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identitaire

Frontières

culturelles Frontières politiques

Rituels, pratiques, lieux, monuments, etc.

Idée

La représentation (incluant celle d’une frontière) est une image qui reproduit les différentes caractéristiques de l’organisation sociétale, en reconduisant les croyances légitimant les hiérarchies fondamentales. Les attitudes des souverains de la dynastie Qing à l’égard de l’étranger et les représentations qui en témoignent n’y échappent pas. À l’origine de toutes les représentations, il y a un effort de conceptualisation de quelque chose d’absent, mais surtout, on retrouve un lien incessant entretenu avec les différents processus de construction identitaire. De fait, on ne doit jamais oublier que l’identité d’un groupe, d’une société, voire d’une culture, résulte toujours « d’un rapport de force entre les représentations par ceux qui ont pouvoir de classer et de nommer et la définition, soumise ou résistante, que chaque communauté produit d’elle-même » 32. Conséquemment, nous devons aborder les

représentations – incluant celles des frontières ainsi que celles que nous produisons en jetant un regard sur le passé – en tenant compte du double principe de lutte qui les sous-tend et d’accumulation qui les organise. L’enjeu des luttes de représentations étant l’« ordonnancement [et la] hiérarchisation de la structure sociale elle-même », nous devons être en mesure de repérer, dans chaque discours les « stratégies symboliques qui déterminent positions et relations et qui construisent, pour chaque classe, groupe ou milieu, un être-perçu constitutif de son identité » 33.

Ainsi, malgré les différences majeures en termes de contextes, de lieux et d’acteurs impliqués, les représentations qui sont produites dans l’entourage du Trône à l’égard de l’Angleterre et de la Russie reproduisent le même principe d’organisation sociale et d’affirmation identitaire. Par ailleurs, la représentation d’une frontière ne peut jamais se limiter à une manifestation unique visant à déterminer une identité culturelle ou politique. La représentation d’une frontière est toujours l’expression d’une relation. Il s’agit d’une dynamique dont la fonction est duelle : tournée vers l’intérieur pour renforcer l’identité, et tournée vers l’extérieur pour distinguer de l’altérité 34. Inscrite dans l’ontologie de toutes les représentations des frontières, cette spécificité dialogique nous enjoint de rejeter les discours d’autoreprésentation identitaire, politique et culturelle, qui tentent de s’édifier en faisant la

32 R. Chartier, « Le monde comme représentation », dans : Annales ESC, nov.-déc. 1989, # 6, p. 1514.

33 Idem. Élaborant à partir de la notion d’héritage développée par Paul Ricoeur, Perdue ajoute que l’on s’exprime d’abord et toujours « at the end of the line ». Perdue, op.cit., 2004, p. 61.

34 S’inspirant du rôle du cadre d’une œuvre d’art, Simmel attribuait deux fonctions essentielles à la frontière : « Délimiter l’œuvre d’art face au monde environnant et la clore sur elle-même ». Simmel, op.cit., p. 605.

promotion d’une autosuffisance symbolique du groupe par rapport à ses voisins. Qui plus est, parce que la notion de frontière renvoie toujours à une conception rivale de la même frontière, chaque représentation frontalière contient une tension paranoïaque, voire un sentiment d’impuissance en face de l’étranger, prenant souvent l’aspect d’une menace, d’un risque ou d’une persécution venant de l’extérieur. Même si les représentations politiques tentent, la plupart du temps d’effacer son empreinte, l’altérité parvient donc toujours à laisser une marque profonde sur les représentations identitaires. Cette dualité ontologique de la frontière révèle toute sa tension sur le plan des relations interétatiques; la frontière impliquant « à la fois la défensive et l’offensive […] elle est l’expression spatiale de ce rapport unitaire entre deux voisins pour lequel nous n’avons pas un terme unique clair et que nous pourrions définir en gros comme l’état d’indifférence entre défensive et offensive, comme un état de tension où les deux sont latents et peuvent éclater ou non » 35.

