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L’organisation et la planification logistiques sont une tâche extrêmement importante pour ce qui est de mettre en scène adéquatement la relation qui concrétise la distance entre le centre et la périphérie. L’actualisation frontalière en général, et les attitudes à l’égard de l’étranger de manière spécifique sont tributaires du succès de la planification logistique. Nous avons souligné à plusieurs occasions l’importance symbolique des frontières judicieusement tracées, mais aussi l’importance du maintien d’une barrière entre les sujets de l’Empire et les étrangers. Comme nous l’avons énoncé au premier chapitre de cette thèse, les identités culturelles ont tendance à se fondre imperceptiblement les unes dans les autres ; on parle alors d’une distinction identitaire graduelle qui se reflète dans la porosité des frontières. Or, les entités politiques, à l’inverse, se consolident toujours par une distinction nette, en nommant des limites strictes, en désignant des lignes de démarcation identitaires, souvent plus vraies que nature, permettant d’affirmer clairement et de circonscrire l’étendue de leur pouvoir. Bien souvent, les limites et les frontières énoncées par les représentations politiques donnent à croire qu’elles ne savent que restreindre les contacts entre les différentes identités, essentiellement parce que ces diverses restrictions demeurent vitales pour tout pouvoir politique, quel qu’il soit. En fait, ce sont les frontières, les lignes de démarcation tracées entre les individus et les populations qui seules déterminent l’étendue d’un pouvoir politique, en signifiant la légitimité des appartenances.

Au cours de ce chapitre, nous abordons les fluctuations d’attitudes à l’égard de l’étranger à partir de la deuxième modalité de notre proposition théorique de l’actualisation frontalière, soit celle qui porte sur la visée. Pour illustrer la portée de cette modalité, on pourrait énoncer notre point de départ à partir d’une simple question : Quel est l’objectif d’une frontière ? À quoi cela sert-il de déterminer une frontière ? La réponse est simple : Les frontières servent à raffermir le contrôle exercé sur les populations en séparant clairement, dans l’imaginaire des populations visées, ce qui appartient à l’intérieur et ce qui vient de l’extérieur. La visée d’une frontière est donc le contrôle des contacts et des interractions entre populations diverses, et ce contrôle s’exerce pour le bénéfice de l’entité

politique qui nomme la frontière. Comme nous le verrons, les fluctuations d’attitudes à l’égard de l’Angleterre et de la Russie s’expliquent partiellement en considérant les impératifs de cette modalité particulière. Nous reprenons donc ici la lecture des attitudes diplomatiques de la dynastie Qing, mais cette fois depuis l’angle de cette visée du contrôle des populations. Comme nous le verrons à partir des représentations issues du pouvoir, cette logique frontalière semble parfois être en mesure de s’exercer uniquement en mode binaire, en conformité avec le célèbre axiome énoncé par Schmitt, entre l’ami et l’ennemi 1. Ce mode de représentations de l’altérité que certains ont baptisé la logique du Tiers exclus, semble effectivement être au cœur de l’affirmation de l’idéologie impériale des Qing. Cependant, dans la pratique, la constitution politique est toujours plus complexe que ce que l’idéologie tente d’énoncer (en mode binaire), et les représentations naissent sur des enchevêtrements plus dynamiques, révélant un effort constant mis en œuvre de la part du Trône, afin de contrôler les populations locales, élaborer des stratégies frontalières, et gérer conjointement certaines pratiques diplomatiques à l’égard de l’étranger.

Divide et impera sur la frontière continentale

La frontière continentale de l’Empire Qing est un lieu où l’enchevêtrement identitaire des relations entre les populations occasionne de nombreuses tensions avec les représentations produites dans l’entourage du Trône. Or, selon notre proposition théorique, cette dynamique identitaire complexe constitue le filtre à travers lequel prennent corps les stratégies à l’égard de l’étranger. Conséquement, les tensions liées à l’appartenance des populations affectent considérablement les attitudes à l’égard de l’étranger. Depuis les premières alliances contractées par Nurhaci à la fin du XVIe siècle, le Trône a littéralement

