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Poétique de l’indicible dans Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau

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Poétique de l’indicible dans Un dimanche au cachot

de Patrick Chamoiseau

Mémoire

Valeria Liljesthrom

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Ce mémoire vise à examiner les stratégies grâce auxquelles Patrick Chamoiseau exprime l’indicible dans son roman Un dimanche au cachot1. En effet, restituant l’univers

esclavagiste aux Antilles, en mettant en scène son processus de déshumanisation, Chamoiseau associe l’écrivain et le lecteur à une difficile activité de figuration de l’Histoire, renouvelant ainsi le pacte entre eux. Le mémoire s’efforce de montrer que le roman témoigne de l’horreur par la construction d’une « poétique de l’indicible » qui opère par la figure de la compensation. Elle parvient à donner voix à une « mémoire silencieuse » en contrebalançant le tragique par le comique, le réel par l’imaginaire, la transparence par l’opacité, le dit par le non-dit, le texte par le métatexte et la laideur par la beauté.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III

TABLE DES MATIÈRES ... V

ABRÉVIATIONS ... VII

DÉDICACE ... IX

REMERCIEMENTS... XI

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

INTÉRÊT ET MOTIVATION DU SUJET... 1

PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE ... 2

ÉTAT DE LA QUESTION ... 6

1.DISCOURS CRITIQUE SUR L’ŒUVRE DE PATRICK CHAMOISEAU ... 6

2.LA NOTION D’INDICIBLE EN LITTÉRATURE ... 11

CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES ... 15

GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL ... 19

CHAPITRE 1ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU ... 21

1. INTRODUCTION ... 21

2. LE CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ... 24

3. TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU ... 32

3. 1. DISPOSITIONS ... 32

3. 2. POSITIONS ... 45

3. 3. PRISES DE POSITION ... 56

CHAPITRE 2POÉTIQUE DE L’INDICIBLE DANS UN DIMANCHE AU CACHOT ... 65

1. INTRODUCTION ... 65

1. 1. INDICIBLE ET INCONNAISSABLE ... 67

1. 2. INDICIBLE ET LIMITES DU LANGAGE ... 79

1. 3. INDICIBLE ET IRRECEVABLE ... 87

CONCLUSION GÉNÉRALE ... 103

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ABRÉVIATIONS

Voici les sigles des œuvres de Patrick Chamoiseau convoquées dans ce mémoire. Ils sont placés entre parenthèses et en caractères droits dans le texte, suivis du numéro de la page. Les références complètes se trouvent dans la bibliographie générale.

MD : Manman Dlo contre la fée Carabosse EC : Éloge de la Créolité

El : Une enfance créole I E2 : Une enfance créole II

G : Guyane. Traces-mémoires du bagne EPD : Écrire en pays dominé

BDG : Biblique des derniers gestes E3 : Une enfance créole III

UDC : Un dimanche au cachot

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DÉDICACE

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REMERCIEMENTS

Je remercie avant tout mon directeur de recherche, Justin Bisanswa, pour son encadrement, son accueil, sa confiance et son soutien depuis mon arrivée au Canada. Merci pour vos encouragements, pour votre disponibilité, pour votre générosité et pour nous apprendre à donner toujours le meilleur de nous-mêmes. Merci de nous rappeler qu’un bon chercheur doit toujours être avant tout une bonne personne.

Je remercie également le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), la Faculté des Lettres, le Département des Littératures et la Chaire de recherche du Canada en Littératures africaines et Francophonie pour les bourses qui m’ont été octroyées et qui m’ont permis d’accomplir mes recherches.

Merci à Olga Hél-Bongo et à Kasereka Kavwahirehi pour avoir accepté de corriger ce mémoire.

Merci à tous mes amis de la Chaire, à Olga Hel-Bongo : votre compagnie, votre bonne humeur et votre collaboration ont rendu ce parcours extrêmement agréable.

Je voudrais aussi remercier ma professeure Nathalie Gambin de l’Université Nationale de La Plata, pour m’avoir transmis l’amour pour la littérature, pour son soutien inconditionnel et pour m’avoir guidée dans mes premiers pas académiques.

Gracias especialmente a mi papá y a mi mamá, por haberme enseñado lo esencial.

Agradezco a mis hermanos, que me inspiran, cada uno con su singularidad y su talento. A mis queridas amigas y amigos. En cada dificultad y en cada alegría que me dio este trabajo, que implica tanto esfuerzo y soledad, pensar en ustedes lo hizo más fácil y más gratificante.

A Nicolás, sobre todo. Por hacer que cada día sea mejor, que cada cosa sea más fácil y por todos estos años compartidos. Gracias por la ayuda y el apoyo durante este proceso.

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I

NTRODUCTION GÉNÉRALE

INTÉRÊT ET MOTIVATION DU SUJET

La problématique de l’indicible est au centre de la littérature. Est écrivain, a dit Roland Barthes, celui « pour qui le langage fait problème2 ». Cela dit, la réflexion sur les

modalités d’écriture devient encore plus urgente lorsque l’opacité du langage et du réel est intensifiée par des événements traumatiques, violents, inexprimables. Ainsi des expériences comme celle de la Shoah, à laquelle se voit généralement associée la notion d’indicible. L’urgence de questionner l’écriture s’impose, dès lors, par la nécessité pressante de témoigner de l’horreur, confrontée à l’impossibilité de dire.

Les récits sur la traite et sur l’esclavage, comme on peut en trouver dans la littérature antillaise, présentent avec les œuvres sur les génocides de nombreux points communs. Le principal est sans nul doute, leur mise en scène de la déshumanisation de l’homme par l’homme. Malgré le rapprochement qui peut en être fait, la littérature antillaise sur l’esclavage a rarement été analysée du point de vue de la notion d’indicible. Le roman de Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot, ne fait pas exception, alors qu’il insiste de façon obsessionnelle sur les termes « indicible », « indécidable » et « incompréhensible », pour ne citer que ceux-là.

La critique qui s’est penchée sur l’étude de l’indicible a soulevé un certain nombre de questions et de problèmes à partir desquels il serait intéressant d’interroger le roman de Chamoiseau. L’intérêt de notre mémoire réside, d’une part, en ce nouvel éclairage porté sur

Un dimanche au cachot. Les récits sur l’esclavage, faisant l’objet, très souvent, d’études

thématiques3, nous allons nous intéresser, au contraire, à l’énonciation. D’autre part, la

majorité des approches critiques qui étudient la difficulté des textes à exprimer l’horreur, s’intéressent au phénomène d’indicibilité soit comme un problème de langage, soit comme une limite cognitive à comprendre l’irrationnel, soit, dans une moindre mesure, comme un problème de réception de l’indicible. Notre recherche se propose, au contraire, d’interroger

2 Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 46.

3 Il s’agit, comme le remarque Justin Bisanswa, d’un trait de la critique sur les littératures francophones.

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le roman chamoisien à partir de ces trois dimensions à la fois, afin d’aboutir à une compréhension plus complète de ce qui constitue le problème de l’indicible. Nous espérons ainsi contribuer à renouveler l’approche critique basée sur la problématisation de la notion clé du mémoire : l’indicible, et surtout, apporter un nouveau regard sur l’œuvre de Patrick Chamoiseau.

PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE

Un dimanche au cachot peut être rapproché, par sa peinture de l’esclavage aux

Antilles, des textes qui examinent les processus tragiques de l’Histoire et mettent en scène la déshumanisation. Il entre ainsi en filiation avec des œuvres consacrées aux guerres, aux génocides et particulièrement à la Shoah.

