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Le propos de ce mémoire était de réfléchir à la problématique de l’énonciation de l’indicible dans le roman de Patrick Chamoiseau Un dimanche au cachot. Celui-ci, par son exploration du passé esclavagiste antillais et par son essai de reconstituer l’expérience de vie d’une esclave, place au centre de son entreprise d’écriture les problèmes suscités par la difficulté à dire la déshumanisation. Il fait écho, en ce sens, à la littérature des génocides et au dilemme des rescapés confrontés à l’urgence de dire leur expérience et à l’impossibilité de témoigner.

Dire l’esclavage signifie aussi se confronter au problème de la trace et à l’absence de repères face à une réalité révolue et méconnue. C’est également tenter l’émergence d’une mémoire effacée par la douleur. Ainsi, souligne l’écrivain, face à des « Trace-mémoires » indicibles et indescriptibles, leur visite « n’est pas à faire. Elle est à vivre comme une mantique. » (G, 22) L’approche de l’histoire est dès lors envisagée à partir d’une vision poétique (UDC, 29). Mais l’opacité du monde et du langage s’imposent au sujet de parole comme des obstacles à franchir. Dans le roman de Chamoiseau, l’indicible est révélé par divers indicateurs qui sont autant de ruses de l’écrivain pour le faire émerger « dans l’articulation d’un dire qui l’assume et le recouvre tout à la fois325. » Notre recherche s’est

attachée à déceler ces signes, dans la visée ultime d’esquisser les marques d’une poétique chamoisienne de l’indicible.

Notre conception de l’œuvre littéraire comme une activité discursive inséparable de son contexte et de son auteur nous a amenée à prendre appui sur des théories sociologiques et pragmatiques. Notre méthode a consisté, d’abord, en une analyse du contexte socio- historique de l’écrivain, par rapport auquel nous avons situé sa trajectoire et dégagé les principales positions et prises de position occupées dans le champ littéraire antillais. Cette démarche, déployée dans le premier chapitre, nous a permis de mettre en perspective les prises de position esthétiques de l’écrivain dans Un dimanche au cachot, de manière à

325 Françoise Collin, « L’indicible est dans le dit. Maurice Blanchot, Hannah Arendt », dans Françoise Rétif, L’indicible dans l’espace franco-germanique au XXe siècle, op. cit., p. 60.

percevoir la spécificité de l’œuvre, compte tenu de son inscription dans une tradition littéraire.

Reliée à notre problématique, la trajectoire de l’écrivain révèle, tout d’abord, deux constantes à souligner. D’une part, la préoccupation de Chamoiseau pour la difficulté à dire, ressentie depuis l’enfance et compensée par l’écriture et des études de droit. Le problème de la prise de parole et du silence est, en effet, thématisé dans plusieurs de ses romans, que ce soit sous la forme de la diglossie, de la tradition orale ou de l’indicible. La fascination pour le conteur créole, dont les stratégies narratives modèlent ses romans, a partie liée avec la même inquiétude. D’autre part, les origines modestes, l’engagement social et la carrière d’éducateur de Chamoiseau, reliés à des idéaux de justice et d’égalité, marquent toute son œuvre et l’orientent vers des thématiques sensibles. Ayant vécu lui- même le déclassement, la dépréciation, l’oppression et la domination, son œuvre va s’appliquer à réhabiliter les lieux et l’histoire antillaise dépréciée, au même titre que ses héros de la vie quotidienne : les gens du peuple, les marginaux et les opprimés, dont le combat est celui de tous les jours. Il en est ainsi d’Un dimanche au cachot.

Écrivain consacré, Chamoiseau ne s’identifie plus à aucun mouvement, mais choisit plutôt ses affinités littéraires en fonction de l’esthétique ou de l’imaginaire. Il inscrit principalement son œuvre et sa pensée dans la continuité de celles d’Édouard Glissant ; mais il ne s’oppose plus, comme au début de sa carrière, aux figures de Césaire ou de Perse. Un dimanche au cachot en témoigne. Les prises de position que l’on retrouve dans le roman confirment, par ailleurs, les tendances esthétiques que nous avons relevées à la fin de sa trajectoire.

En effet, le roman manifeste une disposition à l’ouverture comme le montrent les « Incommencements » qui l’inaugurent et les « Recommencements » qui l’achèvent. Il reste fidèle aux principes de complexité et de diversité, dont fait preuve la structure de l’œuvre, sans doute la plus complexe depuis le premier roman de Chamoiseau. Composite, fragmentaire, fortement intertextuelle et construite comme un palimpseste, l’œuvre brouille tous les repères, les genres, les voix, les récits, et se veut ludique. Elle se présente à la fois comme un roman, comme une critique du roman et comme sa théorie.

