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À chaque position occupée par un agent dans un état du champ particulier correspondent, selon Bourdieu, des prises de position homologues231. Celles-ci, ajoute

Bourdieu, sont constituées par des « œuvres littéraires ou artistiques évidemment, mais aussi [par des] actes et discours politiques, manifestes ou polémiques232 ». Ainsi, à travers

quelques exemples, nous nous concentrerons sur l’évolution des prises de position esthétiques de Chamoiseau, depuis son entrée en littérature, jusqu’à sa consécration. Elles s’accordent, naturellement, aux positions que nous venons de décrire.

La première étape dans la carrière de Chamoiseau est celle que l’on connaît le moins et qu’il qualifie comme « négriste ». Elle correspond à ses poèmes césairiens, à ses pièces de théâtre, à ses premières bandes dessinées et à son roman inédit, Notre dernière chance. Chamoiseau suit la tendance des agents à faibles capitaux décrite par Bourdieu, qui les pousse, par prudence, à demeurer « conservateurs » et à « se porter vers les positions dominantes au moment où les profits qu’elles assurent tendent à diminuer du fait même de l’attraction qu’elles exercent […] et de la concurrence intensifiée dont elles sont le lieu233. »

En effet, Chamoiseau se met à produire une littérature mimétique, en adoptant le ton et les problématiques de la littérature militante anticolonialiste de l’époque, avec une langue

230 Nous entendons par « artiste total » « l’être d’exception polyvalent, autorisé à “tout” faire. » (Définition

empruntée à Valérie Rousseau, dans « Artistes Or Pairs. Papa Palmerino et le Grand Antonio », dans Inter :

art actuel, n° 89, 2005, p. 54). La notion d’artiste total est à mettre en parallèle avec celle d’« intellectuel

total », employée par Pierre Bourdieu pour décrire la redéfinition de l’intellectuel opérée par Jean-Paul Sartre. Selon Bourdieu, Sartre « unifie des espaces qui jusque là étaient séparés, le champ philosophique et le champ littéraire, et il abolit la frontière entre le normalien critique, cuistre, etc. et l’écrivain, plus grand bourgeois, plus mondain et, du même coup, il donne une figure nouvelle au rôle de l’intellectuel qui était déjà constitué depuis Zola. […] Sartre constitue donc une sorte de méta-champ, de champ des champs. Le champ du théâtre, le champ de la littérature, le champ de la critique, le champ des sciences sociales en partie, et le champ de la philosophie, qui étaient séparés, deviennent réunis, en quelque sorte, à travers lui et à travers Les Temps

modernes » (Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », art. cit., p. 20). 231 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 19.

232 Id.

française non questionnée. « Elle ne me posait pas de problèmes – écrit Chamoiseau. Elle était dominante, et de l’arpenter m’emplissait d’une certitude active qui semblait créatrice. » (EPD, 64) Manman Dlo contre la fée Carabosse l’illustre suffisamment. La pièce correspond parfaitement à la description que Bernabé, Chamoiseau et Confiant esquissent de l’écriture césairienne dans Éloge de la Créolité : « Aimé Césaire restitua l’Afrique mère, l’Afrique matrice, la civilisation nègre. Au pays, il dénonça les dominations et son écriture, engagée, prenant son allant dans les modes de la guerre, il porta des coups sévères aux pesanteurs post-esclavagistes. » (EC, 17)

Manman Dlo contre la fée Carabosse s’ouvre par une citation de René Ménil,

s’inscrivant ainsi sous l’égide de la Négritude. L’histoire se passe aux Antilles, mais oppose l’Europe à l’Afrique. Les Antilles sont donc associées à l’Afrique et à sa culture. Voici comment l’avant-propos résume la pièce :

Aux Antilles, les colons sont venus, porteurs de leur Imaginaire. Les Africains aussi.

