• Aucun résultat trouvé

La Chine face à l'Angleterre et la Russie aux XVIIe-XVIIIe siècles : évaluation comparative des attitudes de la dynastie Qing sous l'angle des modalités de l'actualisation frontalière

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La Chine face à l'Angleterre et la Russie aux XVIIe-XVIIIe siècles : évaluation comparative des attitudes de la dynastie Qing sous l'angle des modalités de l'actualisation frontalière"

Copied!
311
0
0

Texte intégral

(1)

La Chine face à l’Angleterre et la Russie aux XVIIe – XVIIIe siècles :

Évaluation comparative des attitudes de la dynastie Qing sous l’angle des modalités de l’actualisation frontalière Thèse Carl Déry Doctorat en Histoire Philosophiae doctor (Ph.D.) Québec, Canada © Carl Déry, 2015

(2)
(3)

Résumé

Cette thèse propose une évaluation comparative des attitudes de la dynastie Qing face à l’Angleterre et la Russie aux XVIIe – XVIIIe siècles, particulièrement autour de l’ambassade Macartney de 1793 et de la ratification des Traités de Nerchinsk (1689) et de Kiaktha (1727). Plusieurs réponses ont été proposées par les historiens pour tenter d’expliquer pourquoi les Mandchous ont accepté de signer des ententes frontalières avec la Russie, tout en refusant systématiquement de négocier quoi que ce soit avec l’Angleterre. Plutôt que d’ajouter une autre voix à la recherche d’explications des causes de ces divergences à partir d’une essentialisation de la culture et de la tradition chinoises, nous croyons que ces attitudes s’inscrivent toujours dans la contingence des rencontres et qu’elles reproduisent d’importantes similitudes selon des modalités particulières. Ces modalités se retrouvent au cœur d’une dynamique identitaire que nous appelons l’actualisation frontalière, faisant la part entre l’intérieur et l’extérieur, se trouvant à la jonction de l’affirmation territoriale et des processus de légitimation politique.

Selon notre modèle théorique de l’actualisation frontalière, les relations diplomatiques de la dynastie Qing aux XVIIe – XVIIIe siècles doivent d’abord se lire comme des relations frontalières qui reproduisent une certaine constance, davantage en fonction de l’intensité de l’éloignement et de la complexité géopolitique, plutôt qu’en fonction des institutions ou des règles prescrites, des configurations territoriales, des événements ou même des spécificités des populations impliquées. Cette perspective nous permet de reconnaître des similitudes stratégiques dans la fluctuation des réactions et des attitudes de la dynastie Qing, reproduisant les mêmes dynamiques face à l’Angleterre et la Russie, mais aussi à l’occasion, face aux Hollandais, Dzungares, Portugais, Solons, Khalkhas, ainsi que face aux Chinois des provinces du littoral. Notre modèle théorique apparaît comme un filtre frontalier, reposant d’abord sur l’intégration par le Trône des populations périphériques, à cheval entre l’intérieur et l’extérieur du territoire de l’Empire Qing, demeurant le creuset sur lequel se fondent toutes les attitudes, les représentations et les stratégies à l’égard de l’étranger.

(4)
(5)

Abstract

This thesis proposes a comparative evaluation of Qing dynasty’s attitudes toward England and Russia during the 17th – 18th centuries. Historians have offered number of answers trying to explain why the Manchus have accepted to sign frontier agreements with Russia in 1689 and 1727 (Treaty of Nerchinsk and of Kiaktha) while refusing systematically to negotiate anything whatsoever with England during the Macartney Embassy of 1793. Instead of adding another voice to a type of research based on trying to find causes for the explanation of different attitudes, which are too often leading to essentializing Chinese culture and traditions, we’re trying to show how attitudes toward strangers are always rooted in contingencies and how they reproduce important similarities according to specific modalities.

Those modalities are at the heart of a dynamic process of political self-identification that we call frontier actualization. This frontier actualization plays the crucial role of a filter separating and distinguishing the realm of the Inner and the Outer, and is to be found at the junction of territoriality and political legitimization. Through the lens of this dynamic filter, one can recognize that attitudes and strategies of the Qing dynasty toward strangers are reproducing the same pattern, according to the intensity of the distance toward central power and geopolitical complexities, rather than according to a prescribe set of rules and institutions, traditions, territory, events, and also the populations involved. Because diplomatic strategies are first rooted in the process of integrating peripheral populations, it is possible to recognize a similar pattern in the fluctuating attitudes toward England and Russia, but also toward Dzungars, Khalkhas, Holland, Solons, and even toward the Chinese population living on the different frontiers of the Empire.

(6)
(7)

Table des matières

Résumé... p. III Abstract... p. V Table des matières ... p. VII Liste des tableaux, cartes et figures ... p. X Liste des abréviations... p. XI Remerciements ... p. XIII

Introduction... p. 1

PREMIÈRE PARTIE : Considérations méthodologiques Chapitre 1 :

Modèle théorique de l’actualisation frontalière ... p. 31

Entre la ligne et la zone : La frontière en tant que représentation territoriale... p. 32 Entre Culture et Politique : La frontière en tant que représentation identitaire ... p. 41 Légitimité politique et attitudes diplomatiques... p. 46 Les cinq modalités de l’actualisation frontalière... p. 53

DEUXIÈME PARTIE : Éléments contextuels Chapitre 2 :

La dynastie Qing et les traditions politiques de la Chine... p. 59

L’origine des Mandchous et la dynamique de la conquête... p. 60 La représentation de l’altérité dans les traditions politiques de la Chine ... p. 66 L’Âge d’or des Qing et la crise d’identité mandchoue au XVIIIe siècle ... p. 77

Chapitre 3 :

L’Occident en Chine aux XVIIe – XVIIIe siècles... p. 83

L’expansion de la Russie vers le Pacifique au XVIIe siècle... p. 83 Selenginsk, Nerchinsk et Kiaktha (1688-1727) ... p. 90 L’Occident et la frontière maritime de l’Empire Qing ... p. 95 L’affaire Flint de 1759 et la mise en place du Système de Canton ... p. 98

(8)

TROISIÈME PARTIE : Dans les coulisses de l’ambassade anglaise Chapitre 4 :

La manière : Logistique du territoire et de l’apparence ... p. 103

Logistique centripète et logistique centrifuge... p. 104 Les difficultés de la conquête d’Albazin ... p. 108 La réception du vassal qui se tourne vers la Civilisation... p. 111 L’inconstance et la versatilité des barbares ... p. 116 Entre la prodigalité et la parcimonie... p. 121

Chapitre 5 :

La visée : Contrôler la population, entre l’intérieur et l’extérieur... p. 131

Divide et impera sur la frontière continentale ... p. 132 Galdan et la menace Dzungare ... p. 135 Des deux côtés de la frontière : le cas des Urianghai ... p. 137 La frontière maritime et les traîtres de l’intérieur ... p. 140 Les barbares aux cheveux rouges et la population locale... p. 142 Tiers exclus ou tiers inclus ? ... p. 146 L’intégration des Turgots et le tournant géopolitique ... p. 154

Chapitre 6 :

Les agents : Entre l’empereur et les fonctionnaires ... p. 159

Agir comme il convient : Rivalité, docilité et zèle des fonctionnaires ... p. 160 Mise en valeur et suppression de l’autonomie ... p. 165 La distance et la lenteur des communications... p. 169 Le bannissement et la colonisation des frontières... p. 173 L’empereur contre les fonctionnaires ... p. 178

Chapitre 7 :

Les moyens : Rituels, tribut et marqueurs frontaliers ... p. 183

Le caractère unique de l’ambassade anglaise ... p. 183 La question du tribut anglais... p. 186 Entre le rituel et la stratégie ... p. 194 L’étiquette diplomatique et la question du koutou ... p. 198 Quelques échos de la crise rituelle selon le regard de la délégation anglaise ... p. 207

Chapitre 8 :

Les principes : Les précédents, entre idéologie et pragmatisme ... p. 211

Le port de Canton ou le port de Tianjin ? ... p. 213 Rupture et continuité dynastique ... p. 217 Typologie des précédents ... p. 223 Le Traité de Nerchinsk en tant que précédent diplomatique... p. 226 L’énoncé impérial en tant que précédent intemporel... p. 232

(9)

Conclusion ... p. 237

La dynastie Qing et les représentations de l’Occident ... p. 240 Notes sur la véritable nature des étrangers ... p. 242 Comparaison des attitudes à l’égard de l’Angleterre et de la Russie... p. 250 Retour sur la proposition théorique initiale ... p. 254