Profondément ancré dans le « Lieu » par son traitement de l’histoire de l’esclavage et de la réalité antillaise contemporaine, Un dimanche au cachot traite également de problématiques reliées au tout-monde et à la modernité. Ainsi que l’affirme l’auteur : « ma problématique est une problématique de pays reliés au tout-monde et de peuples reliés à la totalité du monde, qui doivent à la fois assurer ses assises et vivre l’échange qui change […] et ça, c’est une problématique du futur326. » En ce sens, le roman à l’étude s’accorde

avec la symbolique du Guerrier de l’imaginaire, dont le but est de changer le champ de bataille par l’imaginaire, plutôt que de confronter l’adversaire aspirant à une revanche.

Le deuxième chapitre du mémoire, consacré à l’analyse de l’indicible dans Un

dimanche au cachot, s’est appuyé sur une approche pragmatique. Celle-ci, par sa visée du

sens et de l’effet d’une certaine utilisation du langage, nous a permis d’envisager le discours romanesque selon ce qu’il dit de l’esclavage et du vécu des esclaves, mais aussi selon ce qu’il en montre et selon ce qu’il fait en disant et en montrant. Notre analyse s’est articulée en trois temps, selon les trois dimensions de l’indicible que nous avons dégagées à partir de l’étude de la notion : les limites de la compréhension, de la langue et de l’écoute. Nous avons procédé, d’abord, à l’identification et à l’analyse des procédés d’écriture mis en œuvre pour signifier l’indicible. Les observations auxquelles nous avons abouti, nous ont permis, par la suite, de réfléchir au principe esthétique qui les rassemble.

Nous avons constaté que c’est en faisant face aux trois dimensions de l’indicible que Chamoiseau parvient à témoigner des douleurs du passé et à construire une mémoire, par- dessus le silence. En ce qui concerne l’indicible cognitif, nous avons tenté de démontrer que le roman opère une reconstruction du passé à partir d’un savoir sur le présent, par le recours à un imaginaire hyperbolique, guidé par une idée de la connaissance contraire à la transparence. Face aux limites du langage, nous avons mis de l’avant les ruses de l’écriture chamoisienne qui, par différents procédés de substitution, de reformulation et de saturation, réussissent à dépasser un manque expressif et à dire autrement ce qui s’oppose à la référenciation. Enfin, nous avons montré comment, étant donné la gravité du propos et la violence du message, l’écrivain s’efforce de rendre son discours recevable en adoptant

326 Maeve McKusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec

diverses stratégies de distanciation, de contournement et d’équilibration de la tension narrative. Les trois approches de l’indicible ont mis en évidence des procédés de monstration de l’impossibilité à dire. Ceux-ci relèvent d’une rhétorique et ont pour fonction d’attester de l’indicible par la mise en scène de l’échec à comprendre, à formuler, ou bien, par une réflexion critique à ce propos.

Les conclusions auxquelles nous avons abouti signalent que, de façon générale, les stratégies d’écriture employées pour restituer une mémoire silencieuse et douloureuse fonctionnent par une logique de compensations entre le connu et l’inconnu, le réel et l’imaginaire, le présent et le passé, le silence et la parole, le rire et le sérieux, la monstration et la suggestion, ainsi que l’explicite et l’implicite. La même logique d’équilibration s’établit entre l’effort véritable pour dire malgré les difficultés et la simulation de l’échec. Entre le texte qui fait place à une histoire et le métatexte qui la commente. Mais aussi, suivant toujours la même oscillation, le roman balance entre la mise en scène de l’écriture faisant face à l’indicible et la parodisation de cette posture. De la sorte, par le questionnement continuel de l’œuvre sur sa propre écriture, Chamoiseau montre l’instabilité de toute chose et la nécessité d’une disposition à l’ouverture et au changement. C’est, en somme, ce à quoi aboutit sa reconstruction du passé, en procédant, une fois de plus, par compensation. L’horreur du réel est neutralisée par la beauté de l’écriture, désarticulant, par ce fait même, ce qui bloquait l’émergence de la mémoire. Le « triomphe » sur l’indicible que constitue Un dimanche au cachot, par sa récupération du passé et son effet sur le présent – soit, l’émergence d’une mémoire positive de l’esclavage – aboutit, par sa seule écriture, à une transformation. C’est ce qui donne sens, en définitive, au dénouement du roman.

