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L A CROISADE ANTI MÉTAPHORIQUE D ’A LAIN R OBBE G RILLET

Dans la série d’essais qu’il a réunis dans le recueil Pour un nouveau noman, Robbe-Grillet fait part de sa conception de l’art, du rôle de l’écrivain, et de la nécessaire rupture avec des notions qu’il déclare « périmées ». Une des notions décriées par l’auteur est celle du personnage, figure de proue de l’intrigue (tout aussi vilipendée par le romancier). Selon lui, « […] les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l’apogée de l’individu269. » L’époque révolue

ici décrite par Robbe-Grillet est aussi celle du règne de la « nature humaine », qui sous-tend le culte de l’individu et du personnage. La nature humaine est une idée implicitement véhiculée dans les œuvres littéraires traditionnelles, directement héritées d’une conception humaniste et bourgeoise du monde. Selon cette pensée bourgeoise, l’homme est au centre de tout et, comme le déclare Descartes, il est en son devoir de s’ériger en tant que maître et possesseur de la nature. Pour Robbe-Grillet, il est impératif de se dégager d’un tel carcan, qui sous-entend le rôle privilégié que doit jouer l’homme dans l’univers, créature toute-puissante créée à l’image de Dieu. Selon l’écrivain, il y a « dans ce terme d’humain qu’on nous jette au visage, quelque supercherie[.] Si ce n’est pas un mot vide de sens, quel sens possède-t-il au juste270? » De toute évidence, la réponse

que donne la tradition à cette question ne convient pas à l’écrivain, pour qui l’être humain est un point d’interrogation fait de chair et d’os. Comme le remarque John Weightman, « [Robbe- Grillet] choisit probablement d’attaquer l'humaniste bourgeois parce que pour l'humaniste plein d’assurance plus que pour quiconque, le monde est le domaine de l'homme. Selon l'opinion de Robbe-Grillet, ce n'est pas du tout le cas271. » L’échec de l’idéologie humaniste bourgeoise trouve

ses fondements dans les conséquences des deux guerres mondiales sur la civilisation occidentale. L’Europe est à ce moment marquée par le démantèlement des croyances profondes sur la nature humaine, brutalement tombée de son piédestal : « [...] le Nouveau Roman est typiquement un

269 Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées », op. cit., p. 33. 270 Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », op. cit., p. 57.

271« [h]e probably singles out the bourgeois humanist for attack because forcom the confident humanist, more

than anyone else, the world is man’s domain. In Robbe-Grillet’s view, this is not so. » John Weightman, « Alain Robbe-Grillet », dans John Cruickshank [dir.], The Novelist as Philosopher : Studies in French Fiction, Londres, Oxford University Press, 1962, p. 232. Notre traduction.

roman postérieur au génocide, c’est-à-dire le roman qui est apparu sur cette monstruosité incompréhensible à laquelle avait abouti malgré tout, notre civilisation272. »

Robbe-Grillet remarque avec consternation que l’idéologie humaniste, qu’il juge erronée et malhonnête, s’est généralisée jusque dans le langage : « [Ceux qui se servent du terme « humain » confondent] la réflexion précise (et limitée) sur l’homme, sa situation dans le monde, les phénomènes de son existence, avec une certaine atmosphère anthropocentrique, vague mais baignant toutes choses, donnant à toute chose sa prétendue signification, c’est-à-dire l’investissant de l’intérieur par un réseau plus ou moins sournois de sentiments et de pensées273. »

L’investissement dont il est ici question se concrétise par un usage abusif de la métaphore. Selon l’écrivain, le trope relaie très facilement une conception factice de l’être humain, car il exprime implicitementl’idée de nature humaine que Robbe-Grillet dénonce :

[o]n voit à quel point l’idée d’une nature humaine peut être liée au vocabulaire analogique. Cette nature, commune à tous les hommes, éternelle et inaliénable, n’a plus besoin de Dieu pour la fonder. […] Cette nature, par surcroît, n’appartient pas seulement à l’homme puisqu’elle constitue le lien entre son esprit et les choses : c’est bien à une essence commune pour toute la « création » à laquelle nous sommes conviés à croire. L’univers et moi, nous n’avons plus qu’une seule âme, qu’un seul secret274.

Cette manière de pensée s’est selon lui insidieusement incrustée dans la culture, si profondément ancrée qu’elle en est devenue invisible. Le lien entre l’homme et les choses semble irrévocablement établi, apparemment bien réel, constamment relayé par la métaphore de façon implicite: « [n]oyé dans la profondeur des choses, l’homme finit par ne même plus les apercevoir ; son rôle se limite bientôt à ressentir, en leur nom, des impressions et des désirs – totalement

humanisés275. » Cette confusion, issue de ce que l’auteur appelle les « vieux mythes de la

profondeur276 », il invite à la dissiper. La modernité et l’avènement du Nouveau roman décrètent

donc la fin des idées mortes selon lesquelles le monde est soumis à la toute-puissance humaine : « [l]e monde lui-même n’est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu’il s’agissait moins de connaître que de conquérir277. » Ainsi, il est désormais question

pour le romancier de constater la distance le séparant des choses et, en soulignant cette distance,

272 Alain Robbe-Grillet, « Du Nouveau Roman à la Nouvelle Autobiographie », op. cit., p. 269. 273 Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », op. cit., p. 58. Italiques dans le texte. 274 Ibid., p. 63.