La « littérature des camps », directement associée à l’idée d’indicible par la réalité qu’elle a dévoilée ainsi que par les questionnements qu’elle a suscités, a ravivé le débat sur les rapports entre littérature et Histoire, littérature et représentation, littérature et témoignage. Les mêmes problématiques ont été soulevées dans les champs littéraires antillais et africain4. Elles ont été relancées, récemment, lors de la parution d’une littérature

consacrée au génocide rwandais en 1994. En effet, les bouleversements qui ont changé le monde et qui ont engendré une forte remise en question existentielle5, se sont traduits en

littérature par une crise du langage et par un questionnement sur son pouvoir référentiel qui

4 Édouard Glissant a beaucoup réfléchi sur ces questions, notamment dans Le discours antillais (Seuil, 1981),

et Patrick Chamoiseau suit ses pas.

5 L’ensemble des guerres et des massacres du XXe siècle ont provoqué, dans le monde entier, une scission sur

tous les plans de la vie (politique, économique et social) et ont changé toute la configuration du monde par la redistribution du pouvoir international, par le déclin de certaines puissances et par l’émergence d’autres, ainsi que par des processus tels que la division temporaire du monde en deux blocs, la décolonisation et, plus récemment, la globalisation. Sur le plan des idées, le XXe siècle a engendré en Occident une crise de valeurs

et une remise en question existentielle. Comme l’affirme Ikechukwu Aloysius Orjinta « [l]e choc des guerres mondiales, des révolutions différentes et des crises économiques, le traumatisme des esprits, l’homme blessé, il s’interroge sur la vie et sur lui-même, Dieu mis en cause et tout à coup plus rien n’a de sens; tout est vide, voilà la découverte de l’absurde qui est la conscience des contradictions de l’homme. Ceci est le commencement ou l’origine du mouvement de l’existentialisme (sartrien) et de l’absurdité (camusienne) qui vont influencer l’évolution des romans du XXe siècle. » (Ikechukwu Aloysius Orjinta, « Les idées

philosophiques du XXe siècle et leur impact sur le développement de la littérature de l’époque », dans Interdisciplinary Academics Essays [en ligne], vol. 5, 2014, p. 56-68. http://interdisciplinaryacademicessays.com).

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a conduit à une problématisation de l’écriture et de la littérature. Des théoriciens, comme Théodor Adorno, verront l’art « renier tout son passé » et annoncer « la fin de l’alternative entre la gaieté et la gravité, le tragique et le comique, la vie et la mort6. » Ce qui a fait dire à Lauriane Sable que « la confrontation à l’indicible constitu[e] non seulement le signe distinctif, mais le fondement même d’une certaine forme de littérature contemporaine7. »

Celle-ci se caractérise par la mise en scène de situations d’une extrême violence, qui réduisent l’individu à un état de dépossession de soi, où l’écrivain et le lecteur sont impliqués dans une difficile activité de figuration de l’Histoire où les mots négocient la construction de sens avec l’indicible.

La notion d’indicible, dans le cadre de ce mémoire, va référer à tout ce qui confronte l’écrivain aux limites du langage au moment de parvenir à faire sens, face à des expériences ou à des événements d’une violence « extrême8 ». Plus concrètement, l’indicible est pour

nous la violence, l’horreur et la douleur provoquées par l’état d’esclavage dont témoigne

Un dimanche au cachot de manière biaisée. L’indicible est aussi, de façon générale,

l’esclavage en tant que système. Puisque l’idéologie qui le soutient est monstrueuse.

Cette notion cristallise une série de problèmes liés à l’opacité du réel et du langage, ainsi qu’à des questions d’éthique et de réception9. On constate, en effet, que la difficulté à

s’exprimer au sujet de ce type d’événements relève, principalement, de trois dimensions. D’une part, l’indicible confronte l’écrivain à un écueil de type cognitif. Les caractéristiques du réel qu’il se propose de représenter (violence, expériences de douleur démesurées,

6Theodor W. Adorno, « L’art est-il gai ? », dans Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1999 [1958], p. 435.

7 Lauriane Sable, « Avant-propos », dans Interférences littéraires [en ligne], nouvelle série, no 4 (« Indicible

et littérarité »), mai 2010, p. 16. http://www.interferenceslitteraires.be/nr4

8 Voir, par exemple, le numéro spécial de la revue Europe : « Écrire l’extrême. La littérature et l’art face aux

crimes de masse » (Europe, no 926-927, juin-juillet 2006).

9 Une synthèse de ces problématiques et des débats suscités par la notion d’indicible sera faite dans l’état de la

question. Nous tenons cependant à justifier notre prise de position par l’adoption de cette notion, dont l’emploi reste controversé. De par sa valeur sémantique, le terme nous semble le plus apte à signifier la problématique qui se pose à l’écrivain au moment de tenter d’exprimer un état de violence extrême. Même si d’autres expressions peuvent être utilisées à sa place pour signifier des situations relevant de l’horreur – telles que « violence » –, l’avantage de la notion d’indicible est qu’elle contient, dans sa propre morphologie, le conflit résultant de l’urgence et de la difficulté de dire, incarnant mieux qu’aucune autre le dilemme des écrivains aux prises avec les limites du langage, de la raison et de l’écoute lorsqu’il s’agit de rendre compte d’expériences inhumaines. Là réside, selon nous, la principale force de la notion d’indicible, étant donné qu’elle fait référence à l’horreur de l’expérience, en même temps qu’elle reflète le conflit qui se fait jour dans son écriture.

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logiques déshumanisantes, etc.) le rendent difficile à comprendre ou à imaginer. D’autre part, l’expression littéraire de ces faits met en question un langage qui, en tant que code, paraît soit insuffisant, soit inapproprié pour les représenter. Enfin, comme dans toute activité discursive, une dimension pragmatique détermine ce qui peut et doit être dit et entendu dans un contexte donné. Elle va jouer un rôle fondamental dans les choix d’écriture de Chamoiseau afin que le récit de l’horreur soit formulable, mais aussi recevable, compréhensible et tolérable pour le lecteur.

Ainsi, notre analyse de l’énonciation de l’indicible dans Un dimanche au cachot va se concentrer sur les stratégies déployées par Chamoiseau pour exprimer les horreurs de l’univers des plantations esclavagistes en Martinique, compte tenu des trois dimensions d’« indicibilité » évoquées précédemment. Ce cheminement nous permettra de répondre à la question de recherche de notre mémoire, soit : comment Chamoiseau parvient-il à signifier l’indicible dans Un dimanche au cachot ?

Notre hypothèse est que le roman réussit à construire une mémoire de l’esclavage par la mise en œuvre d’une « poétique de l’indicible10 » caractérisée par la figure rhétorique de

la compensation11. Nous nous efforcerons de démontrer que cette poétique repose sur deux

modalités. D’une part, elle s’exprime comme un ensemble de stratégies énonciatives visant à signifier, à approcher, ou du moins, à « dire quelque chose12 » d’un passé qui résiste à

l’écriture, mais qu’il est urgent de sortir de l’oubli. D’autre part, cette poétique s’articule par sa propre mise en scène, engendrant une problématisation de l’écriture et une réflexion critique sur son mode de fonctionnement. En somme, nous tâcherons de prouver que la poétique chamoisienne de l’indicible opère, dans ce roman, selon une logique d’équilibration : bavardant sur les silences, inventant l’inexistant par l’imaginaire, revivant

10 Nous entendons par « poétique de l’indicible », l’ensemble des procédés discursifs et textuels mis en place

par l’écrivain pour signifier l’indicible de l’esclavage, en le contournant. Nous incluons dans la notion de poétique « l’ensemble de principes esthétiques » qui sont à la base de ces procédés d’écriture. (D’après la définition de poétique de Marc Angenot : « l’ensemble des principes esthétiques qui guident un écrivain dans son œuvre ». Dans : Marc Angenot, Glossaire pratique de la critique contemporaine, Ville de la Salle, Hurtubise, 1979, p. 155).