Sur le plan culturel, la frontière est une démarcation entre l’identité et l’altérité. Contribuant à définir l’étendue de la signification du « Nous » et du « Eux », la représentation des frontières et la représentation de l’altérité sont donc consubstantielles l’une de l’autre. Or, les représentations de l’altérité et la définition des frontières qu’elles servent à légitimer ne sont jamais complètement objectives, au sens de décrivant uniquement l’objet qu’elles prétendent circonscrire. La représentation révèle autant l’objet que le sujet qui s’exprime et parfois davantage ce dernier ; personne ne peut produire une représentation de ce qui est extérieur sans y laisser une empreinte profonde provenant de l’intérieur. On le sait depuis longtemps, la question du narrateur qui s’exprime est importante à considérer pour bien comprendre la portée d’un texte; celui qui écrit le fait toujours à partir d’un lieu, d’un temps, de croyances et d’une conception différente de celle qu’il cherche à représenter. Mais, la constatation de ce seul écart n’est pas suffisante. Nous croyons qu’il faut retourner la dynamique sur elle-même pour être en mesure d’en apprécier toute l’étendue. Avant même qu’on cherche à la prendre dans les filets de nos représentations, l’altérité est déjà au cœur des processus d’affirmation identitaire à partir desquels nous sommes en mesure d’appréhender le monde qui nous entoure. Même si l’impact de l’altérité est atténué, camouflé ou dissimulé dans les représentations culturelles,

c’est toujours par une démarcation et par un effort de distanciation que la conscience collective et les représentations identitaires prennent corps et se constituent.

Personne, nous osons croire, n’irait jusqu’à nier l’apport de l’altérité dans la construction identitaire; au minimum, on reconnaîtra qu’à l’origine il y a un « sentiment d’appartenance » qui, par la suite, serait confronté à une « pression extérieure » qui viendrait en retour, renforcer la cohésion initiale des membres et leur conscience de former une communauté distincte 36. Cette insistance à vouloir s’accrocher à tout prix à une origine de l’identité culturelle, reconnue dans le groupe semble pourtant faire fausse route. Nous croyons que l’interpénétration de l’intérieur et de l’extérieur devrait plutôt être perçue comme une réalité de laquelle on ne peut faire fi, en aucun cas, sans y chercher un commencement ou une fin, tel un mouvement perpétuel, une dynamique ininterrompue et toujours présente, consubstantielle à tout effort de représentation. Les frontières servant à délimiter la place de chacun dans le monde, elles participent donc ainsi à la définition de ce que signifie ce chacun ; « l’espace et les frontières […] créent ou mieux sont la réalité et le sens du groupe, de son monde » 37. La frontière est une limite qui est toujours orientée simultanément vers l’intérieur et l’extérieur : « L’ordre civil naît […] de la nécessité de la différentiation, qui s’effectue par le partage de l’univers social en deux directions : l’intérieur et l’extérieur » 38. La représentation de la frontière et la représentation de l’étranger sont donc des principes dialogiques similaires qui évoquent, chacun à leur manière, la place importante jouée par les acteurs extérieurs dans la constitution des affaires de politique intérieure. Cette intrication mutuelle de l’intérieur et de l’extérieur est depuis longtemps reconnue pour la conduite des affaires internationales, comprenant toutes « un élément interne où les moyens sont connus, et un élément aléatoire, la réaction de

36 C’est ainsi que le présente Nicola Di Cosmo, op.cit., 2002, p. 2.

37 Roberto Escobar, « Rivalité et mimésis : L’étranger de l’intérieur », dans : D. Mazzù, (sous la direction de), Politiques de Caïn : En dialogue avec René Girard, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 212. Puisqu’elles coordonnent la vie en société, leur absence est tout simplement quelque chose d’impensable, voire dangereux pour les sociétés traditionnelles. Hartog, à titre d’exemple, analyse le Logos grec selon cette perspective, montrant d’une part, l’impératif besoin qu’il y a de tenir compte des frontières et, d’autre part, les dangers qu’il y aurait à vouloir éviter ou ignorer les frontières culturelles : « Ignorer les frontières est aussi déraisonnable que de vouloir échapper au destin ». Hartog, op.cit., 1980, p. 90.

l’étranger » 39. Ce que nous ajoutons à cette réflexion, c’est d’abord un retournement qui vient préciser et souligner le rôle formateur joué par l’étranger dans les affaires de politique intérieure.