ANNEXES :

Annexe 1 : Souverains de la dynastie Qing... p. 259 Annexe 2 : Notes sur l’origine et l’étymologie du terme Mandchou... p. 260 Annexe 3 : Tableau des ambassades européennes reçues par la dynastie Qing au

XVIIe – XVIIIe siècles ... p. 261

Annexe 4 : Extraits du journal de l’ambassadeur russe Baikov... p. 262 Annexe 5 :Notes sur la manière de nommer les Russes ... p. 264 Annexe 6 : Aperçu de la lettre envoyée à la délégation russe à Selenginsk ... p. 265 Annexe 7 : Traité de Nerchinsk (version latine)... p. 268 Annexe 8 : Tableau d’ensemble des différentes fourrures vendues par les Russes à

Pékin, 1728-1729 ... p. 271 Annexe 9 : Notes sur la question du koutou dans l’historiographie ... p. 272

Glossaire des noms chinois cités ... p. 274 Bibliographie ... p. 275

(10)

Liste des tableaux, cartes et figures

Schéma de la frontière en tant que limite ... p. 42 Diagramme de l’intérieur (nei, 內) et de l’extérieur (wai, 外) ... p. 53 Les cinq modalités de l’actualisation frontalière ... p. 55 Dynamique de la conquête mandchoue... p. 62 Carte de l’Empire Qing (extension maximale au XIXe siècle)... p. 63 Logistique centripète/centrifuge ... p. 106 Schéma du vassal qui s’approche du Trône... p. 115 Identité/Altérité en mode binaire/ternaire... p. 150 Arguments du Trône dans l’affaire Flint (1759)... p. 153 Temps d’acheminement des correspondances ... p. 171 Lettres de Heshen (5 août 1793) ... p. 201 Typologie des appels aux précédents sous la dynastie Qing... p. 225 Diagramme de la relation Zhongguo (中國) et Yingguo (英國)... p. 240 Logique binaire de la rhétorique impériale... p. 255

(11)

Liste des abréviations

Voir la bibliographie pour les références complètes

AETC : Cranmer-Byng, An Embassy to China…

CHNM : Wilkinson, Chinese History…

CHOC : The Cambridge History of China

DCSWR : Fu Lo-Shu, A Documentary Chronicle…

Description : Du Halde, Description…

DXYK : Zhang Xie, Dongxi Yangkao…

ECCP : Hummel, Eminent Chinese…

HFCD : Hanfa cidian, Dictionnaire chinois-français

LCSS : Les Classiques des sciences sociales

QMYK : Qinding manzhou yuanliu kao

QSG : Qing Shigao

QSL : Qing Shilu

NCEKTT : Staunton, Narrative of the Chinese Embassy…

OCCG : Pulleybank, Outline of Classical Chinese Grammar

OTCTS : Fairbank & Teng, On the Ch’ing Tributary System

SFBS : Shuofang beisheng

TTCRW : Fairbank, Tributary Trade and China’s Relations with the West VDC : Peyrefitte, La vision des Chinois

XDHYCD : Xiandai Hanyu cidian

Yiyulu : Tulichen, Yiyulu

YMFDSH : Yingshi Magaerni fanghua dang’an shiliao huibian

ZDIC : www.zdic.net

(12)
(13)

Remerciements

Une thèse de cette envergure est un travail de longue haleine qui nécessite d’importantes contributions, notamment de professeurs ainsi que d’organismes qui, par leur support intellectuel ou financier, ont permis de solidifier graduellement les assises de cet édifice. Tout d’abord mes remerciements vont au professeur Shenwen Li du Département des sciences historiques de l’Université Laval qui a accepté de superviser la production de cette thèse. En plus de mettre à ma disposition plusieurs documents essentiels à cette recherche et de me permettre de mieux apprécier la diversité de certaines perspectives historiques, il a su m’offrir la latitude dont j’avais besoin pour explorer à ma guise de vastes champs du savoir, non seulement en histoire de la Chine mais aussi en épistémologie de l’histoire.

Une telle recherche aurait bien sûr été impossible sans le soutien de plusieurs organismes qui m’ont offert d’importantes contributions financières. Je dois d’abord mentionner le gouvernement du Québec et le gouvernement de la République Populaire de Chine qui, par le biais de la Bourse Québec-Chine m’ont offert un séjour d’études de deux ans dans les villes de Chongqing et de Chengdu, juste avant de me lancer dans cette recherche doctorale. Dans la même veine, la Société des Anciens de la ville de Shawinigan ainsi que la Fondation Joseph-Armand Bombardier, par le biais de sa Bourse internationaliste, sont aussi à remercier très chaleureusement. Par ailleurs, alors que la recherche doctorale était bien amorcée, j’ai eu le privilège de recevoir le soutien du Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH), du Fond de Recherche du Québec sur la Science et la Culture (FRQSC), ainsi que de la Fondation Desjardins dans le cadre de son concours annuel pour les bourses doctorales. Finalement, je ne saurais passer sous silence l’importante contribution du Syndicat des Chargés de cours de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) qui m’a offert une importante bourse de perfectionnement à un moment crucial de mon cheminement alors que la thèse était dans ses derniers ajustements.

Une thèse de doctorat se développe par la recherche et la réflexion, mais aussi par l’apprentissage de l’enseignement. Sur la question des expériences acquises en enseignement, je dois d’abord remercier le Département des Sciences Humaines de

(14)

l’UQTR pour m’avoir ouvert ses portes, mais aussi le Département d’Histoire de l’Université de Sherbrooke, le Département d’Histoire de l’UQAM, ainsi que l’Université du Troisième Âge (UTA) de Trois-Rivières. Ceux-ci m’ont tous donné l’occasion et ce, tout au long de mes études doctorales, de développer des cours liés à diverses facettes de l’histoire de la Chine ainsi que l’histoire du Japon. Ces charges de cours ont contribué d’une manière considérable à ma formation, autant intellectuelle que personnelle ; elles furent pour moi l’occasion d’apprendre à partager le savoir et les connaissances, organiser les idées, exprimer simplement des notions complexes et apprendre à synthétiser de vastes pans de l’histoire de ces pays.

Sur le plan intellectuel, ma dette à l’égard d’un nombre important de professeurs et de chercheurs est considérable, pour diverses raisons, dépassant même le cadre de mes études au troisième cycle, et je ne saurais ici leur rendre justice à tous en si peu d’espace. Parmi les professeurs ayant contribué de manière considérable à ma formation, au risque d’oublier quelques noms, je me permets de souligner les noms de feu André Sanfaçon, Claire Dolan, Talbot Imlay, Normand Lafleur, Monique Lord et Jean Roy. Je tiens à remercier Sébastien Colin pour l’organisation du colloque Dynamique aux frontières de la Chine (Paris, 2011) et pour son invitation à y participer qui a été une occasion remarquable de partager et d’échanger avec divers spécialistes, dont la professeur Chia Ning que je remercie aussi pour ses conseils et ses encouragements. De manière plus spécifique, je dois aussi mentionner le professeur Bogumil Koss qui a été présent à toutes les étapes importantes de ma formation universitaire, d’abord à la fin de mon baccalauréat dans le cadre de lectures dirigées, puis lors de l’évaluation de ma maîtrise, et finalement lors de mon examen de doctorat. Plusieurs des idées maîtresses de cette thèse furent d’ailleurs inspirées de commentaires reçus de la part de ce dernier, même si elles ont parfois été reléguées en arrière plan, notamment sur la question de la représentation de l’étranger, la décolonisation de l’imaginaire et l’importance du pluralisme épistémologique. Je veux souligner l’apport du professeur Michel De Waele qui a aussi été présent de manière significative à chacune des étapes de ma formation. Ce dernier ayant d’ailleurs fait partie du jury de cette thèse en compagnie notamment des professeurs Anna Ghiglione et David Ownby, auxquels j’adresse de très chaleureux remerciements.

(15)

Par ailleurs, je ne saurais passer sous silence la contribution monumentale du professeur Pierre-Étienne Will, dont la lecture minutieuse d’une version antérieure de cette thèse aura eu un effet catalyseur considérable. Ses nombreuses remarques, la verve de ses propos ainsi que la justesse de plusieurs de ses commentaires m’auront, en bout de ligne, permis de mieux circonscrire l’objet essentiel de cette thèse.

