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G RANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL

2. L E CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS

Parler de « champ littéraire antillais » ou de « littérature antillaise » ne va pas encore de soi. Nombreux ouvrages d’histoire littéraire, anthologies et critiques font encore état d’un malaise au moment de catégoriser, de définir et d’analyser cette littérature. Depuis les années 1990 jusqu’à nos jours, on signale son caractère « essentiellement problématique98 »

et « bipolaire99 ». On lui attribue une institution « à l’étape de projet100 » au point que

certains l’appréhendent comme « un fragment de littératures “métropolitaines”101 » ou la

situent dans « l’entre-deux […] de la littérature française et de la francophonie102 ». Ces

exemples, que l’on pourrait multiplier, traduisent le manque de légitimité et d’autonomie qui pèse encore sur certaines littératures que l’on appelle « minoritaires103 »,

« régionales104 » ou « de l’exigüité105 ». L’histoire du champ littéraire antillais est ainsi

marquée par la lutte pour sa difficile autonomie. Ce qui expliquerait une forte implication de ses agents pour créer des institutions locales solides, aussi bien que pour donner à la littérature antillaise une histoire, une esthétique originale, un corpus et une légitimation interne.

Lorsque Chamoiseau commence à s’investir en littérature, dans les années 1972, le champ littéraire antillais a déjà une histoire, une tradition et des représentants très reconnus et consacrés : Aimé Césaire et Édouard Glissant. L’histoire de cette littérature, qui ne peut se comprendre qu’en lien avec l’histoire politique des Antilles, coloniale et esclavagiste, est divisée par un point d’inflexion déterminant : l’avènement du mouvement de la Négritude,

98 Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no 55, 2003, p. 103.

99 L’introduction à son ouvrage La littérature franco-antillaise. Haïti, Guadeloupe et Martinique (Paris,

Karthala, 1992) met en évidence la nécessité de justification et de délimitation d’un objet d’études encore mal cerné et difficile à fixer. Voir notamment les pages 7-9.

100 Lise Gauvin, « Manifester la différence. Place et fonctions des manifestes dans les littératures

francophones », dans Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. 6, no 1, 2003, p. 23. 101 Dominique Chancé, Histoire des littératures antillaises, Paris, Ellipses, 2005, p. 3.

102 Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot [dir.], Caraïbe et océan Indien : questions d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 9.

103 Danielle Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature »,

dans Immaculada Linares [dir.], Littératures francophones, València, Universitat de València, 1996, p. 86.

104 Id.

à Paris, dans les années 1930106. Moment charnière pour la littérature antillaise et pour

toutes les littératures du monde noir, ce mouvement est aussi bien idéologique et politique qu’esthétique. Il trouve un moyen d’expression extrêmement fécond dans la littérature. La Négritude contribue au développement d’une conscience politique et identitaire « antillaise », acquis important pour toute tentative de construction d’un champ littéraire autonome.

Avant les années 1930, les Antilles françaises produisent une littérature coloniale, élaborée par des Français sur les îles et adressée à un lectorat métropolitain curieux de l’ailleurs107. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les créoles prendront la plume avec

une production de type « régionaliste108 », un style d’imitation des écrivains français109, un

regard auto-exotique sur le réel antillais et un discours d’attachement à la France qui va perdurer pendant les premières décennies du XXe siècle110. En dépit de cela, comme le

remarque Olga Hél-Bongo, les régionalistes « commencent à développer une conscience nationaliste, désirant inscrire une spécificité culturelle créole dans leurs écrits111. » Ce que

confirme Romuald Fonkoua pour qui cette littérature « semble s’adresser d’abord aux Antillais112 ».

Pendant la période de l’entre-deux guerres, au moment où l’Occident est en crise et que Paris devient le centre des avant-gardes, les intellectuels africains et antillais, parmi lesquels figuraient Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et Lépold Sédar-Senghor, vont converger et trouver à Paris un milieu propice113 au développement des idées de

106 Pour une présentation détaillée du mouvement de la Négritude et sa genèse, se référer à l’ouvrage de

Lilyan Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, 2001. Pour une approche plus large des « mouvements nègres » en France : cf. Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1919-

1939, Paris, L’Harmattan, 1986.