À cheval sur les frontières, l’étranger est présent dans toutes les représentations politiques et culturelles, il est celui qui introduit l’aléatoire, l’imprévisible et le risque dans l’identité que l’on affirme, que l’on revêt et que l’on croit connaître. En fait, l’étranger est celui contre lequel se fondent les institutions politiques, puisque aucun pouvoir politique ne peut fonder sa légitimité de manière durable dans le temps, sans offrir la certitude de posséder les moyens qui permettent de stabiliser, voire contrôler cet aléatoire qui lui échappe pourtant. Conséquemment, la représentation des frontières, leur actualisation et donc ultimement, les attitudes diplomatiques qui en émanent sont toutes, à différents niveaux, porteuses de cette trace profonde que nous nommons pour l’instant, l’effort de pacification de l’étranger. Pour ces raisons, nous croyons qu’il n’est pas possible d’interroger A (par exemple, la dynastie Qing) pour comprendre ce qu’il pense de B (l’étranger). Parce que rien ne se produit en vase clos et que A n’existe pleinement que dans sa rencontre et sa relation avec B, l’équation véritable de notre questionnement devrait plutôt ressembler à observer les manifestations contingentes de la relation AB afin de comprendre ce que A croit penser de B.

Légitimité politique et attitudes diplomatiques

Considérant l’époque qui nous intéresse, soit la dynastie Qing aux XVIIe – XVIIIe

siècles, la frontière est une zone floue dans laquelle prennent corps un ensemble de relations identitaires spécifiques. À mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur, elle change constamment d’intensité selon l’évolution contingente des rapports de force et des variations politiques et culturelles. Pourtant, la représentation d’une frontière politique ne peut se faire que par l’énoncé d’une certitude, d’une stabilité et d’une fixité localisable

visuellement, ce qui a pour effet de masquer la contingence et la volatilité initiales. La représentation d’une frontière politique se fait toujours par la négation du caractère premier des frontières. Conséquemment, si nous voulons être en mesure d’apprécier avec justesse la manière dont les attitudes diplomatiques se fondent sur la dynamique d’actualisation frontalière, nous devons ramener à l’avant-plan l’organicité des représentations identitaires primordiales et ce, même s’il faut le faire au détriment des représentations politiques qui s’efforcent pourtant de nier cette mouvance fondatrice. Pour cette raison, nous ne pouvons pas analyser l’évolution des attitudes et des stratégies diplomatiques de la dynastie Qing en nous contentant d’utiliser, comme on le faisait jadis, les textes par lesquels le Trône justifiait ses actions à l’égard de l’étranger, par exemple le Da Qing Huidian. Ce n’est pas le langage conscient des règles et des institutions qui nous intéresse et qui peut nous permettre de comprendre la dynamique frontalière, ce sont plutôt les manifestations contingentes, qui se révèlent bien souvent de manière inconsciente, à l’insu des acteurs impliqués 40.

Par ces remarques, nous ne cherchons aucunement à minimiser l’importance de la spécificité de certaines représentations culturelles, ou encore à nier l’importance des différences dans l’interprétation des relations entre la Chine et l’Occident ; nous croyons évidemment qu’il faille tenir compte des écarts et des malentendus potentiels qui peuvent en résulter. Cependant, nous refusons d’aborder les différences de plein fouet. Nous refusons d’amorcer notre réflexion à partir de ces différences et d’en faire l’apologie, à la manière de l’essentialisme culturel qui s’efforce davantage de souligner les particularités et les spécificités culturelles, en négligeant bien souvent les points communs qui pourraient ressortir. Évidemment, la Culture est toujours élaborée historiquement, sur le plan territorial