Je tiens à remercier de manière spéciale Steve Déry qui a su, au-delà de la relation fraternelle, s’imposer comme un guide sur le terrain des questions liées à l’étude de la géographie – même si ce n’est pas tout à fait de l’histoire – dont la question des niveaux géographiques, la relation entre le centre et la périphérie, les régions marginales ainsi que la représentation des frontières. Ses encouragements répétés et ses inépuisables remarques sur des aspects très précis m’auront permis de mieux apprécier l’importance de l’objet territorial dans l’épistémologie des sciences humaines. Dans la même veine, mais sur un tout autre registre, la contribution de Patrice Lépine est aussi considérable, parce qu’il m’aura notamment permis de mieux cerner les enjeux fondamentaux liés aux diverses représentations du Pouvoir avec un grand P, selon le regard pluriel de la sociologie. Amicalement, merci.

Finalement, une aventure intellectuelle aussi considérable n’aurait jamais eu une telle saveur si elle n’avait été ponctuée d’importants reculs face à soi-même, des remises en perspective, des instants partagés hors du contexte de cette thèse, avec les différents membres de ma famille. Que ce soit dans les cuisines du Paladar, autour de la table d’un grand repas, devant une partie de hockey, une partie de carte ou pendant un déménagement, vous avez tous et toutes contribué, même de manière indirecte, à la réalisation et à l’accomplissement de cette thèse.

(16)
(17)

Pourquoi ne puis-je dire la vraie forme des monts Lushan ? Parce que je suis moi-même au milieu de la montagne.

(18)
(19)

Introduction

16 Octobre 1793. Voyant les chances de succès de sa mission en Chine s’amenuiser, l’ambassadeur anglais Lord George Macartney remettait à Heshen, le principal ministre et favori de l’empereur Qianlong, une requête pour laquelle il avait été mandaté par sa Majesté George III. Les demandes contenues dans ce document visaient à établir une reconnaissance de la spécificité britannique et l’obtention de privilèges pour l’Angleterre dans ses relations avec la Chine. Conséquemment, cette reconnaissance permettait d’escompter une reconsidération des règles d’encadrement des relations commerciales, par l’octroi de concessions économiques qui répondaient davantage aux besoins de l’Angleterre. La réponse de Qianlong aux demandes anglaises fut univoque et sans appel ; les revendications de l’ambassadeur anglais furent toutes rejetées. Cet épisode, l’un des plus marquants de l’histoire des relations sino-occidentales de l’époque moderne, fut analysé, décortiqué, servi à toutes les sauces par les historiens, tant en Chine qu’à l’étranger, mais malgré toute l’ampleur du savoir qu’il nous est possible d’en acquérir, une insatisfaction subsiste, profondément ancrée au cœur de notre compréhension de l’historiographie de cette rencontre 1.

Depuis 1793, les observateurs étrangers et les historiens n’ont cessé de proposer et de renouveler leurs explications pour tenter de justifier ce refus catégorique, offert par l’empereur de Chine au gouvernement britannique, à commencer par l’ambassadeur anglais lui-même. S’exprimant à chaud et reflétant alors la mode de la sinophobie européenne, très en vogue dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Macartney voyait alors le peuple chinois vivant sous l’emprise tyrannique du gouvernement minoritaire mandchou déclinant. Selon sa lecture des événements, le peuple de la Chine aspirait à la liberté, mais ne pouvait s’émanciper brusquement, au risque de plonger toute la société dans le chaos ; il devait être

1 Voir : Carl Déry, Diplomatie, rhétorique et canonnières : Relations entre la Chine et l’Angleterre, de l’ambassade Macartney à la guerre de l’Opium, 1793-1842, Saint-Nicolas, Les Presses de l’Université Laval, 2007, pp. 4-5 et pp. 21-65.

(20)

lentement guidé, afin d’apprendre à savourer les fruits de la liberté et enfin pouvoir profiter des bienfaits du commerce 2. Revenant à la question des principaux obstacles rencontrés dans le cadre de sa mission diplomatique, ses commentaires, en date du 4 octobre 1793, sont à cet effet très précis :

Whether the difficulties we have met with arise chiefly from the particular humor and jealousy of the Court, or from the immutable laws of the Empire, which they talk so much of […] I should […] imagine that the personal character of the Ministers, alarmed by the most trifling accident, the aversion they may naturally have to sudden innovation, especially at the Emperor’s late period of life, and some recent events ill understood, joined, perhaps, to a paltry intrigue, have been among the chief obstacles to my business 3.

À lire son témoignage, on voit que les obstacles semblaient nombreux et les causes toujours complexes. Qu’il ait raison ou non sur les causes de l’échec de 1793 importe peu. Par contre, on sait que l’opinion de l’ambassadeur vint accroître la vague de sinophobie qui déferlait alors en Europe. Remontant aux commentaires du Commodore Anson, à ceux de Daniel Defoe ou de Montesquieu, leur manière réaliste de voir la Chine reposait sur des jugements acerbes et parfois très négatifs à l’égard de la société chinoise du XVIIIe siècle,

ce qui contrastait avec les représentations souvent idéalisées diffusées par les Jésuites un siècle plus tôt ; dorénavant, les Européens voyaient aussi les Chinois comme étant sournois, arrogants et mesquins 4.

Raconté par plusieurs membres de l’ambassade, le refus de l’empereur de Chine suscita en Europe la production de nombreux écrits, parfois polémiques et satyriques, qui

2 Dans ses observations finales portant sur l’État chinois, l’ambassadeur concluait que : « The government as it now stand is properly the tyranny of a handful of Tartars over more than three hundred millions of Chinese ». Plus loin, après avoir disserté sur les traces de déclin de l’Empire et sur l’aspiration à la liberté qu’il avait ressenti partout, il ajoutait que : « The Chinese, if not led to emancipation by degree, but let loose on a burst of enthusiasm would probably fall into the excesses of folly, suffer all the paroxysms of madness, and be found as unfit for the enjoyment of freedom as the French and the negroes ».J.L. Cranmer-Byng, An Embassy to China: Being the Journal Kept by Lord Macartney During his Embassy to the Emperor Ch’ien-lung, 1793-1794, London, Longmans, 1962, pp. 236-240.Ci-après AETC.

3 AETC, p. 153.

4 Pour un aperçu de ce changement dans les représentations européennes à l’égard de la Chine au XVIIIe siècle, on peut consulter : Jonathan Spence, La Chine imaginaire : Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours, Québec, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000; Étiemble, L’Europe chinoise, tome II, De la sinophilie à la Sinophobie, Paris, Gallimard, 1989.

(21)

vinrent accentuer l’image très cynique qu’on s’était forgé de cet empire malade, tel un « vieux bateau décrépit », léguée à la mémoire de l’Occident par les membres de l’ambassade anglaise 5. Signe de cette représentation négative qui se répandit dans la première moitié du XIXe siècle, certains observateurs anglais allèrent même jusqu’à considérer le déclenchement de la guerre de l’Opium de 1840-42 comme étant une occasion pour l’Angleterre de « remettre la Chine à sa place » 6. Cette image négative de la Chine témoignait évidemment des frustrations anglaises face au refus essuyé en 1793 et servait en l’occurrence à magnifier la culture victorienne qui était alors en expansion, et personne dans les milieux de la recherche n’oserait prendre de tels arguments pour des explications sérieuses.

Le refus de la cour impériale chinoise de 1793 fut aussi, à une certaine époque, analysé à partir d’une essentialisation de la culture et de la tradition chinoises. Fortement inspirés par le travail des ethnologues et des anthropologues du siècle passé, de nombreux historiens et sinologues ont, au fil des ans, contribué à décrire, sans toujours le nommer directement, un choc des civilisations avant la lettre 7. Pendant longtemps, on a cru bon d’expliquer ce qu’on appelait l’échec de l’ambassade Macartney en référant à une certaine vision chinoise traditionnelle de l’étranger qui, disait-on, aurait été fermée sur elle-même, tant économiquement que culturellement.

Dans la lettre qu’il adressa à George III pour justifier son refus des requêtes anglaises, l’empereur Qianlong lui rappelait que « les produits de la Céleste dynastie sont

5 La métaphore du bateau est empruntée au journal de Macartney : « The Empire of China is an old, crazy, First rate man-of-war […] She may perhaps not sink outright; she may drift some time as a wreck […] but she can never be rebuilt on the old bottom ». AETC, p. 212-213. Voir aussi : Laurence Williams, « British Government under the Qianlong Emperor’s Gaze : Satire, Imperialism, and the Macartney Embassy to China, 1792-1804 », dans : Lumen : Selected Proceedings From the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies, 32 : 85, 2013.