Les colons ont amené la Fée Carabosse. Les Africains ont amené Manman Dlo. […] La bataille était inévitable. […]

Mais, pour vaincre, [Manman Dlo] devra opérer une Grande Recherche, sorte de quête de Soi. Carabosse sera chassée, mais rien ne sera plus comme avant. Manman Dlo a gardé sa baguette. (MD, 6)

Les problématiques de la pièce reprennent les préoccupations de la Négritude et des littératures africaines au lendemain des indépendances : la colonisation, la domination culturelle, le confit identitaire et une reconquête de soi où il faut apprendre à s’approprier de l’héritage laissé par l’Autre, sans se perdre pour autant. Par ailleurs, la caractérisation des personnages reproduit les stéréotypes sur le Blanc et sur le Noir que certains textes de la Négritude maintiennent. La fée Carabosse possède une « Technique » et des « siècles d’expérience » (MD, 139), alors que Manman Dlo est « une grande communion naturelle » (MD, 134). En ce qui concerne le ton de l’œuvre, ces quelques vers adressés par Manman Dlo à sa fille, à la fin de la pièce, sont éloquents : « Sans renier l’eau et l’herbe / et les nuages / tu assimileras cette baguette / tu la soumettras à ton harmonie naturelle / et / sans qu’elle t’engloutisse / engloutis-la » […] « et dépasse-moi / dépasse nous / mais jamais ho ! jamais ne te sépare de la Terre » (MD, 139) Chamoiseau reprend ainsi les mêmes termes employés pour dénoncer les abus de l’Autre et inverse le sens de la domination, ce contre quoi il va réagir dans des prises de position futures.

« Avec des cris. Avec des haines. Avec des dénonciations. Avec de grandes prophéties et des concepts savants. En ce temps-là – déclare Chamoiseau –, hurler fut bon. Être obscur fut signe de profondeur. […] Cela nous libérait d’un côté, nous enchaînait de l’autre en aggravant notre processus de francisation. » (EC, 21) Aujourd’hui, dira-t-il, ces pièces ne sont plus « montrables234 ».

Ces œuvres-là étaient complètement inscrites dans un petit contexte. C’est l’époque très militante. J’étais en train de me constituer dans l’opposition et dans la contestation anti- colonialiste. Mais maintenant… c’est d’ailleurs toute la différence entre le rebelle et le guerrier. À l’époque, j’étais un rebelle, maintenant je suis un guerrier. Le rebelle, il s’oppose à ce qui l’opprime, mais il reste dépendant de ce qui l’opprime […]. Alors que le guerrier, il choisit le champ de bataille et il change complètement le champ de bataille235.

À l’occasion de cette première étape, Chamoiseau adapte ses dispositions au champ, en adoptant l’esthétique dominante et en plaidant la cause des opprimés. Il n’est pas encore un écrivain reconnu, mais il a acquis un peu de capital symbolique et de l’expérience, ce qui lui permettra d’envisager d’autres possibles.

L’évolution d’une œuvre au fil du temps, explique Bourdieu, est directement reliée aux « sanctions positives ou négatives, succès ou échecs, encouragements ou mises en garde, consécration ou exclusion236 » dont elle et l’écrivain sont l’objet. En ce sens, le refus

de Notre dernière chance va inciter Chamoiseau à redéfinir son projet créateur. Celui-ci, jusque-là circonscrit aux principes de la négritude césairienne et aux exigences de la littérature engagée, va voir s’élargir l’espace des possibles par la découverte de Dézafi de Frankétienne et surtout de Malemort de Glissant. Frankétienne, avec Dézafi, réussit l’« inconcevable » (EPD, 93) : écrire une œuvre d’art avec une « langue écrasée » (Id.), bouleversant de la sorte la conception du jeune Chamoiseau de l’écriture et du créole. L’œuvre de Glissant, pour sa part, devient non seulement une inspiration pour Chamoiseau, mais une référence esthétique et théorique tout au long de sa trajectoire237.

Ainsi, Chamoiseau décèle dans l’Antillanité la possibilité du dépassement des limites

234 Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167. 235 Ibid., p. 169.

236 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 39.

237 Geneviève Guérin considère que la figure de Glissant « hante » l’écriture chamoisienne. Elle montre bien

le jeu intertextuel mis en place par Chamoiseau afin d’inscrire son œuvre dans la continuité de celle de son inspirateur. (Geneviève Guérin, « De Solibo magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 38- 39)

de la Négritude, qui était devenue pour lui une « barrière de corail » (EPD, 87). Avec

Chronique des sept misères, il accomplit un travail d’introspection, favorisé par son exil,

qui l’amène à revisiter les lieux de son enfance, c’est-à-dire la ville, et à revaloriser tout le « petit peuple » qui donnait vie au marché de Fort-de-France. Ce faisant, la ville devient pour la première fois, dans la production littéraire antillaise, un personnage de roman238.