107 Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine. Remarques sur le fonctionnement d’un

champ littéraire », dans Présence Africaine, no 175-176-177, 2007-2008, p. 529.

108 Ibid., p. 530-531.

109 Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », dans Pierre Pluchon

[dir.], Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, 1982, p. 449.

110 Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », art. cit., p. 106. 111 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 67.

112 Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine », art. cit., p. 531.

113 En effet, un discours de revalorisation du Noir aurait difficilement atteint la force et l’importance qu’il a eu

France, dans un contexte raciste comme celui qu’il y avait alors aux Antilles où c’étaient les Antillais mêmes qui reproduisaient les rapports de stratification sociale par la couleur de la peau, imposés d’abord par le système colonial.

revalorisation du Noir que les mouvements de la négro-renaissance américaine et de l’indigénisme haïtien avaient commencé à véhiculer une quinzaine d’années auparavant.

Le mouvement de la Négritude se nourrit des courants de pensée anticolonialiste, surréaliste et humaniste qui se développent en Occident après la Première Guerre mondiale. Il naît d’une réflexion sur la condition de l’homme noir, mais son combat s’étend progressivement à la défense de tous les opprimés de la Terre. Il sera voué à la revalorisation de la culture et des valeurs « nègres » et aura une portée politique. Katharina Städtler signale, en ce sens, qu’« entre 1940 et 1950, les acteurs africains du champ politique français étaient en même temps les principaux acteurs du nouveau sous-champ intellectuel et littéraire africain dans la métropole114. » Ce phénomène explique

l’engagement des œuvres littéraires de l’époque, en parfaite harmonie avec la conception de l’écrivain engagé, forgée alors en France par Jean-Paul Sartre.

Les premières revues115 à travers lesquelles ils vont s’exprimer voient le jour à Paris,

de même que la première maison d’édition consacrée aux études africaines : Présence Africaine116. Un intérêt commun vis-à-vis de la situation prolétarienne rapprochera les

intellectuels noirs des intellectuels français de gauche, notamment de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Emmanuel Mounier et Michel Leiris. Ces liens stratégiques assureront aux tenants de la Négritude une légitimité certaine et un large public. La préface de Sartre, intitulée « Orphée noir », à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor, donnera droit de cité à la littérature négro-africaine en Europe et lui fera une place privilégiée au sein du champ littéraire français117. Au fur et à mesure que cette légitimité

sera acquise, les intellectuels antillais travailleront à la diffusion de ces idées nouvelles dans leur région et se centreront de plus en plus sur des problématiques proprement antillaises.

114 Katharina Städtler, « La Négritude en France (1940-1950). À propos d’un champ littéraire colonisé en

exil », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 198.

115 La revue du monde noir (1931-1932), Légitime défense (1932) et L’étudiant noir (1935) viennent s’ajouter

à une liste plus large de petits journaux et revues dont on parle moins (telles que Le cri des nègres, La race

nègre, La voix des nègres) mais qui ont contribué à construire les bases pour l’éclosion du « mouvement

nègre » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Présence Africaine, fondée par Alioune Diop en 1947 (et encore active), reprend le débat entamé par les revues précédentes et lui donne une visibilité plus large.

116 Maison d’édition fondée par Alioune Diop au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et toujours active. 117 Si les écrivains antillais avaient déjà une place au sein du champ métropolitain, celle qui était réservée à la

littérature coloniale et régionaliste (la preuve en est le prix Goncourt attribué à René Maran en 1921), la littérature négro-africaine s’assure, à son tour, une reconnaissance auprès des agents anticolonialistes du sous- champ restreint de la littérature française de l’époque.

Ainsi, Aimé Césaire rentrera en Martinique et fondera, en 1941, la revue Tropiques. Celle- ci s’attachera à revaloriser l’africanité de l’Antillais et à dénoncer la stérilité artistique martiniquaise causée par l’aliénation résultant des rapports sociaux. Elle entreprendra une réflexion nouvelle et positive sur le folklore antillais et prônera la poésie surréaliste comme forme de libération et comme moyen d’expression efficace – parce que biaisée – dans une conjoncture politique de censure. La revue sera interdite en 1943 et Césaire exilé en Haïti.