6 Dans un article publié par l’Edimburg Review en 1843, on pouvait lire que l’une des motivation pour les Anglais de se lancer en guerre était : « …to teach a much needed lesson of international justice to the most arrogant people on the face of the earth », cité par : C.F. Dann, Public Opinion on the First Anglo-Chinese War as Expressed in some British Journals. A Thesis submitted [...] for the degree of Master of Arts, Calgary, April 1972, p. 89.

7 Nombreux font remonter cette thèse d’une « collision culturelle » à la catégorisation dichotomique proposée par Hegel, entre l’Occident dynamique et l’Orient statique. Voir : Beatrice S. Bartlett, « A New Edition of Macartney Mission Documents : Problems and Glories of Translation », dans : Études chinoises, vol. XIV, no 1, printemps 1995, p. 147.

(22)

abondants et il n’est rien qu’elle ne possède; elle ne compte pas sur les marchandises des Barbares pour que circulent les richesses » 8. Se réfugiant derrière cet argument sorti tout droit de la bouche d’un acteur du passé et faisant l’apologie d’une certaine autosuffisance de la Chine, les historiens ont longtemps décrit l’évolution de la diplomatie chinoise à partir du strict langage énoncé dans les documents officiels, au sujet de ses règles, de ses institutions et de ses rituels hiérarchisés. On y soulignait alors la condescendance, le chauvinisme en matière de relations internationales, l’absence de flexibilité et le dénigrement de tout ce qui viendrait de l’extérieur au nom d’une tradition, figée quelque part dans la nuit des temps, immobile, celle du Système du Tribut, apparaissant comme « une expression naturelle de l’égocentrisme culturel de la Chine » 9.

Le thème de la collision culturelle entre la Chine et l’Occident, avec ses concepts soulignant un « dialogue impossible » et des « coups d’œil incompatibles » 10 a été, fort heureusement remis en question par plusieurs, comme Lydia Liu qui rappelle avec justesse que ce ne sont jamais des Civilisations statiques qui entrent en conflit, mais toujours des entités politiques rivales, dont les États et les Empires 11. Cependant, malgré tous les progrès récents des sciences humaines et de la sinologie, les échos de l’essentialisation culturelle continuent à se faire entendre. Cette survivance s’explique notamment par les besoins identitaires des entités politiques et culturelles contemporaines, mais aussi parce que les historiens ne peuvent jamais éliminer complètement l’empreinte de la situation à partir de laquelle ils écrivent, et ce, même s’ils cherchent, la plupart du temps, à se montrer le plus fidèle possible aux représentations produites par les acteurs du passé.

8 « Tianchao wuchan fengshi, wu suo bu you, yuan bu ji waiyi huowu, yi tong you wu (天朝物產丰盛,無所 不有,原不籍外夷貨物,以通有無) », cité par Qin Guojing, « Cong Qing guan dang’an, kan Magaerni fanghua lishi shishi », dans : Yingshi Magaerni fanghua dang’an shiliao huibian, Zhongguo diyilishi dang’an guan, 1996, p. 84. Ci-après YMFDSH. La traduction du texte de l’édit se trouve dans : A. Peyrefitte, Un choc de cultures: La vision des Chinois. Paris, Fayard, 1991, pp. 278-282. Ci-après VDC.

9 J. K. Fairbank, « Tributary Trade and China’s Relations with the West », dans: The Far Eastern Quarterly, Volume 1, Issue 2, Feb. 1942, p. 129-149. Ci-après TTCRW. L’évolution de cette représentation de la « Chine immobile » est analysée avec brio par Harriet T. Zurndorfer, « La sinologie immobile », dans : Études chinoises, vol. III, no 2, automne 1989, pp. 99-120.

10 VDC, p. xiii.

11 Lydia H. Liu, The Clash of Empires : The Invention of China in Modern World Making, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004.

(23)

Considérons brièvement, par exemple, les nombreux témoignages qui font état de l’importance cruciale de l’exactitude rituelle à respecter lors d’une audience avec l’empereur de Chine, chacun des gestes accomplis étant soigneusement dictés par une tradition lointaine : « an audience with the Emperor therefore, was in the nature of a communion between microcosm and macrocosm, within a solemn ritual » 12. Cette représentation reflète parfaitement l’insistance de la cour impériale et des dignitaires chinois, qui revenaient continuellement sur le sujet afin de s’assurer que Macartney soit « au fait des Rites » lorsqu’il se présenterait devant l’empereur. Pourtant, ce rituel, si solennel fut-il, décrit d’une manière qui fait parfois penser que l’équilibre du ciel et de la terre en dépendait, ce rituel, disons-nous fut modifié par l’empereur lors de l’audience accordée à l’ambassadeur anglais 13. La modification d’une procédure rituelle constitue une

trace évidente de la flexibilité diplomatique et du pragmatisme dont fit preuve l’empereur Qianlong lors de la réception de l’ambassade anglaise, et pourtant, nous n’avons trouvé que très peu d’explications satisfaisantes nous permettant de comprendre les motifs qui le poussèrent à accorder ce que certains voient comme une « concession inhabituelle » 14. En fait, les historiens ont depuis longtemps souligné la flexibilité des institutions chinoises en regard de circonstances particulières 15. Nous n’inventons rien à ce sujet ; notre objectif sera simplement de poursuivre cette réflexion afin de mieux comprendre la nature et l’étendue de cette flexibilité en matière de relations internationales, et surtout, la particularité des circonstances dans lesquelles elle peut se manifester.

Avant de plonger au cœur de cette thèse, prenons la peine de questionner un dernier lieu commun de l’historiographie des relations internationales chinoises de l’époque moderne, celui du refus des échanges commerciaux au nom d’une soi-disant autosuffisance économique. On se rappelle que l’amélioration des relations commerciales entre la Chine et

12 Aubrey Singer, The Lion and the Dragon: The Story of the First British Embassy to the Court of the Emperor Qianlong in Peking, 1792-1794, London, Barrie and Jenkins, 1992, p.63.

13 Considérant humiliant pour le représentant d’une nation civilisée d’accomplir le koutou, trois séries de trois prostrations complètes au pied de l’empereur, Macartney se serait contenté – nous y reviendrons – d’une génuflexion simple, pareille à celle qu’il aurait effectuée devant le roi d’Angleterre.

14 Tsen-tsai Wang, « The Macartney Mission : A Bicentennial Review », dans : Robert A. Bickers, (ed.). Ritual & Diplomacy: The Macartney Mission to China. London, Wellsweep, 1993, p. 53.

15 John Cranmer-Byng, « The Chinese View of their Place in the World : An Historical Perspective » in : The China Quarterly, No. 53, Jan.-Mar. 1973, p. 67-79.

(24)

l’Angleterre faisait partie des objectifs de l’ambassade de 1793. Surtout, nous devons mentionner que parmi les raisons culturelles majeures invoquées pour expliquer l’échec de l’ambassade Macartney, certains vont jusqu’à parler de l’aversion traditionnelle de la Chine pour le commerce avec l’étranger 16. Pourtant, les historiens reconnaissent depuis longtemps le rôle majeur joué par le commerce international dans le développement et la prospérité des dynasties Han, Tang, Song et Ming, et ce, le long des deux « Routes de la Soie » 17. Plus près de nous, quand on observe l’évolution du commerce maritime à l’époque de la dynastie Qing (1644-1911), entre l’ouverture et la fermeture, on voit tout de suite un lien évident avec des questions de rivalité politique et de sécurité frontalière. Après les bouleversements violents de la transition dynastique et la suppression de rébellions régionales qui occasionnèrent une fermeture complète de la frontière maritime, le littoral fut rouvert au commerce avec l’étranger, dès 1684, et ce n’est qu’à partir de 1757 que l’empereur Qianlong, pour des raisons stratégiques, ordonna une nouvelle fermeture du littoral et le confinement de tout commerce avec l’étranger dans le seul port de Canton. Le commerce international joue un rôle crucial pour l’Empire Qing, notamment pour assurer la pérennité et la stabilité des régions frontalières, et ce n’est jamais pour des raisons strictement économiques, culturelles ou traditionnelles que l’empereur Qianlong revêt le masque de l’indifférence et de l’autosuffisance à l’égard de l’étranger.