monopolisé la gestion des relations intertribales et interculturelles de la région frontalière, en s’imposant comme seul lieu de médiation entre les différentes populations. En fait, dès le commencement de leur conquête, les Mandchous parvinrent à s’imposer dans la région du Nord-est – ce que nous nommons aujourd’hui la Mandchourie – en mettant sur pied des alliances intertribales militaires et matrimoniales stratégiques ; or, ces alliances leur

conférèrent rapidement un ascendant sur les autres populations locales 2. Alors qu’au début du XVIIe siècle, on y retrouvait une vaste région, parsemée de tribus de descendances toungouses et mongoles, ces tribus devinrent pour la plupart soumises aux conquérants mandchous, liées à la maison royale par l’entremise de relations aussi diverses que complexes : « alliances militaires, mariages intertribaux, inclusion dans le système des bannières, missions tributaires » 3. Quand on observe l’évolution de la frontière continentale dans la longue durée, on voit que le pouvoir politique de l’empereur apparaît comme une sorte de médiateur omnipotent qui s’efforce d’imposer sa marque, dans l’intervalle qui relie les populations entre elles, entre les différents sujets de l’Empire, ou plutôt les « clientèles territoriales » (constituencies) pour reprendre l’expression de Crossley 4.

En fait, l’évolution territoriale de l’Empire Qing s’est orchestrée (du moins le long de la frontière continentale) par le biais du Lifanyuan, qui favorisa l’intégration des populations nomades, faisant passer les relations qui les liaient à la Maison impériale d’un statut de « relations étrangères » avec la Chine au début de la dynastie, à des questions d’administration locale, et donc de « politique intérieure » 5. Cette transition majeure basée sur une incorporation de divers groupes tribaux se fit pour l’essentiel en reproduisant les comportements politiques très pragmatiques des populations de la steppe, reposant sur la division, les alliances et les retournements continuels d’allégeance, bref, divide et impera. Pourtant, même si on passe d’un statut externe à un statut interne ou vice-versa, les attitudes et les stratégies politiques reproduisent sensiblement la même logique

2 Le terme « Mandchourie » évoquant trop de sensibilité mémorielle, notamment par son lien avec l’invasion coloniale japonaise des années 1930-1940, les historiens chinois, règle générale, parlent plutôt de la région du Nord-est. Mark C. Elliott, « The Limits of Tartary : Manchuria in Imperial and National Geographies », dans : The Journal of Asian Studies, Vol. 59, No. 3, Aug. 2000, p. 606-607. Pour la dynastie Qing par contre, la région était simplement désignée comme étant les « trois provinces de l’Est » (Dong sansheng, 東三省), soit Shengjing (plus tard Fengtian, 奉天), Jilin et Heilongjiang. QSG, juan 54, zhi 29, p. 1891.

3 Oxnam, op.cit., p. 162. Traduction libre. Les premières alliances matrimoniales et militaires eurent lieu avec les Mongols Ke’erbi (科爾泌蒙古), à l’époque de Nurhaci, et jouèrent un rôle significatif lors des attaques lancées sur la Corée et lors des premiers affrontements contre les Ming. Voir : Du Jiaji, Qingchao Man Meng lianyin yanjiu, Beijing, Remin chubanshe, 2003, pp. 4-13. Vers le milieu du XVIIe siècle, l’étendue du pouvoir des Mandchous se limitait par contre, pour cette région frontalière, à l’arbitrage des disputes entre les principaux groupes tribaux qui peuplaient la zone. Lee, op.cit., p. 19.

4 Pamela K. Crossley, « Pluralité impériale et identités subjectives dans la Chine des Qing », dans : Annales HSS, mai-juin 2008, no 3, pp. 597-621.

d’intégration, de contrôle, de distinction et de démarcation identitaire. Nous croyons en effet que les stratégies et les attitudes diplomatiques de la dynastie Qing s’enracinent sur la dynamique des stratégies d’encadrement des populations frontalières. En ce sens, on pourrait résumer notre position en disant que les politiques d’intégration des régions frontalières demeurent, en quelque sorte, le vestibule des questions de relations internationales, ou en d’autres termes, l’intégration et la gestion des populations frontalières est le premier pas vers la diplomatie.