40 On peut faire l’analogie d’une analyse psychologique portant sur un individu pour illustrer notre méthode. Plutôt que d’écouter uniquement ce qu’il aurait à dire de lui-même (institutions, règles, sources, traces), nous observons ses manies et ses gestes, qui parlent à son insu et qui révèlent une identité subliminale. Une telle perspective aurait été inimaginable par le passé, et elle n’est envisageable aujourd’hui qu’en considérant le travail monumental qui a déjà été fait à partir des sources officielles comme le Recueil des Institutions (Huidian). Notons, à titre d’exemple, que les travaux de Fairbank et Teng portant sur le système du Tribut et sur les relations internationales de la Chine à l’époque Ming et Qing, reposaient principalement sur une analyse rigoureuse de ces sources (TTCRW, OCTS). Sur ce point, nous ne pourrions trouver une meilleure façon d’exprimer notre gratitude à l’égard du travail de ces pionniers, qu’en suivant l’invitation lancée par le maître lui-même, en partant des bases qu’ils ont semées pour ensuite se rendre plus loin : « Chaque génération apprend que son rôle consiste, pour finir, à ‘servir de paillaisson’ à la génération suivante. C’est une fonction méritoire, et même essentielle, à remplir ». J.K. Fairbank, La grande révolution chinoise, 1800-1989. Flammarion, 1989, p. 10.

et symbolique, ce qui confère à des ensembles une spécificité reconnaissable à ses comportements distinctifs. Par contre, malgré les innombrables spécificités culturelles qu’on pourrait recenser sur la planète, il est primordial de reconnaître que l’élaboration initiale se fait toujours « à partir de problèmes et de moyens globalement semblable pour toute l’humanité » 41. Sans aller, pour le moment, jusqu’à oser parler d’universalisme pour justifier notre approche, au-delà des détails de surface, il nous est possible de reconnaître certaines mécaniques identitaires qui, de toute évidence, semblent partagées par un très grand nombre d’ensembles culturels. Par ailleurs, même en reconnaissant la spécificité d’un ensemble culturel (comme la Civilisation chinoise), cette identité ne peut jamais être utilisée a priori pour répondre à des interrogations spécifiques sur une situation particulière. Même s’il est vrai que la conscience d’une collectivité est toujours profondément marquée par l’accumulation des représentations, ce qu’on nomme l’héritage culturel, il faut cependant considérer celui-ci, en toutes situations, comme un simple réservoir de possibilités, pouvant à tout moment aboutir à des « trajectoires divergentes » ; en certaines occasions, les hommes choisissent d’honorer leur héritage culturel et en d’autres occasions de le renier 42.

Cela étant dit, on peut certes définir la Culture comme étant « un entrecroisement, un entremêlement d’appartenances si nombreuses et si diverses qu’à elles toutes, elles constituent quelque chose d’unique » 43. Cette somme d’appartenances correspond dans ses grandes lignes à ce que Poo Mu-chou nomme la conscience culturelle, reposant à la fois sur une représentation identitaire et une distinction à l’égard de l’altérité, mais surtout, paradoxalement, une « absence de frontière » (borderless) 44. Pour ce dernier, la distinction culturelle n’est jamais rigide en soi, même lorsqu’elle est claire entre deux entités voisines, et c’est toujours le pouvoir politique qui tente de la rendre hermétique, en lui imposant un sceau d’exclusivité et en faisant croire en l’existence apparente d’un caractère absolu. Si on accepte cette proposition, cela implique que nous considérions les représentations

41 Bernard Bernier, Capitalisme, société et culture au Japon, Montréal, P.U.M. et Paris, Publications Orientalistes de France, 1986, p. 7.

42 Duara évoque le concept de « bifurcated histories » pour souligner cette variabilité d’appropriation d’un héritage commun. Prasenjit Duara, Rescuing History from the Nation : Questioning Narratives of Modern China, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1995.

43 R. Girard, « Les appartenances », dans : Mazzù, op.cit., 2004a, p. 20.

44 Poo Mu-chou, Enemies of Civilization : Attitudes toward Foreigners in Ancient Mesopotamia, Egypt, and China, New York, State University of New York Press, 2005, pp. 2-9.