Les réponses fournies par les historiens afin d’expliquer le refus de Qianlong de 1793 nous ont laissé sur notre faim. Nous avons donc ici pour objectif, à partir des quelques remarques ébauchées ci-haut, de proposer de nouveaux éléments de réponse à une question

16 Wang, op.cit., p. 55. Nous soulignons. On a coutume d’expliquer cette aversion, exposée clairement dans la réponse de Qianlong, par l’énoncé d’une vision confucéenne simplifiée de la société, privilégiant l’agriculture et classant les marchands au plus bas de l’échelle sociale. L’expression qiangben yimo (強本抑末), que certains traduisent par « favoriser l’agriculture au prix de restrictions du commerce » reflète cette politique que l’on retrouve dans certains textes de la Chine ancienne. À titre d’exemple, on note ce commentaire de Meng Hua, justifiant cette représentation par le fait que « la profession de marchand risquait de capter la population rurale, indispensable à la culture de la terre, et de corrompre la vertu et les mœurs ». Meng Hua, Visions de l’autre : Chine-France. Textes extraits de conférences et des séminaires prononcés à l’étranger. Beijing, Beijing daxue Chubanshe, 2004, p. 59.

17 Xu Mingde, Lun Ming Qing shiqi de duiwai jiaoliu yu bianzhi, Hangzhou, Zhejiang daxue chubanshe, 2006, pp. 241-245. Cet auteur parle des deux « Routes de la soie », l’une dans les mers d’Asie et l’autre sur le continent pour évoquer le développement du commerce international depuis les époques Tang et Song. Voir aussi : Ying-Shih Yü, « Han Foreign Relations », in : The Cambridge History of China, volume 1, The Ch’in and Han empires, 221 B.C. – A.D. 220, Denis Twitchett and Michael Loewe (edited by). Cambridge et al., Cambridge University Press, 1986, p. 377-463. Ci-après CHOC.

(25)

en apparence fort simple, mais dont les ramifications historiographiques demeurent très vastes. Pourquoi, en certaines occasions dans le domaine des relations internationales, les empereurs de la dynastie Qing se réfugient-ils derrière des justifications idéologiques, alors qu’en d’autres occasions, ils se montrent plus ouverts, flexibles, faisant preuve de ce qu’on pourrait appeler un pragmatisme diplomatique ? Cet écart, entre le recours à l’idéologie et une attitude pragmatique, ressort de manière particulièrement frappante lorsque l’on s’efforce de comparer les stratégies diplomatiques adoptées par la dynastie Qing face à l’Angleterre – menant au renvoi de Lord Macartney en 1793 – avec les stratégies adoptées à l’égard d’une autre puissance européenne, soit lors des négociations avec la Russie, un siècle plus tôt, menant à la signature des traités de Nerchinsk (1689), et de Kiaktha (1727). Définie sommairement par une simple question de James Hevia en 1995, résumant à elle seule l’ampleur des débats historiographiques ayant marqué les dernières décennies du XXe

siècle, cette tension comparative, entre l’ouverture et la fermeture à l’égard de l’altérité, constitue donc le point de départ de notre recherche. « Pourquoi les souverains mandchous furent-ils capables de faire preuve de pragmatisme à l’égard de la Russie, tout en se réfugiant derrière le bouclier de l’idéologie face à l’Angleterre ? » 18.

* * *

Nous croyons d’une part que malgré sa pertinence, cette interrogation risque cependant de nous induire d’abord sur une fausse piste en suggérant une association trompeuse, entre les catégories pragmatisme (face à la Russie) et recours à l’idéologie (face à l’Angleterre). Une lecture trop rapide pourrait, par exemple, donner l’impression que les relations face à la Russie sont toutes empreintes de pragmatisme et que les stratégies à l’égard de l’Angleterre sont toutes des recours à l’idéologie, ce qui est très loin de la vérité. De nombreuses situations montrent d’ailleurs très clairement que le pragmatisme, la flexibilité, ainsi que l’intransigeance et le recours à l’idéologie, sont des attitudes diplomatiques qui se côtoient régulièrement, qui alternent et se complètent, dans les

18 Nous paraphrasons. James L. Hevia, Cherishing Men from Afar: Qing Guest Ritual and the Macartney Embassy of 1793, Durham and London, Duke University Press, 1995, p. 15.

(26)

représentations politiques chinoises, parfois même lors d’un seul événement. Malgré tout, nous croyons aussi, d’autre part, que l’interrogation d’Hevia nous ouvre la voie vers une perspective globale qui nous permettra de surmonter l’insatisfaction initiale que nous avions à l’égard de l’historiographie des relations sino-occidentales. En ce sens, nous croyons que pour bien comprendre la réaction de la cour impériale lors de la réception de l’ambassade anglaise de 1793, nous devons sortir l’événement de son contexte initial, afin de comparer les représentations qui y furent produites avec les réactions, les attitudes et les stratégies qui se développèrent à l’égard de la Russie, particulièrement autour de la ratification des traités de 1689 et 1727.

Est-ce que cette comparaison des réactions et des attitudes à l’égard de la Russie et de l’Angleterre peut se faire ? Les éléments choisis sont-ils suffisamment similaires pour être comparable ? Est-ce qu’on peut vraiment tenter d’expliquer la réaction de la cour impériale lors de la réception des envoyés anglais de 1793 à partir d’une analyse des événements qui se sont déroulés le long de la frontière continentale un siècle plus tôt ? La réponse est oui, bien sûr, c’est notre conviction profonde, mais avec les nuances qui s’imposent. D’ailleurs, nous sommes loin d’être le premier à avoir soulevé ces questions. À ce sujet, on retrouve dans l’historiographie, ça et là, des traces de cette comparaison, alors que les historiens cherchent depuis longtemps à expliquer l’écart entre les différentes attitudes à l’égard de l’étranger, menant soit à la ratification des traités de 1689 et de 1727, soit au renvoi de l’ambassadeur anglais de 1793.

Avant d’aller plus loin par contre, une brève clarification conceptuelle s’impose. Il peut nous arriver à l’occasion de simplifier notre discours en référant, de manière générale, aux relations entre la Chine et l’Occident. Le lecteur aura vite compris qu’il s’agit surtout d’une figure littéraire et que nous ne traitons que d’un aspect fort limité de ces relations, et surtout que nous ne considérons pas les relations de la Chine avec tous les pays qui pourraient être associés à l’Occident 19. En fait, notre utilisation du terme repose

19 L’Occident est en soi un concept inventé, mais c’est surtout une notion trop vague, imprécise, changeante et englobante pour occuper une place centrale dans notre analyse. Pour un aperçu de l’évolution des

(27)

essentiellement sur la perception des souverains mandchous, et la seule question que nous devons justifier demeure le fait de considérer la Russie et l’Angleterre comme faisant tous deux partie de la même catégorie de représentations mentales. Chose certaine, il semble qu’à la fin du XIXe siècle, soit après la ratification du Traité de Pékin de 1860, la Russie fut pleinement considérée comme une puissance occidentale par la dynastie Qing 20. Pour la période qui nous préoccupe, la réponse n’est cependant pas aussi claire, même si on remarque un consensus de plus en plus présent chez les historiens. N’oublions jamais qu’il existe encore, aux XVIIe – XVIIIe siècles, d’importantes confusions dans les représentations géographiques chinoises à l’égard du reste de la planète, et donc, que la représentation des différents pays de l’Occident est, pour la dynastie Qing, encore très floue. Cependant, malgré l’imprécision sur les dénominations nationales et les nombreuses confusions qui peuvent en résulter, des associations sont faites entre les populations diverses, et la somme de celles-ci nous permet de percevoir d’importantes catégorisations identitaires.

Il fut un temps où l’on s’entendait pour dire que les représentations à l’égard de la Russie et de l’Angleterre n’avaient rien en commun, et que, conséquemment, les Russes devaient être considéré comme une puissance asiatique, ne correspondant pas dans l’imaginaire mandchou aux autres puissances occidentales qui étaient maritimes 21. Cette manière de distinguer la Russie des autres pays de l’Europe n’est pas complètement dénuée de sens puisque, à l’inverse des autres pays européens, les affaires russes furent prises en charge à la fin du XVIIe siècle par le Lifanyuan. Conséquemment, dans l’entourage impérial, on considérait par moments les Russes comme des waifan (外藩), au même titre que les mongols Khalkhas par exemple 22. Cependant, l’association des Russes aux

populations nomades de l’Asie intérieure ne correspond pas à tous les témoignages que nous avons recueillis. Nous devons aussi considérer le fait qu’avant 1680, les envoyés significations rattachées à ce concept, voir : Martin W. Lewis et Kären E. Wigen, The Myth of Continents : A Critique of Metageography, Berkeley, University of California Press, 1997.