La censure et l’exil étant alors des mesures gouvernementales fréquentes pour désarticuler toute tentative d’indépendance dans les colonies, la capitale française restera le principal pôle d’action de la Négritude pendant toute sa période de rayonnement. La poésie sera son mode d’écriture privilégié et donnera lieu à des chefs d’œuvre tels que Cahier d’un

retour au pays natal de Césaire, reconnu comme une sorte de manifeste. Puis, une

production en prose gagnera de l’importance dès les années 1950 et ne cessera de se développer118.

Après quelques décennies d’efforts concertés entre les écrivains antillais et africains pour l’internationalisme noir, le mouvement de la Négritude va se scinder progressivement dans les années 1960, où l’heure des nationalismes triomphants va mettre au-devant de la scène les revendications nationales. Certains critiques vont même « évoquer l’existence de deux Négritudes119 » associées à Senghor, d’une part, et à Césaire, d’autre part. Le facteur

politique, explique Romuald Fonkoua, va accentuer les divergences au sein du champ, notamment au moment des indépendances africaines : « Alors que dès le départ la question de la situation coloniale était la base d’un consensus général de représentations, celle-ci per[d] de sa valeur symbolique [pour les Antillais] avec l’accession des peuples [africains] à l’autonomie et à la liberté politique120. » La Négritude demeurera, cependant, un

mouvement littéraire très important aux Antilles, non seulement par la figure indélébile de Césaire et par la force de son œuvre qui continue à inspirer ses successeurs, mais aussi par le rôle que joue l’Afrique dans la définition identitaire des Antillais. Elle aura constitué une

118 Nous pouvons citer parmi ses représentants : Jacques Roumain, Jacques-Stephen Alexis et Marie Chauvet

en Haïti ; Joseph Zobel, Mayotte Capécia, Frantz Fanon, Léonard Sainville et Édouard Glissant en Martinique et enfin Birago Diop, Bernard Dadié, Camara Laye, Mongo Beti et Ousmane Socé Diop, entre autres, en Afrique.

119 Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine », art. cit., p. 541. 120 Ibid., p. 542.

étape fondamentale dans le processus d’autonomisation du champ littéraire par l’affirmation des valeurs nègres et par l’invention d’une « littérature nègre » revendicatrice de sa spécificité et de ses origines africaines. En s’opposant à tous les discours méprisants et réificateurs de l’ethnologie coloniale sur le Noir, elle aura permis à l’écrivain noir de prendre véritablement la parole, de se faire le sujet du discours sur lui-même et d’assumer son histoire121.

Pourtant, le cri de revendication de l’africanité et la focalisation sur la couleur noire éveillera progressivement aux Antilles des résistances chez différents groupes ethniques, non seulement blancs, mais aussi métis et surtout hindous, au point que ces derniers commenceront à revendiquer leur « indianité122 ». Ainsi, « [d]evant la nécessité non de

diviser mais de réunir les diverses catégories antillaises dans un même projet politique, de le soutenir par une théorie culturelle, certains intellectuels, plus ou moins marqués par le message de Frantz Fanon, voudront intégrer la Négritude dans une notion plus vaste : celle d’antillanité123. » La figure centrale dans ce processus de questionnement qui constitue « le

deuxième moment de la quête identitaire antillaise124 », est Édouard Glissant. Déjà reconnu

à l’époque125 et avec un activisme social et politique remarquable, Glissant se trouve entre

la génération des « pères » et celle des « fils » de la Négritude, et tire avantage des deux rôles. Il réussira tout le long de sa carrière, par son talent et par sa maîtrise des règles de fonctionnement du champ, à s’investir dans une position systématiquement dominante.