Chamoiseau adopte une attitude critique et non plus militante car, selon les perspectives de l’Antillanité, « il nous fallait sortir des cris, des symboles, […] des prophéties déclamatoires, tourner le dos à l’inscription fétichiste dans une universalité régie par les valeurs occidentales, afin d’entrer dans la minutieuse exploration de nous-mêmes » (EC, 22). Se plaçant du côté de Glissant, Chamoiseau s’inscrit donc dans le « lieu » et s’oppose, en même temps, à Césaire. Ce dernier, affirme Chamoiseau, « n’a jamais fait de phrase sans parler de l’universel. On a longtemps eu ce souci de l’universel qui nous amenait à perdre de vue le lieu. Je me suis volontiers et délibérément inscrit dans le lieu tout en reconnaissant que le langage que j’utilise déroute encore plus peut-être les gens d’ici [Martinique] que les gens de là-bas239 ».

En effet, dans son roman, Chamoiseau innove en matière linguistique avec une écriture créolisée, « chamoisisé » selon Milan Kundera, qu’il oppose au français. Et c’est justement par la voix du personnage de Césaire que le français est présenté comme aliénant pour le héros. Pipi sera anéanti et désorienté par cette parole extérieure qui lui fera perdre ses moyens et ses savoirs. La thématique de l’effacement progressif des djobeurs par l’arrivée de la modernité, représentative de la culture française, s’accompagne donc d’une critique générale face à la perte de la langue et de la culture créoles auxquelles s’identifie Chamoiseau. Partant, si comme le soutient Jacques Dubois « tout texte fictionnel est figuration de la manière dont son auteur se situe, prend position, idéalement ou pratiquement, dans l’espace institutionnel240 », les prises de position dans ce roman laissent

transparaître le rapport de forces qu’essaie de modifier l’écrivain. Depuis la position dominée dans laquelle il se perçoit et il perçoit la culture créole, il conteste, en s’appuyant

238 Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », dans Archipels littéraires, op. cit. , p. 20.

239 Ibid., p. 29. Nous précisons que Chamoiseau s’exprimait à propos d’Antan d’enfance, mais la prise de

position est tout aussi pertinente pour Chronique des sept misères.

sur Glissant, les tendances littéraires dominantes qui lui semblent stériles. Le succès obtenu par Chronique des sept misères lui vaudra la reconnaissance, tout en l’autorisant à envisager une nouvelle position.

[L]’initiative du changement – rappelle Bourdieu – revient presque par définition aux nouveaux-entrants, c’est-à-dire aux plus jeunes, qui sont aussi les plus démunis de capital spécifique, et qui, dans un univers où exister c’est différer, […] n’existent que pour autant que, sans avoir besoin de le vouloir, ils parviennent à affirmer leur identité, c’est-à-dire leur différence, à la faire connaître et reconnaître (« se faire un nom »), en imposant des modes de pensée et d’expression nouveaux, en rupture avec les modes de pensée en vigueur […]241.

Dans cette logique, Chamoiseau, Bernabé et Confiant donnent forme, dans Éloge de la

Créolité, à la définition d’une nouvelle esthétique, plus appropriée selon eux à la réalité

antillaise, constituée par le « fondement même de [leur] être » (EC, 25) : la créolité.

La Créolité n’aurait pas vu le jour, reconnaissent les auteurs, sans les apports des prédécesseurs – notamment de Gratiant, Césaire et Glissant. Mais le chemin parcouru vers la naissance d’une littérature antillaise n’était pas, selon eux, achevé (EC, 14). La Négritude étant malgré tout frappée « d’extériorité » (EC, 20) et l’Antillanité relevant du concept géopolitique (EC, 32), la Créolité apparaît aux auteurs comme le préalable nécessaire à l’Antillanité.