20 C’est du moins ce que laissent entendre plusieurs documents d’époque. Voir: S.C.M. Paine, Imperial Rivals : China, Russia, and their Disputed Frontier, Armonk, M.E. Sharpe, 1996.

21 C’est le cas notamment de Fairbank. TTCRW, p. 148.

22 Fu Lo-Shu, A Documentary Chronicle of Sino-Western Relations (1644-1820), Tucson, The University of Arizona Press, 1966, [Ci-après DCSWR] p. 106; Qing Shilu 05-7, 18. Ci-après QSL.

(28)

russes étaient soumis aux mêmes procédures rituelles que les envoyés des autres pays européens, à commencer par le koutou, et qu’ils étaient pris en charge par le Bureau des Rites lors de la réception de leurs envoyés, comme ce fut le cas en 1676 avec l’ambassadeur Spathary.

Qui plus est, malgré l’association qu’on retrouve par endroits entre les Russes et les autres waifan, nous n’avons trouvé aucun document, sur l’ensemble de la période choisie, faisant état d’une rencontre où les dignitaires de la Russie et de l’Empire Qing se seraient adonnés à quelque chose qui se rapprocherait d’un « rite de l’accolade », baojian li (抱見 禮). Ce rituel de salutation semble jouer un rôle important dans les rencontres officielles entre les chefs tribaux des populations de l’Asie intérieure ; on le voit, par exemple, lors de la rencontre entre Alani et Galdan en 1689 23. Tout porte à croire que, dans les yeux de la dynastie Qing, les Russes ne sont jamais exactement comme les populations nomades des steppes. D’ailleurs, en considérant les représentations contenues dans les documents officiels, il est clair que les empereurs mandchous associent les Russes à la culture européenne, davantage qu’aux cultures asiatiques. Par exemple, lors de la mission de Selenginsk en 1688, on évoque clairement le fait que les coutumes des Russes « n’étaient pas si différentes de celles des Européens (dadi fengshang yu Xiyangguo bu yuan, 大抵風 尚與西洋國不遠) » ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les missionnaires jésuites Pereira et Gerbillon se joignirent à la mission afin de servir d’interprète 24. En fait, pour

plusieurs historiens chinois contemporains, dont Wu Boya, Sun Zhe et Wang Jiang, l’association de la Russie à la catégorie des pays occidentaux semble si évidente à l’époque de la dynastie Qing, que la discussion n’est aucunement effleurée 25.

23 DCSWR, p. 103; QSL 05-5, 126.

24 DCSWR, p. 96-97. Tiré du Chusai Jilüe, p. 19. Traduction libre. Les autres documents consultés au cours de la période contiennent de très nombreux indices qui suggèrent l’association de la Russie aux autres pays européens plutôt qu’aux populations de l’Asie intérieure. Par exemple, dans les années 1740-1770, de nombreux documents font état d’analyses ethnologiques comparatives très détaillées, entre les Turgots et les Russes; on y apprend notamment que leurs coutumes, langues et religions, n’ont rien à voir entre elles. Nous y reviendrons au chapitre cinq.

25 Wu Boya, « Qingdai liyi yu Zhongxi waijiao », dans : Qingshi luncong 2010 nian hao. Beijing, Zhongguo Guoji Guangbo Chubanshe, p. 264; Sun Zhe et Wang Jiang, « Dui 1689-1727 nian Zhong’e waijiao guanxi de kaocha », dans : Ming Qing shi, 2006.12, p. 54 et p. 59. La situation de la Russie à l’égard de la dynastie Qing demeure tout de même particulière puisque, comme le mentionne Hsü, on ne la retrouve jamais inscrite officiellement comme un pays tributaire (comme les autres pays européens) et ce, dans aucune des cinq

(29)

Ces quelques remarques nous confirment la validité de la comparaison initiale puisque d’importantes similitudes existent entre les deux pays (selon les représentations issues de la dynastie Qing). Revenons donc maintenant à notre propos, i.e. l’écart reconnu par les historiens dans l’attitude des souverains de la dynastie Qing dans leurs relations à l’égard de la Russie et de l’Angleterre. Nous avons recensé quatre types de réponse proposées par les historiens, quatre écoles, quatre visions permettant d’expliquer les différentes facettes de ces attitudes divergentes : béhaviorisme, géographique, institutionnalisme, dynamisme.

Béhaviorisme. D’abord, on associe parfois l’ouverture et le pragmatisme face à la Russie au caractère personnel de l’empereur Kangxi qui était très ouvert sur la connaissance de l’étranger ; à l’inverse, l’empereur Qianlong est décrit comme étant plus fermé, insaisissable, méfiant, ce qui correspondrait à l’attitude de la dynastie à l’égard de l’Angleterre. Leurs caractères semblent fort différents et il est clair que les identités respectives de chacun des souverains doivent être prises en compte. Kangxi n’est pas Qianlong, et depuis longtemps, les historiens ont reconnu dans le premier un très fort attrait pour les sciences occidentales et une ouverture sur le monde que n’égalèrent jamais ses successeurs ; « Kangxi fut sans doute le seul empereur dans l’histoire chinoise qui aima le savoir occidental et qui l’étudia attentivement » 26. À l’inverse, nombreux sont ceux qui évoquent le « comportement capricieux » de Qianlong, et les multiples « inconséquences » qui émanent du traitement qu’il accorda à Lord Macartney; on parle alors de cet empereur comme étant « le plus insaisissable », se révélant comme « une énigme » pour les historiens qui tentent d’analyser les motifs de ses actions et politiques de manière cohérente 27.

éditions du Da Qing huidian. Immanuel C. Y. Hsü, « Russia’s Special Position in China during the Early Ch’ing Period », dans : Slavic Review, Vol. 23, No.4, Dec. 1964, p. 696.

26 Zhang Xiping, « Les études sur le Yijing au début de la dynastie Qing », dans : Shenwen Li (sous la direction), Chine, Europe, Amérique : Rencontres et échanges de Marco Polo à nos jours, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009, p. 254.

27 R. Kent Guy, cité par Ye Xiaoqing, « Ascendant Peace in the Four Seas : Tributary Drama and the Macartney Mission of 1793 », dans : Late Imperial China, Vol. 26, No. 2, Dec. 2005, p. 108. Fairbank attribuait aussi le pragmatisme de la dynastie Qing face à la Russie aux qualités personnelles de Kangxi, qu’il jugeait plus flexible que Yongzheng et Qianlong, ce qu’il définissait comme étant « not yet thoroughly sinicized in outlook and method ». Fairbank, CHOC, vol. 10, p. 33. On retrouve, sensiblement la même appréciation chez Spence, qui attribuait partiellement la « vigueur et la flexibilité » de l’Empire Qing au caractère personnel de Kangxi. Voir : J. Spence, « The Seven Ages of K’ang-hsi (1654-1722) », dans : The Journal of Asian Studies, Vol. 26, No. 2, Feb. 1967, p. 211.

(30)

Il est certain que ce facteur temporel qui accorde à l’analyse béhavioriste une place de premier choix ne doit jamais être écarté complètement. Le caractère des individus joue de toute évidence un rôle non négligeable pour ce qui est de comprendre la tournure que prirent certains événements. Cependant, nous croyons qu’il est fort hasardeux de s’attarder à vouloir identifier la part d’individualité et la part sociétale des gestes posés par des acteurs historiques, et même, paraphrasant Edward H. Carr, nous croyons que les actions posées par les souverains sont significatives pour l’historien, en tant que « phénomène social ou pas du tout » 28. Par ailleurs, en considérant les décisions, les politiques, les attitudes et même les stratégies mises en œuvre par les empereurs de la dynastie Qing, il devient par endroits tout à fait impossible de distinguer de manière formelle la fonction qui s’exprime de l’individu qui la porte, voire les rouages dans lesquels s’inscrivent toutes les communications produites 29. Sans vouloir rejeter complètement la spécificité des acteurs

impliqués, nous croyons préférable de mettre l’accent sur des invariants sociopolitiques et des dynamiques relationnelles afin d’expliquer l’évolution des attitudes et des stratégies impériales à l’égard de l’Angleterre et de la Russie. Pour cette raison, nous parlerons davantage du Trône pour évoquer le fait que les décisions sont prises par un « processus décisionnel », l’empereur servira surtout à désigner une « fonction » et les noms, Kangxi, Yongzheng et Qianlong, apparaîtront principalement comme des synecdoques, c’est-à-dire, des figures de style essentiellement esthétiques, répondant de l’objectif de mise en récit que nous poursuivons.