L’actualisation des frontières de l’Empire Qing met en scène un transfert de pouvoir, du centre vers la périphérie, mais surtout, elle le fait en effectuant une redistribution des forces et des influences, en s’assurant de jouer les rivaux potentiels les uns contre les autres. Pour les Mandchous, il était impératif d’empêcher toute coalition d’émerger de ses frontières, ce qui fut fait par l’établissement de cette politique de la division 6. Les stratégies d’intégration frontalière de la dynastie Qing visaient notamment à prohiber les alliances entre les différents groupes ethniques (Chinois, Mongols, Uigurs, Tibétains, Tongouses) en renforçant leurs particularités et en les isolant les uns des autres par des mesures coercitives. Les régions frontalières ressemblent donc à un Empire morcelé, où la ségrégation en blocs ethniques et culturels est renforcée par des politiques exclusivistes parfois discriminatoires. Cependant, puisque la frontière n’est jamais seulement un lieu localisable en périphérie du pouvoir, mais c’est toujours d’abord une idée, cette politique de la ségrégation se manifesta ailleurs et de nombreuses prohibitions vinrent accentuer les différents types de limites et de frontières entre les populations de l’Empire. Cette question de la ségrégation des identités à l’intérieur de l’Empire Qing est de plus en plus reconnue par les historiens, mais son impact sur l’évolution des représentations à l’égard de l’étranger a été trop peu étudié à ce jour. Pourtant, comme nous ne cessons de l’évoquer, c’est toujours à travers le chas de cette aiguille que l’étranger se présente en Chine et donc, que naissent toutes les attitudes et stratégies diplomatiques. Nous avons, à titre d’exemple, soulevé au dernier chapitre la question de l’avantage stratégique des Mandchous lors de la bataille d’Albazin. En considérant uniquement la question de l’approvisionnement et de la

6 « A sort of vassalage relationship with each single small group was established and they were played one against the other to guarantee the balance of forces, in itself the guiding principle of Chinese frontier policy ». Michael, op.cit., p. 18. Lee, op.cit., p. 21-22.

logistique d’occupation du territoire, la dynastie Qing se trouvait en position avantageuse face aux Cosaques et à la Russie, mais en y intégrant la mobilité des populations frontalières, la dynastie Qing se trouvait vulnérable. Disons-le clairement, c’est afin de leur permettre d’affermir leur contrôle sur les populations frontalières que les souverains Qing ont négocié des ententes frontalières avec la Russie ; on voit cette dynamique en toutes lettres dans la rivalité qui oppose la dynastie Qing aux Dzungares.

Galdan et la menace Dzungare

Il serait injuste, pour ne pas dire malhonnête, de parler de l’évolution des relations entre la dynastie Qing et la Russie, sans mentionner le rôle de catalyseur joué par Galdan et la menace Dzungare. Les relations entre la dynastie Qing et les populations dzungares nous offrent certainement le plus bel exemple où l’on voit, très concrètement, la visée de l’actualisation frontalière (i.e. séparer les populations) affecter considérablement l’évolution des relations diplomatiques. Même si les guerres lancées contre Galdan débutèrent officiellement au lendemain des accords frontaliers sino-russes de 1689, rétroactivement, ces guerres nous permettent cependant de mieux comprendre le changement d’attitude des souverains mandchous à l’égard de la Russie, ainsi que les motivations de la dynastie Qing dans l’effort de négociation frontalière ayant mené au Traité de Nerchinsk 7.

Vers le milieu du XVIIe siècle, les Mongols occidentaux, qu’on appelle les Dzungares

(准噶爾部) ou les Olöt (Eleuth), avaient établi un État autonome très puissant, s’étendant sur l’Ouest de la Mongolie, le Turkestan et une partie du Tibet, sous le contrôle de Baatur Khung-Taiji (r. 1634-53). Son fils, Galdan, ayant passé sa jeunesse dans un monastère du Tibet, quitta ensuite Lhassa et vint, suite à l’assassinat de son frère aîné, prendre le contrôle de l’État Dzungare en 1671. Animé d’une vision conquérante, Galdan reçut de la part du

7 Pour un récit très détaillé des événements qui menèrent à une escalade de tensions entre Galdan et Kangxi, voir : Perdue, op.cit., 2005, pp. 138-161. Insistant sur le lien entre les guerres contre Galdan et la négociation diplomatique, Perdue va même jusqu’à affirmer que le succès de la campagne contre les Dzungares aurait été impossible pour la dynastie Qing, sans un accord préalable avec les Russes (p. 161).