11 La figure de pensée de la compensation est définie, par Jean-Jacques Robrieux, comme une « forme

d’atténuation » : « un procédé par lequel une idée forte est neutralisée par un terme ou un énoncé de sens opposé. » (Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, 3e édition revue et augmentée, Paris,

Armand Colin, 2010, p. 108).

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le révolu par l’écriture, et contrepesant, de manière très habile, les différentes composantes du texte : le tragique du propos avec le comique du ton, le réel avec la fiction, l’opacité avec la transparence, le dit avec le non-dit, le récit avec le commentaire et l’horreur avec la beauté. Par la transformation qu’elle opère, il serait légitime de se demander, enfin, si cette poétique ne parvient pas à désarticuler ce qui est à la base de l’indicible.

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ÉTAT DE LA QUESTION

1.DISCOURS CRITIQUE SUR L’ŒUVRE DE PATRICK CHAMOISEAU

L’abondant discours critique consacré à l’œuvre de Patrick Chamoiseau atteste de son importance comme un écrivain majeur de la littérature mondiale contemporaine. Nous voudrions esquisser les grandes orientations de la critique sur l’œuvre chamoisienne, en signalant les contributions qui nous seront utiles dans le cadre de notre réflexion.

Compte tenu de son rôle fondateur dans la notion de « créolité13 » et de l’importance

de ce qui a constitué le mouvement littéraire qui porte le même nom, une bonne partie de la critique s’est penchée sur l’étude des principes esthétiques de la Créolité. D’une part, par l’analyse de leur application dans des œuvres littéraires représentatives, notamment celles de Chamoiseau14, d’autre part, en les comparant aux prises de position d’autres

mouvements ou théories sur la littérature antillaise et francophone15. L’esthétique de la

Créolité a été envisagée comme une stratégie de résistance culturelle et comme un moyen de légitimation face à la culture dominante16. En tant que stratégie de résistance, elle est à

relier aux anciennes pratiques de résistance des esclaves, à l’instar du « marronnage ». Certains des thèmes définitoires de la Créolité, tels que l’identité, l’hybridation, la « diversalité » et l’oralité, se retrouvent au centre de la plupart des études critiques sur l’œuvre romanesque chamoisienne. Ces thématiques se recoupent et se complètent : elles sont traitées, généralement, de manière conjointe.

Le thème de l’identité, étudié entre autres par T. Bonnie, M. Rosello17 et M.

Badiane18, est souvent abordé dans ses rapports avec l’Autre19, mais aussi avec la mémoire,

13 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Rapahël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989. 14 C’est le cas, par exemple, du mémoire de maîtrise d’Estelle Male Ski, « Mise en œuvre de l’esthétique de la

Créolité à travers Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau », Bordeaux, Université Bordeaux III, 1999.

15 Voir notamment les travaux de Jean Bernabé, « De la négritude à la créolité : éléments pour une approche comparée », dans Études françaises, vol. 28, no 2-3, 1992-1993, p. 23-38 ; Luciano Picanço, Vers un concept de littérature nationale martiniquaise : évolution de la littérature martiniquaise au XXe siècle, New York,

Peter Lang, 2000 et Stéphanie Bérard, « Pour une littérature-monde et Éloge de la créolité : deux manifestes, deux visions de la littérature incompatibles, concurrentes, consécutives ? », dans International Journal of

Francophone Studies, vol. 12, no 2-3, 2009, p. 493-503.

16 Cf. Lauren Brown « Reading Resistance on the Plantation: Writing New Strategies in Francophone

Caribbean Fiction », thèse de doctorat, University of California, 2007; et Stella Vincenot, « Patrick Chamoiseau and the Limits of the Aesthetics of Resistance », dans Small Axe, vol. 30, 2009, p. 63-73.

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l’Histoire et le territoire. Des contributions comme celles de B. Cailler20, D. Chancé21, V.

Bruyère22, M. Silverman23 et Y. Parisot24, par leur référence à l’écriture de l’Histoire

antillaise, sont à mettre en lien avec notre problématique, quoique la mémoire du passé n’y soit pas envisagée, comme nous le faisons, sous l’angle de l’indicible. Leurs réflexions sur le traitement de l’Histoire, la « trace » et la mémoire seront toutefois utiles à notre analyse.

La diversité, fondement de la notion de créolité, est examinée à partir de divers points de vue. Elle concerne aussi bien l’identité que la culture, mais elle est aussi reliée à l’hybridité et au métissage. Ce que mentionne C. El Hadji dans « Identité plurielle ou identité de synthèse25 », où l’auteur relie la diversité à l’identité. H. Bojsen, par contre,

analyse la question de la diversité à partir de l’hybridation discursive, qu’elle considère comme une forme de résistance26. En effet, les études sur les différents aspects de la

créolité – comme les monographies de D. Perret, La Créolité. Espace de création27,

Noémie Auzas, Chamoiseau ou les voix de Babel28 et l’ouvrage dirigé par M. Condé et M.

Cottenet-Hage, Penser la créolité29 - sont généralement traversées par la question de la

18 Mamadou Badiane, « Négritude, Antillanité et Créolité ou de l’éclatement de l’identité fixe », dans The French Review, vol. 85, no 5, 2012, p. 837-847.

19 C’est le cas de l’article de Thomas Bonnie, « L’identité antillaise selon Patrick Chamoiseau », dans Dalhousie French Studies, vol. 77, 2006, p. 87-96.

20 Bernadette Cailler, « Le personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès,

Schœlcher, L’Oubliée) », dans Études littéraires, vol. 43, no 1, hiver 2012, p. 117-133.

21 Dominique Chancé, « Narrer l’Histoire/les histoires », dans L’Auteur en souffrance. Essai sur la position et la représentation de l’auteur dans le roman antillais contemporain, 1981-1992, Paris, P.U.F., 2000, p. 7-38. 22 Vincent Bruyère, « Ossa Loquuntur ! : Sur une impression caribéenne », dans Esprit Créateur, vol. 47, no 3,

hiver 2007, p. 155-167.

23 Max Silverman, « Memory Traces : Patrick Chamoiseau and Rodolphe Hammadi’s Guyane: Traces-mémoires du bagne », dans Yale French Studies, 118-119, 2010, p. 225-238.

24 Yolaine Parisot, « Littératures caribéennes : écrire le présent dans les marges de la contre-histoire », dans Caraïbe et océan Indien: questions d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 109-126.

25 Camara El Hadji, « Identité plurielle ou identité de synthèse : la question du métissage chez Patrick

Chamoiseau et Henri Lopès », dans Voix Plurielles [en ligne], vol. 5, no 2, 2008, pp. 99-108.

http://brock.scholarsportal.info/journals/voixplurielles/article/view/466

26 Heidi Bojsen, « L’hybridation comme tactique de résistance dans l'œuvre de Patrick Chamoiseau », dans Revue de littérature comparée, vol. 76, n° 2, 2002, p. 230-242.