Géographique. Dès qu’on s’affaire à vouloir comparer les attitudes diplomatiques de la dynastie Qing face à la Russie et l’Angleterre, on ne peut s’empêcher de remarquer le fait qu’ils entrèrent en contact avec la Chine via des routes et des frontières différentes, l’un se présentant le long de la frontière continentale (Russie), et l’autre, le long de la frontière maritime (Angleterre). Or, nous avons là deux types d’espaces frontaliers aux

28 E. H. Carr, What is History ?, New York, Vintage Books, 1961, p. 65. Traduction libre.

29 Harold L. Khan s’est penché sur l’éducation de Qianlong et la perception complexe de l’empereur à l’égard de sa fonction et la manière dont elle affecte le comportement du souverain. P.H. Durand souligne, pour sa part, la lourde empreinte protocolaire du système de communication qui affecte considérablement le contenu des Édits impériaux et autres documents. H.L. Khan, Monarchy in the Emperor’s Eyes : Image and Reality in the Ch’ien-lung Reign, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971; P.H. Durand, « Langage bureaucratique et histoire. Variations autour du grand conseil et de l’Ambassade Macartney », dans : Études chinoises, vol. xii, no 1, printemps 1993, pp. 41-145.

(31)

configurations géographiques et aux implications socioculturelles complètement différentes. Comme nous le savons, la dynastie Qing entretient, depuis ses premiers balbutiements une relation privilégiée avec les nomades des steppes et des montagnes de l’intérieur du continent, tout en manifestant une méfiance quasi-structurale à l’endroit des populations chinoises qui peuplent le littoral.

Sans aucun doute, les attitudes diplomatiques sont marquées d’une empreinte territoriale, puisque la frontière maritime et la frontière continentale « diffèrent très largement quant à leur rôle dans la formation territoriale des États, au regard de la géographie, de la géographie humaine et de la stratégie » 30. Pour cette raison, l’importance du facteur géographique a été soulignée par nombre d’historiens pour expliquer certaines variations dans les attitudes diplomatiques des empereurs de la dynastie Qing. Par exemple, à l’époque où l’Angleterre cherche à nouer des contacts favorables avec la Chine via la frontière maritime, celle-ci, nous dit-on, est « plus magnifiquement continentale que jamais » 31. C’est ainsi qu’on explique bien souvent l’indifférence de la Chine à l’égard de l’Angleterre par le fait que l’empereur Qianlong était davantage préoccupé par la question du contrôle de l’Asie intérieure, plutôt que par les avancées de l’expansion européenne le long des côtes chinoises 32.

Institutionnalisme. Outre le fait que les configurations territoriales particulières imposent aux rencontres des rythmes et des pratiques d’encadrement distincts, l’une des conséquences les plus importantes demeure la dimension institutionnelle, qui témoigne pour l’histoire de la dynastie Qing de cette donnée géographique primordiale. En effet, plusieurs considèrent la différence entre le Lifanyuan (理藩院) et le Libu (禮部) comme ayant un rôle déterminant sur les attitudes diplomatiques divergentes, prenant corps le long des frontières différentes. Il va de soi que la proximité géographique de la Russie a un impact considérable sur l’évolution des affaires diplomatiques ; celle-ci étant un voisin immédiat de la Chine des Qing, l’indifférence complète à l’égard des Russes n’est en aucun

30 Michel Foucher, Fronts et Frontières : Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991, p. 8.

31 Louis Dermigny, La Chine et l’Occident: Le commerce à Canton au XVIIIe siècle, 1719-1833, Paris, S.E.V.P.E.N., 1964, p. 446. Nous soulignons.

(32)

cas possible. Cependant, il nous apparaît beaucoup trop réducteur de décrire les écarts stratégiques et diplomatiques en termes strictement institutionnels 33.

Certes, toutes les institutions ont des règles de fonctionnement particulières, des contraintes qui infléchissent parfois les stratégies et les décisions des acteurs impliqués, mais elles ne parviennent jamais à s’imposer complètement aux décideurs, encore moins lorsqu’il s’agit de l’empereur de Chine. Par ailleurs, la distinction entre le Lifanyuan et le Libu n’est jamais, dans les faits, aussi claire que ne voudraient le laisser croire certains discours officiels. Pour la période qui nous intéresse, les analyses de Chia Ning suggèrent d’aborder ces institutions en considérant des situations d’entremêlement, de collaboration, de complémentarité, et de chevauchement de responsabilités. L’auteur montre que, pour la région de Qinghai/Amdo, la séparation des rôles entre le Lifanyuan et le Libu ne fut officialisée qu’en 1725 par l’empereur Yongzheng ; avant cette date, on retrouverait une importante collaboration entre les deux ministères et ce n’est que graduellement que le Lifanyuan s’émancipa, si l’on peut dire, de la tutelle du Libu, et qu’il prit en charge l’ensemble des affaires continentales 34.

Dynamisme. Récemment, on s’est surtout intéressé à faire une lecture comparative de la dynastie Qing à l’échelle de l’Histoire mondiale (World History), en lien avec les autres Empires qui prirent forme à la même époque, en soulignant notamment la dynamique de croissance et de déclin qui caractérise la constitution de toutes ces entités politiques. Selon Pamela Crossley, l’empereur Kangxi se situerait dans la phase ascendante et expansionniste de l’Empire Qing, au cours de laquelle l’affirmation physique et territoriale des frontières primait sur tout le reste. Par la suite, au cours du règne de l’empereur Qianlong, l’expansion

33 Le Lifanyuan est une institution originale créée par les Mandchous en 1638, dont l’objectif global est de gérer les relations avec les populations de l’Asie intérieure, alors que le Libu (Ministère des Rites) est une institution héritée de la dynastie Ming (1368-1644), dont l’une des fonctions est la réception des missions tributaires. Selon Fu Lo-shu, cette différence expliquerait pourquoi les relations entre le Sénat russe et le Lifanyuan apparaissent comme des relations plus constructives. DCSWR, p. 513.

34 Malgré le rôle accru du Lifanyuan, le Ministère des Rites continua cependant à jouer un rôle significatif dans l’attribution des sceaux et la réception des chefs locaux. Chia Ning, « Lifanyuan and the Eighteenth Century Qing Empire : An Institutional Exploration of the Dynamics of the Qing Inner Asian Borderlands », conférence présentée dans le cadre du colloque Dynamiques aux Frontières de la Chine, XVIIIe – XXIe siècle, Paris, EHESS, 24-25 octobre 2011.

(33)

territoriale et l’époque des grandes conquêtes étant terminées, la consolidation des acquis et l’affirmation symbolique, voire idéologique des frontières, soulignant la prestance universelle du Fils du Ciel, auraient pris le relais. Pour cette raison notamment, Qianlong semble afficher une suffisance que Kangxi ne manifesta jamais, se complaisant, dans les dernières années de son règne, d’une œuvre de conquête et d’expansion territoriale parachevée 35.

Cette lecture nous permet de souligner un élément clé de l’histoire des Qing, soit la transition entre une dynamique de conquête à une dynamique d’administration, pierre de touche de ce que les historiens reconnaissent comme une crise de l’identité mandchoue, s’intensifiant de plus en plus, à mesure que l’on avance dans le XVIIIe siècle. Mark Elliott offre sur ce sujet certainement la plus importante contribution, mettant à l’avant scène la notion d’ethnicité pour comprendre l’évolution du pouvoir des Mandchous 36. Selon cette perspective, dans le contexte de la crise d’identité mandchoue des années 1720-1780, les souverains Qing auraient ramené à la surface de leur discours une rhétorique idéologique excessivement rigoureuse afin de favoriser la survie de leur identité. Ainsi, la phase pragmatique de consolidation du pouvoir et de définition de l’identité de l’Empire serait suivie par une phase idéologique de préservation du pouvoir, autour de l’axe d’une crise identitaire. Cette dynamique de la constitution et de l’expansion territoriale de l’État Qing est cruciale puisque, les attitudes diplomatiques et les stratégies prenant corps le long des frontières en construction ne sont pas les mêmes que celles qui sont situées le long des frontières déjà construites.

