle. Ces personnages-élus ne font pas partie d’une élite intellectuelle, bien au contraire. Les personnages les plus simples, mais les plus sensibles, comme Nakata et Hoshino, sont les porteurs de la sagesse et ceux à qui la pluralité de la réalité va se révéler d’elle-même : « Pourquoi [Nakata] aurait-il craint ce monde

306 Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », op. cit., p. 65.

307 Anne Bayard-Sakai, « D’un monde à l’autre : la métaphore dans l’œuvre de Murakami Haruki », dans Jacqueline

Pigeot et Hartmut O. Rotermund [dir.], Le vase de béryl : Études sur le Japon et la Chine en hommage à Bernard Frank, Paris, Éditions Philippe Picquier, 1997, p. 253-254.

d’obscurité sans fond, ce chaos, ce silence épais, qui étaient ses alliés depuis bien longtemps et avaient fini par devenir une partie de lui-même308 ? » Ils n’auront qu’à faire confiance à leur

intuition pour s’y adapter. Ce genre de faculté est d’abord refusé au personnage principal : l’apprivoisement des autres mondes ne se fait pas sans heurts pour Kafka, qui doit apprendre (en même temps que le lecteur) à percevoir les liens qui unissent la réalité qu’il connaît au monde du rêve.

Sur le plan formel, l’intrusion du monde onirique dans celui de la réalité se manifeste par l’usage répété de comparaisons. Plusieurs de ces dernières mettent en relation des réalités hétérogènes. Elles suggèrent ainsi un mouvement d’un monde à l’autre, créant ce que Bayard- Sakai appelle un « basculement ». Fidèles aux traits du réalisme magique, les comparaisons murakamiennes paraissent arbitraires, comme en témoignent les extraits suivants :

« Le ciel était entièrement couvert de nuages gris et bas, comme un tapis309. »

« La solitude s’est accumulée sur ce lieu comme une douce coulée de boue310. »

« L’atmosphère était humide et stagnante, pleine de soupçons, comme si d’innombrables oreilles

flottaient dans l’air […]311. »

« Comme dans une scène mythologique, la musique décrit le passé obscur d’un homme sans nom et sans visage – un passé dont tous les détails sont tirés des ténèbres comme des entrailles se déroulant à

l’infini312. »

Toujours selon Bayard-Sakai, « [p]ar ces comparaisons inintelligibles à la lettre, Murakami nous fait passer d’un ordre de réalité à un autre, dans lequel, précisément, elles seraient intelligibles, parce que, dans cet au-delà de la lettre, les rapports des faits ou des idées seraient régis par d’autres lois, parce qu’une autre rationalité s’y déploierait : autrement dit, il nous entraîne dans un autre univers313. » En effet, une étude approfondie de la structure de ces comparaisons permet

de dégager le mouvement d’une traversée d’un monde à l’autre, soit du passage de celui des surfaces vers l’univers des profondeurs. L’extrait qui suit en est un exemple révélateur. Il survient

308 KSR, p. 113. 309 KSR, p. 113. Nous soulignons. 310 KSR, p. 297-298. Nous soulignons. 311 KSR, p. 243. Nous soulignons. 312 KSR, p. 525. Nous soulignons. 313 Anne Bayard-Sakai, op cit., p. 256.

lors de la première visite du fantôme de la jeune Saeki dans la chambre de Kafka : « Tout près de la fenêtre, le tronc d’un gros cornouiller luit paisiblement dans la nuit. Le vent est tombé. Aucun son ne parvient à mes oreilles. Comme si j’étais mort et que je ne m’en sois pas rendu compte. C’est ça : je suis mort, et cette fille et moi sommes tous les deux au fond d’un profond lac de cratère314. » Dans cet extrait, le silence est synonyme de mort, et cette mort métaphorique mène

ensuite les deux personnages à sombrer au fond d’un lac au milieu d’un volcan éteint. Autrement dit, la comparaison les porte dans un ailleurs mystérieux et onirique qui, à aucun moment, n’a été introduit ni motivé de quelque façon que ce soit par la narration. Toujours selon Bayard- Sakai, « [c]e basculement provoqué par les comparaisons n’est pas un simple artifice rhétorique ou une coquetterie de style. Il traduit, dans la linéarité du texte, ce que l’on trouve au fondement des constructions romanesques de Murakami : les coexistences de mondes multiples315. »

Ce que les comparaisons montrent au niveau de la construction formelle de Kafka sur le rivage se confirme aussi sur le plan thématique, qui fait d’une vision élargie de la métaphore un enjeu important. Plusieurs discussions entre Oshima et Kafka laissent entendre que les personnages voient dans le langage l’outil privilégié de la production concrète du sens et de la création de ponts entre les mondes qui coexistent sans être préalablement reliés. L’extrait qui suit le montre clairement : « Nakata ferma les yeux. […] Il avait encore dans les mains le souvenir du couteau s’enfonçant dans la poitrine de Johnnie Walken. Il faut s’impliquer, pensa Nakata, établir des liens. […] Anguille = couteau = Johnnie Walken. […] La nuit enveloppa Nakata. […] il se mit à pleuvoir quantité de [sangsues]316. » En établissant une association langagière entre son

expérience du meurtre de Johnnie Walker et son amour de l’anguille, Nakata provoque dans la réalité une pluie de sangsues qui fait fuir des voyous qui battaient un passant dans un stationnement.

Ainsi, ce lien métaphorique ne fait pas qu’établir une connexion entre deux éléments qui