27 Delphine Perret, La Créolité. Espace de création, Guadeloupe, Ibis Rouge, 2001. Dans cet ouvrage

entièrement consacré à la Créolité, Perret contextualise d’abord le concept, puis l’aborde d’un point de vue linguistique, identitaire, esthétique et culturel.

28 Noémie Auzas, Chamoiseau ou les voix de Babel. De l’imaginaire des langues, Paris, Imago, 2009. Cet

ouvrage analyse la situation linguistique aux Antilles et dans la littérature antillaise, et réfléchit sur les imaginaires véhiculés par les langues. Une bonne partie de l’ouvrage aborde la question du créole comme langue et la créolisation du français en littérature.

29 Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage [dir.], Penser la créolité, Paris, Karthala, 1995. Cet ouvrage

collectif se propose de penser de manière critique les implications du mouvement de la Créolité, tel que défini dans Éloge de la Créolité.

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langue. Celle-ci a donné lieu à de nombreux travaux sur lesquels nous allons nous pencher davantage parce qu’ils enrichiront notre réflexion sur la poétique de l’écrivain.

La langue et l’écriture dans l’œuvre de Chamoiseau ont été associées, principalement, aux notions d’oralité et d’« oraliture ». Certains travaux s’intéressent aux particularités stylistiques de l’écriture chamoisienne, envisagée comme une écriture de l’oralité (ou oraliture30), mélangeant la langue populaire, orale et créole à une langue littéraire et

écrite31. De nombreux chercheurs analysent l’oraliture dans ses rapports à la langue

dominante, souvent comme une forme de résistance32. D’autres considèrent les rapports

entre oralité et écriture comme conflictuels ; ils interrogent ainsi le statut de l’écrivain, de l’auteur et du « marqueur de paroles » au sein des romans de Chamoiseau33. Certains

travaux sur l’écriture, abordée sous l’angle de la poétique et de ses fonctions esthétiques, retiendront plus notre attention. Ainsi, des travaux de D. Chancé34 et d’E. Figueiredo35 sont

intéressants : ils tentent de décrire l’écriture chamoisienne selon une perspective autre que celle de l’oralité. Chancé y voit les traits du baroque et Figueiredo, ceux du rire carnavalesque. En analysant les fonctions du rire dans les œuvres de Chamoiseau, l’article de Figueiredo peut être relié aux stratégies de distanciation que nous étudierons dans notre

30 Par exemple, le mémoire maîtrise de Catherine Wells : « L’oraliture dans Solibo magnifique », Québec,

Université Laval, 1993.

31 Savrina Chinien, dans son article « L’art de l’ “écrire” chez Patrick Chamoiseau » (Présence francophone,

vol. 73, no 184, 2009, p. 36-45) s’applique à donner une définition de « l’écrire » chamoisien comme tentative

de concilier oral et écrit. La démonstration de ses propos par une analyse des œuvres fait néanmoins défaut. L’article de Mariana Ionescu, « L’Enonciation culturelle chez Panaït Istrati et Patrick Chamoiseau : traduction ou trahison? », (Voix Plurielles [en ligne], vol. 5, no 2, décembre 2008, p. 109-121.

http://brock.scholarsportal.info/journals/voixplurielles/article/view/467/441) se questionne aussi sur la possibilité de traduire une culture orale dans l’écriture, sans la trahir. Samia Kassab-Charfi, dans Patrick

Chamoiseau (Paris, Gallimard/Institut français, 2012), consacre également une partie de son livre à cette

question.

32 Chiara Molinari, Parcours d’écriture francophones : poser sa voix dans la langue de l’autre, Paris,

L’Harmattan, 2005 ; Christiane Ndiaye, « De la pratique des détours chez Sembène, Chamoiseau et Ben Jelloun », dans Tangence, vol. 49, 1995, p. 63-77.

33 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d’une poétique

chamoisienne », mémoire de maîtrise, Université Laval, 2009 ; Dominque Chancé, L’Auteur en souffrance,

op. cit.

34 Dominique Chancé, « De Chronique des sept misères à Biblique des derniers gestes, Patrick Chamoiseau

est-il baroque? », dans Modern Language Notes, vol. 118, no 4, 2003, p. 867-894 ; et Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris, Honoré Champion, 2010.

35 Euridice Figueiredo, « L’humour rabelaisien de Patrick Chamoiseau et Mario de Andrade », dans Jozef

Kwaterko [dir.], L’humour et le rire dans les littératures francophones des Amériques, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 79-95.

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mémoire. F. Lagarde36 reconnaît à l’écriture chamoisienne le pouvoir de compenser le

« drame » par « la merveille du style », caractérisé, selon lui, par l’oralité, l’écart et l’amplification. La vision de Lagarde se rapproche de notre conception de la poétique de l’indicible dans la mesure où il analyse les procédés stylistiques de l’écrivain en tant que « ruses de l’écriture » face à la domination et au drame. O. Panaïté37 apporte également des

éléments d’intérêt pour notre mémoire. Elle analyse les tendances du roman français contemporain – au sein duquel elle situe l’œuvre de Chamoiseau – et remarque entre autres un penchant vers l’ouverture, l’exubérance et l’hétérogénéité discursive.

Enfin, l’œuvre de Chamoiseau a fait l’objet d’études critiques en relation avec bien d’autres thématiques – comme le temps38, le « Lieu »39, la ville40, la danse et la musique41,

l’exil et l’errance42, le marronnage43, etc. – et selon différentes approches, telles que les

analyses générique44, intertextuelle45 et métatextuelle46. Il faut signaler aussi que les romans

chamoisiens les plus étudiés jusqu’à présent semblent être Texaco47, Solibo magnifique48,

36 François Lagarde, « Chamoiseau : l’écriture merveilleuse », dans Études françaises,vol. 37, n° 2, 2001. 37 Oana Panaïté, « Poétiques de récupération, poétiques de créolisation », dans Littérature, vol. 151,

septembre 2008, p. 52-74

38 Béatrice Barjon, « Le temps sacré dans L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau », dans

Jean-François Durand [dir.], L’écriture et le sacré : Senghor, Césaire, Glissant, Chamoiseau, Montpellier, Centre d’étude du XXe siècle, 2002, p. 183-202.

39 Voir, par exemple, l’ouvrage de Lorna Milne, Patrick Chamoiseau: espaces d’une écriture antillaise,

Amsterdam/New York, Rodopi, 2006, consacré à l’analyse de différents espaces de l’imaginaire chamoisien – la cale, le marché, l’habitat créole et les bois – constitutifs du « Lieu-Martinique ».

40 Roy Chandler Caldwell, « For a Theory of the Creole City : Texaco and the Postcolonial Postmodern »,

dans Mary Gallagher [éd.], Ici-là. Place and Displacement in Caribbean Writing in French, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2003, p. 25-40.

41 Gladys M. Francis, « Fonctions et enjeux de la danse et de la musique dans le texte francophone créole »,

dans Nouvelles études francophones, vol. 26, no 1, 2011, p.179.

42 Jacqueline Couti, « L’errance d’exil et le recadrage mémoriel dans Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet

et Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau », dans Romance Studies, vol. 29, no 2, 2011, p. 93-107. 43 Au sujet du marronnage, beaucoup de critiques ont étudié L’esclave vieil homme et le molosse ; entre autres

Marie-Christine Rochmann, qui analyse l’évolution de la représentation du marronnage dans les romans de Chamoiseau (L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Sur la déclive du morne, Paris, Karthala, 2000).

44 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai : la traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de

Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V. Y. Mudimbe », thèse de doctorat, Université Laval, 2011.