À partir de 1960, une nouvelle sensibilité littéraire et idéologique commence donc à contester certains principes de la Négritude à partir d’une perspective caribéenne. Glissant crée la notion d’« antillanité » à la fin des années 1950 et la théorise dans son essai Le

discours antillais126. L’Antillanité, affirme Olga Hé-Bongo, « désigne l’être-antillais,

doublement exproprié par son arrachement à la terre africaine et par l’interdiction qui le frappe de posséder la terre nouvelle. L’antillanité théorise le mouvement de l’être qui

121 Voir à ce sujet Nouréini Tidjani-Serpos, « L’ethnologie coloniale et la naissance de la littérature

africaine », dans Présence Africaine, no 136, 1985, p. 150-167.

122 Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », art. cit., p. 460. 123 Id.

124 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 33.

125 Glissant avait participé au mouvement de la Négritude à Paris et obtient le prix Renaudot pour La Lézarde

en 1958.

cherche à se réenraciner dans le sol caribéen. Elle insiste donc sur la terre127 » et sur le

besoin de « retrouver l’unité (l’équilibre) par-delà l’éparpillement128 » des îles caribéennes.

Ainsi, comme on le remarque dans certains romans de Glissant129, les thèmes et les formes

d’écriture changent. L’histoire et l’identité sont toujours au centre des productions littéraires, mais elles n’ont plus comme seule référence l’Afrique. Le questionnement tourne autour de l’espace, de l’homme antillais et de son histoire ; et la quête identitaire se fait par l’observation des cultures créoles, irréductibles à leurs diverses composantes et à leur nature rhizomatique130. « Diversité » et « relation » sont donc au centre de la poétique

glissantienne, puisque pour lui, dans un élan du monde qui mène « de l’Un au Divers131 »,

« [l]a Relation, complexe, ardue, imprévisible, est le feu majeur des poétiques à venir132. »

Malgré la puissance du projet poétique de Glissant, l’Antillanité ne prendra pas pour autant l’ampleur d’un mouvement littéraire. Selon Chamoiseau, Confiant et Bernabé, « les voies de pénétration dans l’Antillanité n’étant pas balisées, la chose fut plus facile à dire qu’à faire133. » Aussi sera-elle presque exclusivement associée à son théoricien et la

production littéraire antillaise demeurera, même au-delà des années 1980, majoritairement marquée par la Négritude césairienne.

Des mutations poétiques commenceront néanmoins à se répandre dès les années 1960-1970, comme l’utilisation littéraire du créole. Dans certains romans de Glissant, Simone Schwarz-Bart et Vincent Placoly, les auteurs optent pour une créolisation de la langue française134. Alors que d’autres, plus radicaux, comme Sony Rupaire, Monchoachi,

Jean Bernabé et Raphael Confiant, écrivent complètement en créole. Le nombre de

127 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 71. 128 Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 22.

129 Notamment La Lézarde (Seuil, 1958), Le quatrième siècle (Seuil, 1964), Malemort (Seuil, 1975) et La case du commandeur (Seuil, 1981).

130 Glissant emprunte la notion de rhizome à Deleuze et Guattari et l’appliqueaux principes d’identité et de

culture. Dans Introduction à une Poétique du Divers, Glissant explique que l’« identité rhizome », propre aux cultures composites résultant d’une créolisation, s’oppose à l’identité des cultures occidentales (ou « ataviques ») « à racine unique et exclusive de l’autre » (p. 23). L’identité rhizome est ainsi celle qui va « à la rencontre d’autres racines » (p. 23), celle qui résulte du processus de créolisation. (Édouard Glissant,

Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 23 et 59). 131 Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 18.

132 Ibid., p. 19.

133 Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, Éloge de la Créolité, édition bilingue

français/anglais, traduction de M. B. Taleb-Khyar, Paris, Gallimard, 1993 [1989], p. 23.

publications en créole et la diversité des genres dans lesquels on l’emploie – poèmes, contes, romans, théâtre – font preuve de cet engouement qui prendra, chez des intellectuels comme Confiant et Bernabé, la forme d’un combat135.

En ce qui concerne les genres, le roman poursuit son épanouissement, mais la poésie « ne perd pas tout d’un coup ses prérogatives. Les genres poétique et romanesque entretiennent d’étroites relations. Le passage s’accomplit sans heurt. Les grands créateurs sont à la fois poètes et romanciers136. » Il en est ainsi de Paul Niger et de Glissant. Le

théâtre aussi connaîtra alors une période de grande vitalité137. Il sera essentiellement engagé

et populaire et son succès encouragera, par exemple, la création du Théâtre Populaire Martiniquais par Henri Melon en 1969, et la naissance, en 1971, du Festival de la ville de Fort-de-France qui réunira des personnalités du milieu théâtral antillais et françaiscomme Aimé Césaire, Jean-Marie Serreau et Yvan Labéjof.