En tant que projet esthétique, la Créolité doit, affirment-ils, provenir des « fondements » de l’être créole. Elle doit tenir compte du phénomène anthropologique de créolisation duquel ils sont issus (EC, 30). Ainsi, la Créolité s’inscrit sous le signe de l’ouverture, de la diversité et, comme corollaire, de la complexité (EC, 28). Chamoiseau, Bernabé et Confiant proposent ensuite les cinq principes fondamentaux que tout projet artistique créole et antillais devrait avoir : « l’enracinement dans l’oral », « la mise à jour de la mémoire vraie », « la thématique de l’existence », « l’irruption dans la modernité » et « le choix de sa parole ». Pour se préserver du reproche de « nombrilisme » qui pourrait leur être adressé, les auteurs soulignent qu’« [i]l ne peut exister une véritable ouverture sur le monde sans une appréhension préalable et absolue de ce qui nous constitue. » (EC, 41) Ils insistent sur la nécessité d’avoir toujours à l’esprit « la conscience du monde » et de sa

diversité, pour s’en nourrir dans une dynamique permanente, dans une « relation, qui ne pille pas mais qui échange » (EC, 53).

Geneviève Guérin signale avec raison que « la Créolité doit être envisagée comme l’assise de la poétique d’écriture de Chamoiseau242 », sans y voir pour autant un principe

d’assujettissement de l’écrivain. La poétique chamoisienne, ajoute Guérin, « évolue de manière significative d’une œuvre à l’autre243 » ; et elle le fait, ajouterions-nous, dans le

sens d’une préoccupation pour des problématiques globales, ce que Chamoiseau appelle le « contexte fondamental244 » des œuvres.

En effet, une fois la consécration acquise par l’avènement de la Créolité comme nouveau mouvement littéraire dominant, ainsi que par l’obtention du prix Goncourt, les prises de position de Chamoiseau se sont modifiées dans la même mesure que ses positions et ses dispositions. Autrement dit, avec Éloge de la Créolité Chamoiseau accommodait ses dispositions aux possibles que lui offrait le champ, en visant la place que Glissant n’avait pas conquise totalement, à savoir celle de chef de file d’un nouveau mouvement littéraire245. Ce faisant, il accommodait aussi l’état du champ à ses dispositions, mettant en

valeur tout ce qui avait été déprécié ou ignoré dans la culture créole qui le définissait : la langue créole, le peuple et sa douloureuse histoire. Grâce au reclassement social que lui a conféré sa nouvelle position, les urgences du « petit contexte246 » pouvaient désormais

laisser place à des prises de position liées aux nouveaux possibles qui s’offraient à lui. Dans la mesure où la logique institutionnelle fait en sorte, comme l’explique Jacques Dubois, que « toute littérature qui s’instaure en « région » déclassée par avance ne le fait et ne se reproduit qu’en portant tout au long les stigmates de ce même déclassement247 »,

l’orientation de l’œuvre chamoisienne nous semble aller dans le sens d’une réaction au

242 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 42. 243 Id.

244 Toute œuvre d’art, affirme Chamoiseau « a deux contextes, un petit contexte et un contexte fondamental.

Le petit contexte, c’est toutes les urgences d’oppression, de mémoire dont on tient compte lorsqu’on écrit. Mais le contexte fondamental reste notre individuation dans une totalité monde. » (Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 168)

245 Voir dans l’état du champ littéraire antillais de ce mémoire, la partie consacrée à l’Antillanité, notamment

le deuxième paragraphe de la page 29.

246 Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167. 247 Jacques Dubois, « En finir avec la marginalité », art. cit., p. 121.

principe de marginalisation de l’institution littéraire. C’est pourquoi lorsqu’on demandera à Chamoiseau, en 2011, s’il classerait son œuvre comme « créole » ou « martiniquaise », sa réponse sera : « Non, c’est un langage personnel. […] Aujourd’hui tout écrivain, c’est un langage dans le monde248. »

Ainsi, le projet créateur de Chamoiseau continue à évoluer depuis sa consécration, mais son orientation reste fidèle aux principes d’ouverture, de diversité et de complexité qui fondaient l’esthétique de la Créolité. À titre d’exemple, on constate que, sans abandonner l’assise du « Lieu », les œuvres de Chamoiseau aspirent à une « ouverture au monde ». Selon l’auteur, « quel que soit l’endroit dans lequel on se trouve […] on est confronté à la totalité du monde, on ne peut pas échapper à l’influence du monde249 ». C’est

pourquoi, l’esthétique contemporaine est d’après lui « une tension vers la totalité, c’est une tentative d’embrasser, d’englober un maximum de choses possibles250. » Ses œuvres

recherchent donc l’association des langues, des genres, des imaginaires et des histoires, dans une tension vers la complexité et vers l’opacité, car « [l]a préservation du divers passe par l’acceptation de l’opacité251. »