45 Bernadette Cailler, « Palimpseste et métafiction historiographique : une lecture d’Un dimanche au cachot

de Patrick Chamoiseau », dans Œuvres et critiques, vol. 36, no 2, 2011, p. 57-66 ; Marie-Christine Rochmann,

« L’esclave vieil homme et le molosse, roman de la réécriture », dans Judith Misrahi-Barak [dir.], Revisiting

Slave Narratives/Les avatars contemporains des récits d’esclaves, Montpellier, Presses de l’Université de

Montpellier III, 2005, p. 455-470.

46 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée. 47 Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992.

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Chronique des sept misères49 et L’esclave vieil homme et le molosse50. Une grande

attention est aussi accordée à son essai Écrire en pays dominé51 et, enfin, à son œuvre

autobiographique Une enfance créole52. Un dimanche au cachot, en revanche, reste encore

moins exploré que ces derniers, ce qui motive davantage notre choix du roman.

On remarque, par ce rapide parcours du discours critique, l’énorme poids des principes esthétiques définis dans Éloge de la Créolité au moment d’aborder l’étude de la poétique chamoisienne dans les différentes œuvres romanesques de l’auteur. Nombreuses contributions, en effet, s’appliquent à retrouver l’illustration des principes théorisés dans l’œuvre essayistique de Chamoiseau, oubliant parfois, comme le rappelait J. Bessière, que la « poétique explicite » du commentaire métatextuel et la « poétique implicite » de sa mise en œuvre ne correspondent pas nécessairement53. Par ailleurs, le poids de l’oralité en tant

que trait distinctif de l’écriture chamoisienne est aussi à souligner. Son omniprésence fait en sorte que sont délaissées d’autres approches sur l’étude de l’écriture qui pourraient

49 Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1992. 50 Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997.

51 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard (Folio Essai), 1997. Parmi les études

consacrées à cette œuvre, citons celles de Richard Watts, « The 'Wounds of Locality': Living and Writing the Local in Patrick Chamoiseau’s’ Écrire en pays dominé », dans French Forum, vol. 28, no 1, hiver 2003, p.

111-129 ; Kathleen Gyssels, « Du paratexte pictural dans Un Plat de porc aux bananes vertes (André et Simone Schwarz-Bart) au paratexte sériel dans Écrire en pays dominé (Patrick Chamoiseau) », dans Freeman Henry [dir.] Beginnings in French Literature, New York, Rodopi, 2002, p. 197-213 ; Kathleen Gyssels, « Du « guerrier de l’imaginaire » aux auteurs virtuels : libertés et limites de l’internet pour les auteurs antillais », dans Africultures, no 54, 2003, p. 117-127 ; Luciano Picanço, « Rêver des voix égarées : l’utilisation de

l’autobiographie onirique dans Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau », dans Nottingham French

Studies, no 51, vol. 2, été 2012, p. 192-203 ; Luciano Picanço, « Entre l’autobiographie et la théorie :

l’intertextualité dans Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau », dans Nouvelles Études Francophones, vol. 21, no 1, printemps 2006, p. 169-180 ; et Olga-Hél Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée. 52 Patrick Chamoiseau, Une enfance créole, Paris, Gallimard (Folio), 2006. Parmi les études consacrées aux

récits autobiographiques de l’auteur, nous pouvons mentionner celles de Susanne Gehrmann, « La traversée du Moi dans l’écriture autobiographique francophone », dans Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1,

2006, p. 67-92 ; Emmanuelle Tremblay, « De la mémoire autobiographique au théâtre de la mémoire chez Patrick Chamoiseau », dans Dahouda Kanaté et Sélom Gbanou [dir.], Mémoires et identités dans les

littératures francophones, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 171-191 ; Maroc Modenesi, « Une Enfance créole

vers le troisième millénaire », dans Giovanni Dotoli [dir.], Où va la Francophonie au début du troisième

millénaire?, Fasano/Paris, Schena Editore/Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2005, p. 217-231;

Rose-Myriam Réjouis, « Caribbean Writers and Language : The Autobiographical Poetics of Jamaica Kincaid and Patrick Chamoiseau », dans The Massachusetts Review, vol. 44, no 1-2, 2003, p. 213-232 ; Thomas Spear,

« L’Enfance créole: la Nouvelle Autobiographie antillaise », dans Suzanne Crosta [dir.], Récits de vie de

l'Afrique et des Antilles: Enracinement, errance, exil, Sainte-Foy, Grelca, 1998, p. 143-167 ; Gertrud

Aub-Buscher, « Une Enfance créole Revisited: Language in Patrick Chamoiseau’s Chemin d’école », dans Essays

in French Literature, no 41, novembre 2004, p. 1-16.

53 Jean Bessière, « Patrick Chamoiseau et les récits de l’inédit. Poétique explicite, poétique implicite », dans

Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht [dir.], Poétiques et imaginaires. Francopolyphonie littéraire des

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éclairer autrement l’œuvre de l’écrivain martiniquais. En somme, si certains critiques soulèvent, occasionnellement, les marques d’un indicible dans ses romans54, aucune étude

ne s’est encore centrée sur cet aspect de façon systématique.

2.LA NOTION D’INDICIBLE EN LITTÉRATURE

La notion d’indicible appliquée à la littérature a connu un essor considérable depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a été principalement associée à la « littérature

concentrationnaire », mais elle s’applique de nos jours à toutes sortes d’événements violents et douloureux55. Il n’en demeure pas moins vrai que c’est surtout56 autour de la

Shoah que continue à s’élaborer la plupart du discours critique et théorique sur l’indicible. Le premier aspect à souligner à propos de cette notion, c’est le manque de consensus dont elle fait l’objet. En effet, les études sur l’indicible ont d’abord relié la notion à un manque expressif57. Les recherches se sont penchées sur la capacité référentielle du langage

54 Samia Kassab-Charfi, par exemple, mentionne sans s’y attarder l’insuffisance de la langue pour dire

l’horreur du marronnage (Patrick Chamoiseau, op. cit., p. 31). Un cas différent est celui d’Anny D. Curtius qui, dans « “Poétique forcée” et “poétique naturelle” dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau », aborde la problématique de l’indicibilité mais dans un sens différent de celui que nous lui attribuons. En reprenant la définition de “poétique forcée” de Glissant, elle associe la difficulté à dire avec l’imposition d’une langue inappropriée. (Cf. Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht [dir.], Poétiques et imaginaires.

Francopolyphonie littéraire des Amériques, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 293-299.)

55 Isaac Bazié, par exemple, analyse l’indicible dans des œuvres sur le génocide rwandais (Isaac Bazié, « Au

seuil du chaos : devoir de mémoire, indicible et piège du devoir dire », dans Présence francophone, no 63,

2004, p. 29-45). Dans son ouvrage, Jean Ouédraogo réfère à l’indicible comme ce que les griots ne « doivent » pas dire (Jean Ouédraogo, Maryse Condé et Ahmadou Kourouma. Griots de l’indicible, New York, Peter Lang, 2004). On peut citer aussi : Caroline Giguère, « L’indicible dans La Polka et La Fabrique

de cérémonies de Kossi Efoui : jeux de masques et de coulisses » [en ligne], dans Interférences littéraires,

nouvelle série, no 4 (« Indicible et littérarité »), mai 2010, p. 131-140 ; Laure Coret, « Traumatismes collectifs

et écritures de l’indicible : les romans de la réhumanisation (Afrique francophone, Antilles, Amérique latine) », thèse de doctorat, Paris, Université de Paris 8, 2007 ; Emmanuel Muligo, « Écrire l’indicible : pour une étude du témoignage de Yolande Mukagasana », mémoire de maîtrise, Kingston, Queen’s University, 2012.