La poétique chamoisienne de l’indicible, telle que nous la concevons, s’articule ainsi comme une technè327 et comme sa mise en scène. De sorte que nous avons inclus les

réflexions du métatexte comme autant de procédés pour signifier l’indicible. Ces deux formes d’articulation sont régies, selon notre lecture, par la figure de la compensation qui

327 Michael Rinn emploie cette notion pour désigner l’approche de l’indicible comme un « art du langage »,

entendu comme les « diverses stratégies discursives qui actualisent, malgré tout, une expérience individuelle extrême du génocide. » (Michael Rinn, Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, 1998, p. 8).

aboutit, dans le texte, à une transformation. Mais la mise en scène de la technè, telle qu’elle se manifeste dans Un dimanche au cachot, prend forme dans des commentaires critiques qui balisent la lecture du roman et qui élaborent, progressivement, une poétique à l’intérieur de l’œuvre. De cette manière, après une section complète consacrée à la « poétique du hoquet » (UDC, 144) de Faulkner, le narrateur déclare :

Matisse disait commencer à peindre, à toucher au réel, quand il ne comprenait plus rien à ce qu’il savait, à ce qu’il faisait. Césaire s’était écrié : Qui ne me comprendrait pas ne

comprendrait pas d’avantage le rugissement du tigre… […] La liberté de Faulkner (tout

comme celle de Perse, de Césaire ou de Glissant) était de ne rien dévoiler tout en laissant croire qu’il le faisait. À rester dans l’incertain et à en faire la matière même d’un dévoilement sans chiffre. C’était peut-être pour eux le seul moyen de ne pas interpréter la damnation, l’emprisonner d’une transparence. La laisser se révéler ainsi dans l’incertain d’une liberté, parvenir à la conscience mais préservée par l’obscur d’une liberté indécidable. C’est en restant indécidable qu'une liberté peut ouvrir à toutes les libertés… (UDC, 346-347 ; c’est nous qui soulignons)

Le sujet de notre mémoire nous a ainsi confrontés à la même tâche que s’est donnée l’écrivain : élaborer la poétique du roman. La poétique de l’opacité, explicitée par Chamoiseau, s’est d’abord imposée à nous et à notre recherche, par son insistance et par sa force. En effet, le métatexte gagne beaucoup de place à partir de la deuxième moitié du roman, passe au premier plan de l’œuvre, mais il devient, surtout, prescriptif. L’insistance avec laquelle le commentaire reprend ce que fait le texte – à savoir, envisager le réel en tenant compte de son opacité – et, inversement, la façon dont le texte s’efforce d’illustrer ce que déclare le métatexte, notamment par des « effets d’opacité », produit, par saturation de sens, un renversement. C’est avec une réflexion à ce propos que nous voudrions conclure notre recherche, puisque c’est par sa présence explicite que la poétique de l’opacité nous semble inopérante.

La description de la poétique de l’opacité de laquelle se réclame Chamoiseau aux côtés de Césaire, Glissant, Perse et surtout de Faulkner, frappe par l’insistance avec laquelle le narrateur souligne l’importance de la liberté et de l’indécidable. Pourtant, au moment d’esquisser, à partir de nos analyses, les principes esthétiques de la poétique du roman, c’est de façon paradoxale que la poétique explicitée par le texte s’est présentée à nous : non pas comme une poétique de l’opacité, puisque par son insistance, elle clarifie. Mais comme une grille de lecture qui s’imposait à notre liberté de lectrice. En d’autres termes, comme une poétique qui se retourne, finalement, contre elle-même. On s’aperçoit, dès lors, suivant

Hél-Bongo, que Chamoiseau opère la « subversion d’une écriture qui se retourne contre elle-même328 », qui se contredit. Qui proclame une chose et fait le contraire, ou le

questionne. Puisqu’établir une « poétique de l’opacité », au sein d’un roman qui se dit opaque, est en soi une contradiction. Pour être cohérente, elle aurait dû être montrée simplement, performée.

La méthode que nous avons adoptée dans nos analyses textuelles nous a permis de nous concentrer sur la narration de l’histoire de l’esclavage et de L’Oubliée, sur laquelle repose le plus fortement la problématique de l’indicible, et le reste des composantes du roman ont été étudiées en fonction de leur rapport avec celle-ci, selon leur incidence sur l’énonciation de l’indicible. La triple approche de la problématique que nous avons implémentée a dégagé de nombreuses stratégies qui nous ont permis de garder une distance vis-à-vis du discours critique de l’écrivain sur sa poétique. Nous proposons dès lors, dans ce mémoire, une lecture différente de la poétique explicite du texte. Non pas contradictoire, mais complémentaire à celle-ci : inclusive de l’opacité comme l’un de ses traits, mais voyant dans la compensation une image plus juste de sa façon de procéder.

BIBLIOGRAPHIE

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