275 Ibid., p. 76. Italiques dans le texte.

276 Alain Robbe-Grillet, « Une voie pour le roman futur », op. cit., p. 26. 277 Alain Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées », op. cit., p. 33.

de refuser tout ordre moral ou normatif préétabli. John Weightman résume clairement la position de Robbe-Grillet à ce sujet : « La création matérielle est là, simplement, indépendamment de l’homme. Le langage peut être utilisé afin de la définir depuis l’angle de vision humain à condition de montrer qu’il n’y a pas de complicité entre les choses telles qu’elles sont et nos émotions humaines278. » Or, pour Robbe-Grillet, il existe un potentiel piège dans

l’observation du clivage séparant l’homme de ce qui l’entoure. Ce danger consiste en la possibilité de sombrer dans la tragédie, et de ressentir cette distance comme une souffrance, une « sublime nécessité279 » ou une «malédiction ronronnante280 ». Se perpétuent alors les vieilles idéologies

mortes, car la tragédie n’est finalement qu’une fausse distance qui reconduit l’idéologie humaniste. Elle prolonge subrepticement le lien entre l’homme et l’univers puisqu’elle suppose un dessein au monde, dessein qui serait de surcroît mauvais. Le monde terrestre aurait maudit l’humain, le contraignant à se sentir seul et étranger dans l’univers, condamné à subir un silence malveillant. Or Robbe-Grillet refuse d’attribuer au monde une intention préalable et de s’inscrire en victime face à lui.

La condamnation sans équivoque de la tragédie qu’effectue l’auteur ne peut être pour nous qu’une simple coïncidence. Elle appelle à faire le lien entre la réflexion de l’écrivain, présentée dans Pour un nouveau roman, et le premier roman publié de Robbe-Grillet, tributaire de sa pensée. La prochaine étape de notre travail consistera en l’étude de certains extraits des

Gommes en ayant à l’esprit la perception anti-métaphorique de Robbe-Grillet, qui à notre avis

correspond à sa manière de transposer et de déplacer le mythe d’Œdipe dans un contexte moderne. À la manière de Jean Alter, nous questionnerons la « raison de ce choix étrange d’un

mythe grec comme thème principal du roman, [et] les rapports que ce choix entretient avec la technique romanesque de l’auteur, marquée du modernisme281. » Comme le mentionne

précédemment Alter, il peut sembler incongru de la part de Robbe-Grillet d’insérer dans son roman un mythe antique, cristallisé en une tragédie et une théorie psychanalytique qui reconduisent toutes deux le concept de nature humaine que décrie si fortement l’auteur. Pourtant, c’est bel et bien une analogie anthropomorphiste qui lie le protagoniste des Gommes

278 « The material creation just is, independently of man. Language can be used to define it from the human angle

of vision provided if we are careful to show that there is no complicity between things as they are and our human emotions. » John Weightman, op. cit., p. 232. Notre traduction.

279 Alain Robbe-Grillet, « Nature, humanisme, tragédie », op. cit., p. 68. 280 Idem.

avec la figure mythologique d’Œdipe. Pourquoi l’auteur crée-t-il une telle connivence entre son protagoniste et Œdipe lorsque cela contrevient si fortement à sa vision de la littérature ? Voilà une question à laquelle nous jugeons pertinent de nous intéresser. Comme nous l’avons précédemment établi, la réécriture robbe-grilletienne du mythe d’Œdipe se fait sur le mode de la contestation, du renversement, de la destruction. La lecture des essais de Robbe-Grillet permet d’éclairer sous un nouveau jour son roman Les Gommes, et de reconstituer le lien entre son rejet délibéré de la métaphore et ce qu’elle suppose avec la transposition/le déplacement du mythe d’Œdipe. Robbe-Grillet écrit Les Gommes en réponse à la tradition. Ainsi, il met à l’œuvre son esthétique anti-métaphorique au profit d’une vision descriptive et presque mathématique du monde qu’il crée, forte de la démarcation appuyée entre son texte et son ancêtre antique.

Selon nous, la transposition ou le déplacement (au sens que Dolezel donne à ce terme) du mythe sont des démarches qui s’apparentent, dans leur formule constituée de facto de rapports analogiques, à la métaphore. La transposition et le déplacement sont des mises en relation de zones de sens complexes (soit le protomonde et sa relation avec le monde alternatif) qui entrent en lutte par leur coprésence conflictuelle dans le nouveau contexte d’écriture, ce qui produit une œuvre riche de ces multiples réseaux sémantiques. La métaphore, nous l’avons vu, se forme par une confrontation non annoncée de matrices de sens dans le langage, ce que provoque aussi, d’une certaine façon, la transposition et le déplacement à l’échelle d’un texte. Ainsi, malgré la volonté de l’écrivain de se distancer de la métaphore, il en reproduit tout de même certains schèmes, et il est difficile de croire qu’il l’ait fait par inadvertance. Or, si les schèmes sont re pris, ils ne sont certainement pas reconduits : ils obéissent à une structure temporelle subversive, propre à ce roman, et qui détermine les bouleversements que subit le mythe, comme nous l’avons précédemment exposé. Ayant en tête ce paradoxe, nous nous interrogerons sur la place accordée à l’énigme du Sphinx dans le roman de Robbe-Grillet puisqu’elle témoigne de la tension entre reproduction et reconduction que nous venons d’aborder.