56 L’ouvrage de Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible. Jabès, Duras, Blanchot, Saint-Denis, Presses

Universitaires de Vincennes (L’imaginaire du texte), 2004, est un des rares textes à envisager l’indicible comme problématique liée à l’écriture (en général), sans référer à la violence ou aux génocides (même si – ou malgré que – les œuvres de Jabès, Duras et Blanchot font directement écho à la Shoah). Nous pouvons citer également l’ouvrage collectif dirigé par Lauric Guillaud et Nathalie Prince consacré aux œuvres fantastiques et de science-fiction (Lauric Guillaud et Nathalie Prince [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastique et de

science-fiction, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2008). Dans ce dernier, indicible renvoie à l’invisible, à

l’irreprésentable ou à l’ineffable.

57 Primo Levi et Robert Antelme ont soulevé cette question dans leurs témoignages. Parmi les critiques qui

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face à des événements qui dépassent l’entendement ou dont l’horreur semble impossible à verbaliser. Selon cette conception de l’indicible, les auteurs que Maria Cotroneo regroupe parmi « la critique classique des années d’après-guerre58 » ont pris position en s’opposant à

l’écriture littéraire des génocides par l’incapacité qu’elle aurait à représenter avec « fidélité » un événement réel. Ce qu’ils reprochent surtout au langage littéraire, c’est la distorsion qu’il fait subir aux événements59. Ce souci de fidélité répond surtout à une

question d’éthique, qui a partie liée avec le caractère historique des faits indicibles et qui met en jeu le respect pour les victimes et le devoir de mémoire. Ainsi, l’indicibilité des abominations des génocides relève pour certains d’une crainte de la banalisation des faits ou d’un refus d’en faire de la beauté ou de l’art60. Selon eux, l’œuvre d’art « aurait le défaut

de figer et donc de tuer le souvenir », étant donné qu’elle « est admirée pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle représente » 61.

D’un point de vue opposé, mais également pour des questions morales ou éthiques, de nombreux critiques62 et écrivains63 se sont prononcés en faveur d’une écriture littéraire

du génocide. C’est le document brut qui, pour eux, ne « parle pas » par lui-même, alors que

littérature des camps de la mort, Paris, L’Harmattan, 2000. Pour une approche linguistique de la notion cf. :

Jean-Jacques Franckel et Claudine Normand, « On ne peut pas me dire : “il faut le taire” », dans Linx [en ligne], no 10 (« L’indicible et ses marques dans l’énonciation »), 1998. http://linx.revues.org/948.

58 Maria Cotroneo fait référence dans sa thèse à Theodor W. Adorno, George Steiner et Berel Lang. Cf. Maria

Cotroneo, « Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de la pratique testimoniale et la présence du doute dans les récits de la Shoah d’Élie Wiesel et d’Imre Kertész », thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2013, p. 11.

59 À la base de cette idée se trouve une conception du langage qui, employé d’une certaine manière ou avec

une certaine rigueur, serait apte à dire « objectivement » le réel. Cette aptitude que l’on confère souvent aux récits de l’Histoire a été suffisamment contestée par des théoriciens comme Roland Barthes ou Gérard Genette. Celui-ci considère l’histoire comme étant de la littérature non fictionnelle en prose, qu’il appelle « littérature de diction ». (Gérard Genette, Fiction et diction. Précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil (Points), 2004 [1979].). Pierre Macherey explique aussi que : « [d]ire c’est par excellence un acte, qui modifie la réalité à quoi il s’applique […] : la conformité aux choses que profère le discours, quel qu’il soit, est toujours illusoire en elle-même » (Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966, p. 74).

60 Parmi ces critiques nous pouvons mentionner Theodor Adorno. Dans son article « L’art est-il gai ? », il

s’explique à propos d’une phrase polémique qu’il a prononcée : « La phrase selon laquelle on ne peut plus écrire de poème après Auschwitz n’est pas à prendre telle quelle, mais il est certain qu’après cela, parce que cela a été possible et parce que cela reste possible indéfiniment, on ne peut plus présenter un art qui soit gai. Objectivement, il dégénère en cynisme, quand bien même il emprunterait la bonté de la compréhension humaine. » (Theodor W. Adorno, « L’art est-il gai ? », dans Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1999 [1958], p. 433).

61 Explication de Linda Pipet au sujet d’une citation polémique de Romain Gary (Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort, op. cit., p. 141).

62 Parmi lesquels Linda Pipet, Maria Cotroneo et Rachel Ertel.

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le document littéraire aurait l’avantage de créer un « sentiment plus fort » qui « va plus loin »64. Il y a ceux qui, comme Robert Antelme, vont reconnaître au langage des limites

représentationnelles et ceux qui, comme Jorge Semprún, soutiennent que l’« [o]n peut toujours tout dire, le langage contient tout65. » Ainsi, la critique contemporaine va mettre de

l’avant la difficulté à représenter l’expérience des camps, reliant le problème à une difficulté cognitive et affective, à une difficulté à comprendre et même à entendre, plutôt qu’aux failles du langage.

Les critiques qui partagent ce point de vue66 considèrent la littérature et l’art comme

des moyens privilégiés d’expression de l’indicible. Karla Grierson va même rejeter la notion et préfère parler d’« incompréhensible67 ». Mais cette différenciation est discutable,

puisque la mise en mots est dépendante d’une activité cognitive de déchiffrement qui la précède et, inversement, la compréhension du monde dépend de notre conceptualisation linguistique du réel68. La plupart des critiques conservent la notion malgré tout, tantôt en la

critiquant, tantôt en exploitant sa polysémie, ce qui produit parfois des flottements, voire des contradictions conceptuelles. C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Michael Rinn,

Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, où l’indicible est tantôt présenté comme

synonyme de technè, tantôt analysé comme adjectif, tantôt comme nom, ce qui provoque un flou définitoire.

En somme, cette synthèse des problèmes soulevés par la critique à propos de l’indicible montre que la difficulté à dire relève, selon les chercheurs, d’une incapacité à appréhender le réel, des limites du langage et d’une problématique de négociation de sens et de réception. Un traitement complet de la notion devrait donc tenir compte, selon nous,

64 Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort, op. cit., p. 145. 65 Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 23.

66 On pourrait citer : Michael Rinn, selon qui « l’impossibilité de figurer le génocide tient à l’échec de la

conceptualisation visuelle annulant les autres facultés cognitives et communicatives. » (Michael Rinn, Les

récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne/Paris, Delachaux/Niestlé, 1998, p. 50).

67 Karla Grierson, « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation », dans Daniel Dobbels et

Dominique Moncond’huy [dir.], Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle, Poitiers, UFR

Langues Littératures Poitiers, 1999, p. 97-129.

68 Ainsi le disait Émile Benveniste dans Catégories de pensée et catégories de langue : « C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des

propriétés reconnues par l’esprit aux choses. » (cité par Pedro Mascarello-Bisch, « L’appréhension de l’indicible subjectif », dans Linx [en ligne], no 10 (« L’indicible et ses marques dans l’énonciation »), 1998.

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de ces trois dimensions, étant donné leur interdépendance. Certains travaux récents, comme ceux de Michel Rinn69, s’efforcent de les intégrer dans les analyses textuelles, mais ils

demeurent rares.