culturelles comme étant d’abord diffuses et changeantes, se distinguant graduellement les unes des autres, et s’évanouissant même imperceptiblement les unes dans les autres, et surtout, cela devrait impliquer que les frontières que l’on dit culturelles ne sont jamais aussi hermétiques que ce que les représentations politiques voudraient tenter de nous faire croire. Les représentations et les identités culturelles sont toujours dynamiques, elles changent et elles évoluent de manière contingente, en fonction des époques, des événements, des lieux et des situations vécues. À cet égard, si observe la Culture d’un peuple à travers le prisme des représentations de la frontière et des représentations de l’altérité, on voit celle-ci évoluer constamment entre l’ouverture et la fermeture, l’accueil et le mépris, la reconnaissance et la condescendance. « C’est, pourrait-on dire, une vision à facettes, car elle varie suivant les modes et les préoccupations du moment, de sorte qu’une même société est tour à tour indifférente, curieuse, abusivement admirative, injustement méprisante ou hostile à l’égard de l’étranger » 45.

Nous l’avons mentionné déjà, la représentation d’une frontière se construit à partir des représentations de l’altérité qui renvoient toujours à une conception de l’identité culturelle. Cependant, il nous est impossible de cerner définitivement cette identité culturelle puisque celle-ci est continuellement en mouvement 46. Par contre, en isolant les deux pôles que sont la culture des élites et la culture populaire, il nous est possible de faire surgir l’élément clé qui permet de signifier cette organicité des représentations identitaires, soit le concept de légitimité politique, sur lequel nous reviendrons sous peu. C’est au cœur de la culture des élites, là où sont produites les stratégies diplomatiques, que nous situons notre analyse. Edward Said a d’ailleurs souligné l’importance de ce niveau pour l’interprétation des relations politiques interculturelles, évoquant une forme d’aristocratie et d’élitisme culturel qui s’élève d’une part, en exacerbant un certain mépris à l’endroit des représentations de la culture populaire et d’autre part, reproduisant la même attitude de dédain à l’endroit de l’étranger, prenant des airs de chauvinisme, voire de xénophobie à l’égard de l’altérité 47.

45 Jacques Gernet, L’intelligence de la Chine : le social et le mental, Paris, Gallimard, 1994, p. 143.

46 Signe de cette grande difficulté qu’on peut avoir à simplement proposer une définition qui fasse consensus, A.L. Kroeber et Clyde Klukhonh, deux anthropologues américains avaient déjà, en 1959, répertorié 161 définitions différentes de la Culture. Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 265. 47 Edward Said, Culture et impérialisme, Saint-Amant-Montrond, Fayard, 2000, pp. 12-15.

Selon cette mise en échelle de niveaux distincts des représentations de la Culture, on retrouverait donc ce qui pourrait s’apparenter à une super représentation qui s’élèverait au- dessus des représentations collectives ordinaires, reflétant la conviction très forte d’appartenir à un « Nous » privilégié, ayant le pouvoir d’ordonner l’espace et le temps pour le bénéfice de ceux qui seraient incapables de le faire par « eux-mêmes ». Conséquemment, il faut reconnaître que la condescendance qui se manifeste parfois à l’égard de l’étranger est aussi une condescendance à l’égard des racines de sa propre identité politique, et vice-versa. Comme nous le verrons à plusieurs reprises dans la troisième partie de cette thèse, l’attitude d’arrogance et d’indifférence à l’égard de l’Angleterre et de la Russie, qui semble émaner à l’occasion des documents diplomatiques de la dynastie Qing, s’adresse aussi – et parfois uniquement – aux populations se retrouvant sous l’emprise du pouvoir mandchou.

Comme nous venons de le suggérer, le concept de légitimité politique permet une approche privilégiée pour saisir la dimension culturelle impliquée dans les relations diplomatiques, en soulignant le lien fondamental entre les représentations de l’altérité et la mise en place de frontières culturelles rigides, par le truchement des idéologies politiques. La légitimité politique, c’est tout ce qui confère le droit de « parler au nom du groupe » et surtout, de donner sens aux limites de l’horizon culturel de celui-ci. C’est donc spécifiquement sur ce registre des représentations que se fondent toutes les attitudes diplomatiques. Pour reprendre l’analogie de Simmel, la légitimité correspond au pouvoir de dessiner le cadre, le contour d’une œuvre d’art. Ce privilège – parler au nom du groupe – se manifeste principalement dans des dynamiques de durcissement des frontières sociales et