Les progrès actuels de la sinologie sont grandement redevables du mouvement de la World History et nous permettent d’extraire, ne serait-ce que brièvement, la dynastie Qing du carcan des significations de l’histoire strictement chinoise dans laquelle elle fut enfermée trop longtemps. Évidemment, ce retrait n’est qu’une métaphore qui sert à exprimer l’effort intellectuel nécessaire qui nous incombe d’emblée, soit de considérer le

35 Pamela Kyle Crossley, A Translucent Mirror : History and Identity in Qing Imperial Ideology, Berkeley, University of California Press, 1999, pp. 223-224.

36 Mark C. Elliott, The Manchu Way : The Eight Banners and Ethnic Identity in Late Imperial China, Stanford, Stanford University Press, 2001.

(34)

Da Qingguo (大清國) à partir de caractéristiques communes à d’autres groupements humains organisés politiquement. Notre lecture accorde une importance de premier plan aux travaux récents des sinologues qui participent, de près ou de loin, au mouvement qu’on appelle la Nouvelle Histoire des Qing 37. Cependant, malgré la justesse et la pertinence des perspectives comparatives et la nécessité de réinsérer la Chine dans l’histoire mondiale, on ne doit jamais perdre de vue le fait que la dynastie Qing s’inscrit d’abord dans le cycle dynastique de l’histoire chinoise ; les représentations qui en émanent ne font aucun sens si on ne les lit pas à l’aune de cet héritage politique que s’approprièrent les souverains mandchous en entrant dans la ville de Pékin en 1644 38.

* * *

Ces quatre différentes approches sont essentielles à reconnaître puisqu’elles nous offrent une lecture plus approfondie des événements et des contextes, dans leur ensemble, en soulignant, chacune à leur manière des éléments fondamentaux qui permettent de mieux comprendre les différentes attitudes diplomatiques à l’égard de la Russie et de l’Angleterre (béhaviorisme, géographique, institutionnalisme, dynamisme). Malgré tout, il appert que notre malaise initial face à l’historiographie demeure entier. Essentiellement, la raison en est que toutes ces approches isolent des catégories particulières, ce qui vient accroître inutilement les différences entre les événements, les attitudes, les périodes, les lieux et les

37 Ce courant s’efforce de mettre en valeur la spécificité de la dynastie mandchoue des Qing en l’intégrant, selon une perspective comparative, davantage aux dynamiques mondiales qui lui sont contemporaines, plutôt que d’en faire une lecture basée uniquement sur le paradigme de l’histoire dynastique chinoise. Joseph Fletcher, David Farquhar, Chia Ning, Pamela Kyle Crossley, Nicola Di Cosmo, Mark C. Elliott, James A. Millward, Peter C. Perdue et Evelyn S. Rawski sont parmi les auteurs ayant contribué de manière significative à ces récents progrès. Pour un aperçu synthétique, voir : Joanna Waley-Cohen, « The New Qing History », dans : Radical History Review, Issue 88 (winter 2004), pp. 193-206.

38 L’une des tendances issue du courant de la World History est de vouloir considérer la dynastie Qing davantage comme une puissance «pré-moderne» comparable aux autres Empires du XVIIe siècle. Un exemple de cette volonté est l’ouvrage de Laura Hostetler, Qing Colonial Enterprise : Ethnography and Cartography in Early Modern China, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2001. Cependant, comme le soutient Jonathan Hay, malgré d’importantes similitudes entre les différents Empires de l’époque, il importe que nous gardions la dynastie Qing fermement ancrée dans son cadre formel de légitimation politique, à savoir l’histoire dynastique chinoise. J. Hay, « The Diachronics of Early Qing Visual and Material Culture », dans : Lynn A. Struve (ed.). The Qing Formation in World-Historical Time, Cambridge (Mass.) and London, Harvard University Press, 2004, pp. 303-334.

(35)

acteurs. En fait, l’amplification de la spécificité des attitudes à l’égard des deux pays a eu un effet d’isolement, en enfermant l’historiographie des relations diplomatiques avec la Russie et des relations avec l’Angleterre dans des catégories thématiques distinctes. C’est du moins l’impression très nette qui se dégage de ce commentaire de Perdue :

Current scholarship has blocked our ability to examine China’s frontiers in relation to one another. Discussions of Qing relations with foreign peoples generally consider each relationship in isolation, so that, for example, the Canton trade system on the south coast is viewed as completely separate from the Russian trade in the North 39.

Comme en fait foi cette apparente disjonction thématique qu’on retrouve dans l’historiographie, la comparaison des réactions et des attitudes de la dynastie Qing face à l’Angleterre et face à la Russie aux XVIIe – XVIIIe siècles ne va pas sans difficulté. Cela demeure tout à fait compréhensible puisque, à certains égards, les éléments choisis peuvent donner l’impression de n’être pas comparable. Alors que l’ambassade Macartney est un événement unique qui se déroula sur une période restreinte d’environ une seule année, les relations avec la Russie se développèrent graduellement sur presque 150 ans de voisinage entre deux pays limitrophes ! Il est donc tout à fait normal que les analyses des historiens aboutissent à des résultats qui semblent parfois aux antipodes. Et pourtant, malgré cette apparente incompatibilité des éléments choisis pour notre analyse comparée, c’est ce que nous projetons de faire.

Pour parvenir à effectuer la comparaison que nous souhaitons, nous devons rechercher, non pas uniquement les différences, mais surtout les similitudes. Les multiples facteurs analysés dans l’historiographie nous révèlent des différences incommensurables dans les attitudes à l’égard des deux pays, essentiellement parce que les approches identifiées plus haut s’affairent toutes à comprendre les raisons qui menèrent à des résultats différents. Cependant, nous croyons que cette recherche d’une explication ou d’une causalité de la différence nous plonge irrémédiablement dans un cul-de-sac épistémologique. En fait, nous croyons que seule l’élaboration d’un modèle d’interprétation

39 Peter C. Perdue, China Marches West : The Qing Conquest of Central Eurasia, Cambridge (Mass.) and London (Eng.), The Belknap Press of Harvard University Press, 2005, p. 552.

Références

Documents relatifs

Elle peut présenter en plus des crises, des troubles plus ou moins spécifiques (intéressant une ou plusieurs fonctions cérébrales), provoqués soit par un fonctionnement

Les philosophes des Lumières souhaitent construire une société nouvelle, éclairée par le savoir, dans laquelle les hommes peuvent accéder à la liberté.. Ils mettent l’accent

Ils sont alimentés par les idées des Lumières qui souhaitent plus de justice et remettent en cause la division de la société.. Dans tout le pays, des représentants de chaque ordre

Pour faire revenir le calme, les députés de l’Assemblée Nationale Constituante proclament, dans la nuit du 4 août 1789, la fin des droits.. féodaux et

D’une part, des modérés comme La Fayette souhaitent que le roi conserve son pouvoir et le partage avec l’Assemblée nationale.. D’autre part, des révolutionnaires plus

Au cours de l’année 1792, les relations sont très tendus entre la France et les monarchies voisines, qui craignent que la Révolution arrive chez eux.. Les nobles français, qui

نﯾﻠﻣﺎﻌﺗﻣﻟا قوﻘﺣﻟ رﺑﻛأ ﺎﻧﺎﻣﺿ رﺑﺗﻌﺗ ﺔﻘﯾﻘﺣﻟا ﻲﻓ ﺎﻬﻧأ ﻻإ ﺎﻬطﺎﺷﻧ نﻣ لﻠﻘﺗ ﺎﻬﻧﻷ ﺔﺳﻓﺎﻧﻣﻟا نﻣ دﺣﺗ ﺎﻬﻧﺄﺑ ودﺑﺗ دﻗ وﻧﺎﻘﻟا ﺎﻫرﺎطإ ﻲﻓ ﺔﺳﻓﺎﻧﻣﻟا ﻊﺿﺗ ﺎﻬﻧﻷ ،ءاوﺳ دﺣ ﻰﻠﻋ

Lorsque vous devez annuler votre voyage, Assurinco vous rembourse les frais prévus dans nos conditions de vente pour tout motif listé dans les conditions générales de l'assurance