L’exigence de la complexité est liée, pour Chamoiseau, à l’objet littéraire et à l’idée de littérature. De la sorte, ses œuvres deviennent, de plus en plus, des lieux de réflexion poétique. « On ne peut pas simplement s’en remettre à la fiction : il faut – affirme Chamoiseau – que la fiction interroge la fiction, que la littérature s’interroge elle-même et on ne peut pas s’en remettre simplement à cette posture de l’écrivain : il faut mettre cet écrivain à distance et regarder comment cet écrivain élabore son propre système narratif252. » C’est ainsi parce que « l’objet ultime de la littérature – soutient-il – est la

littérature253. »

248 Luigia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 23. 249 Maeve McCusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec Patrick

Chamoiseau », dans The French Review, vol. 73, no 4, mars 2000, p. 726. 250 Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 23.

251 Ibid., p. 30.

252 Anne Douaire, « Entretien avec Patrick Chamoiseau, 27 janvier 2005 », dans Beïda Chikhi [dir.], L’écrivain masqué, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 235.

L’œuvre de Chamoiseau affiche donc une tendance vers le désengagement, qu’elle met en scène par la figure du « Guerrier de l’imaginaire ». En opposition avec le rebelle, qui produit une littérature centrée sur le petit contexte, le Guerrier élabore une réflexion poétique, sur le terrain de l’imaginaire, visant à élucider de nouvelles manières de vivre ensemble. « Mon problème, assure l’écrivain, c’est de pouvoir changer l’imaginaire, non d’effectuer un travail politique254. » Et d’ajouter : « en faisant une littérature étroitement

engagée qui se donnerait pour mission de libérer la Martinique, ma littérature n’aurait aucun intérêt, car elle disparaîtrait avec l’écosystème politique qui l’a générée255. » Les

œuvres de Chamoiseau chercheront donc de plus en plus à réfléchir sur des problématiques mondiales à partir de sa situation de Martiniquais. Elles tiendront compte aussi, mais dans une moindre mesure, des urgences du Lieu. Mais celles-ci ne sont plus, maintenant, fondamentales256. En somme, par l’abandon d’une certaine quantité de problématiques que

l’écrivain considère aujourd’hui comme « réglées257 », à l’instar du combat pour le créole et

pour l’oralité, Chamoiseau s’est progressivement désolidarisé de la notion de Créolité, chère à Confiant258, et a préféré se réorienter, avec Glissant, vers celle de créolisation, liée à

la Relation et à des questions de poétique259.

254 Silyane Larcher, « Les identités dans la totalité-monde », dans Cités, no 29, 2009, p. 129. 255 Ibid, p. 125.

256 Ibid, p. 124.

257 Luigia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 6. 258 Ibid., p. 11.

C

HAPITRE

2

POÉTIQUE DE L’INDICIBLE DANS UN DIMANCHE AU CACHOT

1.INTRODUCTION

La trajectoire de Patrick Chamoiseau nous a permis de cerner le lieu d’énonciation d’Un dimanche au cachot, de comprendre la tradition dans laquelle il s’inscrit et contre laquelle l’écrivain s’efforce de prendre position par la construction d’une esthétique singulière. Le premier chapitre met ainsi en perspective les analyses textuelles auxquelles nous nous consacrons dans le second. Tel que nous l’avons annoncé dans la problématique de ce mémoire, notre propos est de cerner et de décrire la poétique de l’indicible mise en œuvre dans l’écriture de ce roman. Se donnant pour objet de témoigner d’un passé tragique qui s’actualise comme une douleur, Un dimanche au cachot peut être rapproché de tout un corpus d’œuvres qui, défiant les limites du langage et de l’imagination, parviennent à faire place à l’indicible par l’artifice d’un discours littéraire. Notre réflexion s’appuie dès lors sur les travaux critiques consacrés à l’œuvre chamoisienne, mais aussi sur ceux qui se sont intéressés au déchiffrement des ruses des discours littéraires confrontés, par leur propos, au

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