Dalai-Lama le titre de Boshugtu Khan en 1678 8. Lorsque d’importantes divisions survinrent à l’intérieur des clans des Mongols orientaux, les Khalkhas (喀爾喀), celles-ci poussèrent Galdan et Kangxi à vouloir intervenir simultanément en Mongolie, et cette rivalité directe des deux conquérants conduisit à la première expédition de Kangxi contre Galdan en 1690 9. La trêve qui mit fin à ce premier conflit ne fit cependant que retarder l’affrontement décisif entre les deux rivaux. Pour les années suivantes, l’essentiel des efforts diplomatiques Qing avait pour objectif de couper Galdan de tous ses appuis en Mongolie, au Tibet et même en Russie, alors qu’à l’inverse, celui-ci mettait tout en œuvre pour se forger des alliances et ainsi s’assurer de bases alimentaires suffisantes pour supporter un effort de guerre continu contre les Mandchous. Kangxi renforça graduellement ses positions vers le Nord-ouest, lui permettant d’atteindre les campements de Galdan dans l’Ouest de la Mongolie, jusque dans les régions éloignées de Khobdo où il se terrait. En avril 1696, une nouvelle attaque fut lancée près de la rivière Kerülen (克魯倫河), menée sur trois fronts convergents qui vinrent à bout des troupes de Galdan, lors de la mythique bataille de Ja’un-Modu (昭莫多), le 12 juin 1696.

Voulant à tout prix éliminer Galdan, Kangxi mena au total quatre expéditions, entre 1690 et 1697, afin d’exterminer son rival et pouvoir se proclamer, en face des populations nomades de l’Asie intérieure comme l’unique souverain universel de la région : « Galdan est d’une férocité extrême et il ne peut pas demeurer en ce monde, disait Kangxi, sa survie est, en tout moment, une nuisance pour la vie du peuple ; pour cette raison, nous devons l’exterminer » 10. C’est dans cette optique que fut lancée la troisième expédition, en octobre

8 Dérivé du mot boshugh, qui signifie « décret du ciel, destin » en Mongol. Perdue, op.cit., 2004, p. 62. 9 Ce premier affrontement se solda par la bataille d’Ulaan-Bodong, le 3 septembre 1690, où les troupes Qing sortirent victorieuses, suivie de brèves négociations de paix qui furent menées par des représentants du Dalai- Lama, forçant Galdan à retraiter en Dzungarie, après avoir fait le serment de ne plus traverser la frontière de l’Empire Qing. Perdue, op.cit., 2004, p. 64. Pour un aperçu de la complexité des relations intertribales, voir : ECCP, sous la rubrique Galdan.

10 « Gaerdan qiongxiong ji’e, buke liu yu renshi, yi ke shang cun, jiwei shengmin zhi bu li, wubi chaochu, (噶 爾丹窮兇極惡,不可留於 人世,一刻尚存, 即為生 民之不利,務必巢除) ». Traduction libre. Le document constitue dans son ensemble un historique des relations entre la dynastie Qing, Galdan et les diverses populations locales, ainsi qu’une interminable condamnation (17 pages) des récriminations accumulées contre Galdan, daté du 6 septembre 1696, soit Kangxi 35, bayue jiawu (八月甲午). Cité par Hei Long, « Kangxi di di’er ci qinzheng Gaerdan shulun », dans : Ming Qing shi, 2007. 2, p. 84. QSL 05-7, 147 - QSL 05-8, 1. Étrangement, Hei Long ne dit rien sur le premier affrontement de 1690; l’auteur mentionne uniquement, en guise d’introduction à son article, les trois campagnes menées en 1696-1697.

1696, avec pour objectif l’élimination complète de Galdan. Bien que cette expédition ne parvint pas à le supprimer, l’ampleur du déploiement et de la mobilisation militaire eurent pour effet d’impressionner grandement les Mongols de la région, montrant clairement qu’une nouvelle puissance était solidement établie à Pékin. Alors que Kangxi préparait, au printemps suivant, ce qui devait être l’assaut final, Galdan mourut subitement, le 4 avril 1697. Bien que les circonstances entourant sa mort ne soient pas claires – certains évoquent un empoisonnement par un proche, d’autres une maladie soudaine – les historiographes de la dynastie Qing retinrent la thèse du suicide qui vint renforcer la concordance de la volonté céleste et des jugements éclairés de l’empereur Kangxi 11.