69 Voir notamment Michael Rinn, Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, op. cit., où l’auteur

élabore une approche pragmatique de l’indicible. On pourrait également citer l’article de Denis Mellier, « Pour une critique de l’indicible fantastique », où l’auteur s’efforce de théoriser l’indicible par l’observation de l’usage qu’en font les écrivains dans leurs œuvres, plutôt que par la définition qu’en donnent les dictionnaires ou les critiques. Si son analyse se restreint à un corpus d’œuvres fantastiques ou de science-fiction, sa démarche est intéressante et il est un des seuls à proposer une définition de l’indicible comme une stratégie rhétorique (Denis Mellier, « Pour une critique de l’indicible fantastique », dans Lauric Guillaud et Nathalie Prince [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastique et de science-fiction, op. cit., p. 219-231).

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CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

Notre recherche s’appuie sur les travaux de Bakhtine et de ceux qui ont poursuivi et approfondi ses réflexions autour du texte littéraire. Les recherches sur l’énonciation, la pragmatique et l’analyse du discours, ainsi que celles qui concernent la sociologie du texte littéraire, ont contribué, en se focalisant sur des aspects différents mais complémentaires du fait littéraire, à en donner une nouvelle conception : « celle d’un acte de communication dans lequel le dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables70. » Ainsi, notre

mémoire va appliquer au roman à l’étude les outils conceptuels de deux approches : la sociologie institutionnelle et la pragmatique. Celles-ci nous permettront de dégager et de caractériser la poétique mise en place dans Un dimanche au cachot pour parvenir à dire les indicibles de l’Histoire, tout en tenant compte de « l’espace des possibles71 » dans lequel a

émergé cette écriture.

La théorie des champs de Pierre Bourdieu et l’approche institutionnelle de Jacques Dubois72 constitueront les bases de notre réflexion sur le contexte de production de l’œuvre

de Chamoiseau. La notion de « champ littéraire » théorisée par Bourdieu présente l’avantage, pour l’étude des littératures francophones, de fournir un cadre d’analyse approprié et non connoté sur leur mode de fonctionnement (contrairement aux notions de « centre » et de « périphérie » utilisées, encore aujourd’hui, pour signifier les rapports entre le champ littéraire français et ceux des autres littératures francophones). Les précisions apportées par Dubois à propos de l’« institution littéraire » nous permettront, notamment, de faire le lien entre le champ et les instances de production, reconnaissance et diffusion des œuvres littéraires. En ce sens, nous adoptons la distinction proposée par Pascal Durand73 pour combiner les concepts de champ et d’institution : le premier sera réservé à

tout ce qui relève du relationnel et de l’interactionnel, et que nous mesurerons en termes de positions et de prises de position des agents au sein du champ. Le deuxième fera référence à l’infrastructure du système, comme les maisons d’édition, les revues, les académies, mais

70 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod,

1993, p. vi.

71 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil (Libre examen),

1992, p. 326.

72 Jacques Dubois, L’institution de la littérature : introduction à une sociologie, Paris, Labor, 1978.

73 Pascal Durand, « Introduction à la sociologie des champs symboliques », dans Romuald Fonkoua et Pierre

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aussi les instances institutionnelles reliées à la reconnaissance et à la reproduction des prises de position littéraires dominantes, telles que les établissements d’enseignement. La préoccupation de restreindre le recoupement des deux notions répond à un souci de clarté, mais aussi à un besoin d’adaptation de la théorie de Bourdieu à une réalité autre que celle qu’il a analysée dans Les règles de l’art, à savoir le champ littéraire français au XIXe

siècle74. En effet, le champ littéraire antillais partage avec d’autres champs francophones la

particularité de posséder au moins une partie de son institution « expatriée » ou « exilée75 ».

De ce fait, distinguer dans la conception de champ ce qui est matériel de ce qui relève du domaine du discours ou de l’action des agents nous paraît utile pour expliquer ces phénomènes, avec tout ce que cela implique comme stratégies de positionnement pour les écrivains francophones.

Si l’on convient, avec Bourdieu, que « [j]amais la structure même du champ n’a été aussi présente dans chaque acte de production [littéraire]76 », on peut comprendre pourquoi

l’approche sociologique du fait littéraire peut fournir des clés précieuses pour l’interprétation d’une œuvre et de ses parti-pris esthétiques. En même temps, ce n’est qu’en reconstituant l’espace des prises de positions artistiques par rapport auquel s’est construit le projet de l’auteur que l’on pourra rendre compte avec justesse de sa singularité, compte tenu de la double stratégie de continuation et de distinction que chaque agent opère vis-à-vis des esthétiques dominantes qui lui sont contemporaines.

Pour saisir la spécificité de l’écriture chamoisienne dans Un dimanche au cachot, analysée en termes de stratégies discursives pour dire l’indicible, nous combinerons les théories sociologiques avec des théories de l’énonciation dans leur composante

74 À propos de l’application de la théorie des champs à d’autres contextes, on lira avec intérêt l’article de

Denis Saint-Jacques et Alain Viala, « À propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire », dans Annales HSS, no 2, mars-avril 1994, p. 395-406.

75 C’est le terme qu’utilise Katharina Städtler pour se référer aux champs littéraires africains. Elle explique

que « [l]a plupart des champs littéraires africains enjambent les frontières nationales, et certains, à l’époque coloniale comme de nos jours, comportent même une partie exilée en Europe ou ailleurs. Cette partie exilée peut s’organiser selon sa propre dynamique et en fonction des champs littéraires (et politiques) voisins, tout comme le champ littéraire afro-francophone des années 40 se constituait dans le voisinage du champ littéraire français. » (« La Négritude en France (1940-1950). À propos d’un champ littéraire colonisé en exil », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains,op. cit., p. 207).

76 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 268. Justin Bisanswa fait le même constat à propos du

champ littéraire africain et francophone dans Roman africain contemporain, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 45.

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pragmatique. Nous nous appuierons notamment sur les travaux d’Oswald Ducrot77 et de

Dominique Maingueneau78.

La « démarche79 » pragmatique appliquée à l’étude de l’œuvre littéraire invite à

approcher le texte comme discours, c’est-à-dire comme activité, mettant au premier plan l’interaction entre le texte et le contexte. En d’autres termes, l’analyse du discours considère que l’énoncé ne peut être coupé de l’énonciation et que le sens se construit dans la dynamique d’un échange. C’est pourquoi, même si dans l’œuvre littéraire les places qu’occupent énonciateur et récepteur sont inégales, l’écrivain tout autant que le lecteur doivent anticiper sur les intentions de l’autre pour construire le sens. Cependant, « l’acteur essentiel de cette communication littéraire, signale Maingueneau, est le texte même, conçu comme un dispositif qui organise les parcours de sa lecture80. » De cette manière, la

perspective pragmatique présente l’avantage, par rapport à d’autres théories81, de supprimer

la division texte/contexte, tout en restant focalisée sur le texte.

En effet, comme l’affirme Ducrot, « [t]out énoncé parle de son énonciation, [...] il la montre82. » C’est donc dans l’énoncé, c’est-à-dire dans le texte littéraire, qu’il faut chercher

les indices de l’énonciation et de son sujet83. Ainsi, dans le cadre de notre mémoire,

l’adoption de théories provenant de la linguistique pour l’analyse de l’énonciation de l’indicible s’avère pertinente pour trois raisons principales. D’une part, la pragmatique exige de s’attacher aux unités textuelles, de faire parler exclusivement l’œuvre, ce qui, face à des thèmes aussi sensibles que l’esclavage et la déshumanisation, nous préserve du piège de faire du roman un prétexte pour des prises de position idéologiques. D’autre part, elle

77 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984.