Enfin, on remarque, dans les champs culturels antillais de l’époque, des efforts concertés vers leur autonomisation. De manière générale, la consolidation des institutions locales s’intensifie. En 1967, Glissant fonde l’Institut martiniquais d’études, « à la fois établissement d’enseignement alternatif au système scolaire français et centre de recherches où est envisagée la possibilité de l’autonomie d’un discours scientifique […], dans une approche ouverte (sans cloisonnement disciplinaire et sans méthodologie unique) et assumant sa subjectivité138. » En 1970, Guy Cabort-Masson ouvre une autre institution

d’éducation alternative au système français : l’Association martiniquaise d’éducation populaire139. La même année voit le jour l’Université des Antilles et de la Guyane et, en

1975, le Groupe d’Études et de Recherche en espace Créolophone et Francophone

135 Marie-Christine Hazaël-Massieux soutient que la période 1970-1990 est « la grande période du créole aux

Antilles. De fait, pendant ces vingt années, le créole tend à être moins un enjeu qu’un combat – et c’est peut- être pour cela que cela se termine globalement mal, du moins pour le créole qui, aux Antilles après 1990, décline dans le domaine de la littérature proprement dite. » (« La langue, enjeu littéraire dans les écrits des auteurs antillais ? », dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, n° 55, 2003, p. 166.)

136 Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », art. cit., p. 111. 137 Chamoiseau atteste que « les salles étaient pleines » (Stéphanie Bérard, « Patrick Chamoiseau : un théâtre

qui s’accorde à la complexité du monde », dans Africultures, vol. 1, no 80-81, 2010, p. 217).

138 Anna Lesne (citant Romuald Fonkoua) dans : « S’écrire aux Antilles, écrire les Antilles. Écrivains et

anthropologues en dialogue », dans L’homme, no 207-208, 2013, p. 23.

139 Celle-ci visait d’abord l’éducation primaire et offre également aujourd’hui une formation secondaire. Elle

(GEREC-F)140. Ils donneront lieu à des structures éditoriales universitaires. Une dernière

illustration de ce phénomène est la création de nouvelles maisons d’édition – Désormeaux, M.G.G. et les Éditions Caribéennes – et de revues locales. Parmi les revues à vocation scientifique, il faudrait mentionner Acoma, fondée par Glissant. Martinique Hebdo et Le

naïf adoptent un profil journalistique.

Au développement des infrastructures va s’ajouter la construction d’un métadiscours critique sur la littérature antillaise, tout aussi important pour la consolidation du champ141.

Danielle Dumontet observe que

[s]e sentant très souvent mécompris et pressentant les difficultés à ordonner et à classifier les différents sous-ensembles qui constituent leur corpus littéraire, les auteurs antillais se sont emparé dans les années soixante-dix de la critique littéraire pour essayer de trouver d’autres paramètres plus aptes à appréhender leur propre production. Commence alors une nouvelle période pendant laquelle les écrivains antillais accompagnent leurs textes littéraires de réflexions critiques sur le champ littéraire d’où est issue leur production. […] Le romancier le plus prolixe en matière de critique est Édouard Glissant142. »

En effet, ce dernier va produire une poétique en cinq tomes143 et une vaste œuvre

essayistique qu’il développera toute sa vie. Mais la profusion du métadiscours critique chez les auteurs antillais s’explique aussi, comme le signale Dumontet, par leur nécessité à « se situer dans une filiation, dans une histoire de la littérature qu’il a fallu certes réécrire, mais qui semble être la condition pour acquérir, voire conquérir le statut de “littérature nationale”144. » La publication d’anthologies de textes antillais145 et des premiers livres

140 L’université se crée en 1970 mais son décret fondateur n’est effectif qu’en 1982. Le GEREC-F est fondé

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