Des deux côtés de la frontière : le cas des Urianghai

Cette médiation que le pouvoir des Mandchous tente d’imposer est particulièrement significative quand on l’observe en lien avec la construction d’une identité frontalière plus rigide, à partir de 1689, année de la ratification du Traité de Nerchinsk. Plus précisément, c’est la manière dont la dynastie Qing se positionna face à la fluidité et à la mobilité inhérentes des groupements nomades qui nous intéresse ici. Dans l’ensemble, le contrôle des populations de la steppe par la dynastie Qing demeure extrêmement difficile puisque, s’agissant de populations nomades, leurs territoires respectifs vont, par définition, bien souvent au-delà des lignes de démarcation que des États voisins tentent d’imposer à l’espace. On a vu précédemment la question de la mobilité des populations frontalières devenir un problème de relations diplomatiques avec la Russie, notamment autour de Gantemour ainsi que les nombreux fugitifs qui profitaient de l’ambiguïté territoriale et de la distance pour échapper à l’emprise d’un pouvoir politique. Pour cette raison, une clause

11 « The emperor predicted that Galdan would kill himself […], and he has done so. The emperor is so foresighted that he understands the enemy like a god ». Extrait du Qinzheng pingding shuomo fanglue, cité par Perdue, op.cit., 2004, p. 73, et Perdue op.cit., 2005, p. 203. L’État Dzungare ne fut toutefois pas éliminé par les guerres de Kangxi, si bien que le successeur de Galdan, Tsewang-Rabdan (r. 1697-1727) renforça le royaume qui devint plus vaste qu’il ne fut au siècle précédent. Il parvint même à infliger des défaites humiliantes à l’empereur Yongzheng, et il fallut attendre l’empereur Qianlong, lors des « Campagnes occidentales », menées en Asie centrale à la fin des années 1750, pour voir l’État Dzungare disparaître et les « Nouveaux territoires » (Xinjiang, 新疆) annexés.

spécifique concernant la gestion des fugitifs fut intégrée au traité de 1689 12. Cependant, malgré l’émergence de cette démarcation frontalière, la fluidité de l’étendue territoriale de certaines populations continua à s’avérer problématique pour les Mandchous, et à cet égard, les nomades Urianghai (烏梁海), situés principalement dans les environs de Nerchinsk, furent sources de nombreuses inquiétudes pour le pouvoir impérial. Cette inquiétude pouvant se résumer justement à leur caractère insaisissable, nomades et sédentaires, se trouvant de part et d’autres des limites frontalières nouvellement tracées. En fait, de 1689 à 1727, soit entre la ratification des Traités de Nerchinsk et Kiaktha, l’essentiel des négociations diplomatiques sino-russes porta spécifiquement sur la gestion des « fugitifs » et sur la mobilité des populations frontalières 13.

L’intégration des populations frontalières affecte considérablement l’évolution des attitudes diplomatiques. Cela demeure particulièrement notoire en considérant les relations entretenues par les populations nomades locales avec la dynastie Qing, les Dzungares et la Russie ; grâce à leur position stratégique, les Urianghai entretenaient des relations privilégiées avec ces trois ensembles politiques. Par exemple, en avril 1726, on ordonna l’envoi d’un commissaire impérial pour rejoindre des peuples Urianghai dont le territoire était proche des frontières de la Dzungarie et de la Russie 14. On craignait en fait qu’ils ne soient tentés de s’émanciper de leur relation de vassalité qui les liait, par l’intermédiaire de princes mongols, à la dynastie Qing. En plus d’alléger leur charge fiscale, on leur demanda de se préparer à se défendre en établissant des postes frontaliers, en différents endroits, et surtout, d’informer et de rapporter toute invasion de frontières de la part des Russes, et toute attaque de la part des Dzungares. Pris dans un étau géopolitique, entre trois

12 Selon le texte de Gerbillon, l’article IV du Traité de Nerchinsk se lit comme suit : « Depuis le jour que cette