78 De Dominique Maingueneau, nous consulterons notamment : Pragmatique pour le discours littéraire,

Paris, Nathan, 2001[1990] et Le contexte de l’œuvre littéraire, op. cit.

79 Dominique Maingueneau utilise cette notion et précise que « [p]lutôt qu’une doctrine, la pragmatique est en

fait une certaine manière d’aborder la communication, verbale et non verbale, à travers quelques idées forces : la primauté de l’interaction, le discours comme activité, la réflexivité de l’énonciation, l’inscription des énoncés dans des genres de discours, l’inséparabilité du texte et du contexte… » (Le contexte de l’œuvre

littéraire, op. cit., p. 18)

80 Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 50.

81 Pour simplifier, on pourrait dire que l’histoire littéraire déterminait le sens des œuvres en fonction du seul

contexte, alors que le structuralisme s’y est opposé en inversant le rapport texte/contexte, priorisant le premier. L’approche pragmatique s’efforce de dépasser cette dichotomie.

82 Oswald Ducrot et al., Les mots du discours (cité par Jean-Claude Coquet, « L’implicite de l’énonciation », Langages, n° 70, 1983, p. 10.)

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fournit des éléments d’analyse pour aborder les textes dans leur dimension implicite et elle nous rappelle l’importance du récepteur dans le processus discursif. La démarche pragmatique va dès lors nous permettre de comprendre les mécanismes par lesquels le roman dit sans dire, parvenant ainsi à énoncer l’indicible et à le rendre recevable. Elle nous aidera aussi à réfléchir sur les implications que le choix d’une énonciation saturée d’implicite peut comporter, et pour l’auteur, et pour le lecteur. Dans le cas de l’écrivain, elle permet, par exemple, de se déresponsabiliser des propos véhiculés, ou de faire comprendre sans choquer. Dans le cas du lecteur, celui-ci peut se voir plongé dans le domaine de l’incertitude. Enfin, par sa conception de l’œuvre littéraire en tant que discours produit dans un cadre institutionnel, cette approche va nous aider, au moment de traiter de notre problématique dans Un dimanche au cachot, à avoir toujours à l’esprit nos analyses sociologiques sur le champ et la trajectoire de l’écrivain.

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GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL

Notre mémoire s’articule autour de deux chapitres. Le premier vise à situer et à comprendre, à partir d’une approche sociologique, les prises de position esthétiques de Patrick Chamoiseau dans Un dimanche au cachot. Le chapitre se divise en deux parties : la première circonscrit le contexte d’énonciation de l’écrivain en termes de champ littéraire. La deuxième élabore la trajectoire de Chamoiseau à partir d’une analyse de ses dispositions, positions et prises de position dans le champ littéraire antillais.

Le deuxième chapitre est consacré à l’étude des stratégies d’écriture mises en place par l’écrivain dans son effort pour exprimer les horreurs de l’esclavage dans Un dimanche

au cachot. Ces stratégies se regroupent en trois parties, selon les trois dimensions de

l’indicible définies dans la problématique. Il se propose, enfin, de définir la poétique chamoisienne de l’indicible, à partir des principes esthétiques observés dans le texte.

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(33)

C

HAPITRE

1

ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU

1.INTRODUCTION

Bakhtine affirme, dans Esthétique et théorie du roman, que l’œuvre de création n’est signifiante que « dans une définition réciproque, active et tendue avec la réalité84 ». Il

insiste sur la nécessité de relier le texte à son contexte de production, entendu non seulement comme « réel », mais aussi – pour utiliser le terme de Bourdieu – comme « champ ». En effet, selon Bakhtine, « [à] côté de la réalité de la connaissance et de l’acte, qui préexistent pour l’artiste du verbe, préexiste aussi la littérature : il est contraint de lutter

avec et pour les anciennes formes littéraires, de s’en servir, de les combiner, d’avoir raison

de leur résistance ou de trouver en elles un soutien85. » L’analyse du texte littéraire,

poursuit-il, doit également tenir compte de la trajectoire individuelle de l’écrivain puisque « [l]’auteur-créateur est un élément constitutif de la forme artistique86 ». Ainsi, nous

voudrions, dans notre premier chapitre, situer l’œuvre de Chamoiseau dans son contexte socio-discursif et analyser comment l’écrivain a réussi, étant donné son origine sociale et un état déterminé des champs qu’il a fréquentés, à émerger et à se construire comme écrivain majeur de son époque.

Pierre Bourdieu définit le champ littéraire comme « un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent87 ».

Il s’agit d’un espace structuré de positions, occupées par des agents, qui s’entre-déterminent et qui reposent sur une répartition inégale de capitaux. Aussi le champ est-il un espace « de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces88. » Il est

donc le produit de la coexistence des agents – à savoir, écrivains, groupes ou écoles

84 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduction de Daria Olivier, préface de Michel

Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), 2011 [1975], p. 41.

85 Ibid., p. 49. 86 Ibid., p. 70.

87 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89,

septembre 1991, p. 4-5.

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littéraires – et de leurs différentes prises de position esthétiques. Mais ce sont les agents occupant des positions dominantes qui imposent, à chaque époque, les limites du champ et ses catégories de perception et d’appréciation légitimes. Ainsi, s’il y a un type de relation qui soit structurante à l’intérieur des champs, c’est celle de l’opposition entre dominants et dominés, dont toute la dynamique consiste en une lutte pour transformer ou conserver le rapport de forces existant.

La notion d’« habitus » est inséparable de celle de champ puisqu’elle concerne l’action pratique du sujet. Bourdieu la définit comme un système de « dispositions », « des manières d’être permanentes (acquises au sein du monde social), de manières permanentes de construire le monde, de le percevoir, de l’organiser89. » L’habitus constitue donc le sens

pratique de l’agent, développé à partir des expériences qu’il aura accumulées, des représentations et des valeurs relevant de sa classe d’origine, ainsi que de celles qu’il aura incorporées au cours de sa formation scolaire et de sa carrière. Partant, toute « prise de position », toute stratégie orientée vers les intérêts d’un agent résulte, d’après Bourdieu, d’une « relation inconsciente entre un habitus et un champ90 ».

Par ailleurs, Jacques Dubois développe la notion d’« institution » qu’il définit comme un « ensemble de normes s’appliquant à un domaine d’activités particulier et définissant une légitimité qui s’exprime dans une charte ou dans un code91. » Pour lui, « l’institution

littéraire repose sur un certain nombre d’instances dont la fonction première est d’apporter aux écrivains et à leurs œuvres la reconnaissance d’une identité et d’un classement92. » Ces

instances soumettent les œuvres « aux épreuves successives de la sélection, la

reconnaissance, la consécration et la conservation93 ». Sans faire directement partie du

champ littéraire tel que conçu par Bourdieu, ces instances sont des éléments constitutifs du « marché des biens symboliques » et exercent une influence déterminante dans le

89 Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », dans Regards sociologiques, no 17/18, 1999,

p. 8.

90 Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés générales des champs », dans Questions de sociologie, Paris,

Minuit, 1980, p. 119 (cité par Pascal Durand, « Introduction à une sociologie des champs symboliques », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 25.)

91 Jacques Dubois, L’institution de la littérature. Introduction à une sociologie, op. cit., p. 32.

92 Jacques Dubois, « Du modèle institutionnel à l’explication de textes », dans Maurice Delcroix et Fernand

Hallyn [dir.], Méthodes du texte : introduction aux études littéraires, Paris/Louvain-la-Neuve, Duculot, 1990 [1987], 306.

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