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Au cours de ce troisième chapitre, nous proposons une brève mise en contexte concernant l’histoire de la présence occidentale en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles, condition essentielle afin de camper nos analyses portant sur l’évolution des attitudes de la dynastie Qing à leur égard. Nous verrons donc, dans un premier temps, l’évolution des relations et la rivalité territoriale qui prit forme, entre la Russie expansionniste et l’Empire Qing dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, alors que leurs affrontements initiaux conduisirent à la ratification des Traités de Nerchinsk (1689) et de Kiaktha (1727). Cette dynamique continentale ayant été située, nous tournerons ensuite notre attention le long de la frontière maritime afin d’être en mesure de mieux appréhender la présence anglaise, qui s’intensifia dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Conformément à notre proposition

théorique initiale, les relations diplomatiques ne se limitent jamais aux relations qui existent entre deux entités nationales distinctes. Il s’agit plutôt de relations complexes qui prennent toujours corps à partir d’ensembles territoriaux spécifiques, impliquant de nombreux acteurs, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des limites frontalières établies. Conséquemment, afin d’être en mesure d’analyser les traités ratifiés entre la Russie et la dynastie Qing, nous devons glisser quelques mots sur les populations frontalières impliquées dans la dynamique d’actualisation frontalière. Par ailleurs, puisque l’Angleterre s’ajoute à un ensemble de pratiques commerciales se déroulant le long du littoral, pour mieux comprendre le contexte de l’ambassade Macartney de 1793, nous devrons évoquer brièvement l’historique des relations entre la dynastie Qing et les puissances occidentales, aboutissant notamment à la mise en place du Système de Canton vers 1760.

L’expansion de la Russie vers le Pacifique au XVIIe siècle

La marche des Russes vers l’Orient s’amorça lentement à la fin du XVIe siècle, suite à l’unification territoriale par le Tsar Ivan IV (1533-84), prenant par la suite une tournure

plus active avec l’établissement de la maison Romanov en 1613 1. L’expansion se fit principalement à partir de l’établissement de postes fortifiés (ostrogs) par les Cosaques, des aventuriers d’une « société frontalière autonome » issue de l’Ukraine qui, à partir de ces forteresses, cherchèrent à établir des relations commerciales avec les autochtones rencontrés 2. À l’origine, cette expansion n’était pas le fruit d’une politique centralisée qui aurait été planifiée et coordonnée depuis Moscou, mais plutôt le résultat de « l’effort désordonné d’une poignée d’aventuriers motivés par leur ambition personnelle, l’avidité, le désespoir et l’appât du gain» 3. Les explorations prirent par contre une tournure politique plus importante suite à la fondation d’un « Bureau des affaires de la Sibérie » en 1637 4. Dans les années 1640-50, les expéditions russes traversèrent à l’Est du Lac Baikal, et ainsi pénétrèrent profondément le territoire de la Mandchourie, le long des fleuves Amour et Sungari (Songhua, 松花). Les nombreuses expéditions, dont celle de Vasily Poiarkov (1643-46) fournirent de précieuses informations sur le terrain et se firent, règle générale, de manière particulièrement violente, donnant lieu aux premiers affrontements armés avec les troupes mandchoues 5. Cette marche un peu chaotique vers le Pacifique donna donc lieu à de nombreux affrontements, principalement à partir des années 1650. On dit, par exemple, que Khabarov aurait été repoussé par l’armée des Qing dès 1652, et que les troupes mandchoues infligèrent d’importantes défaites aux Cosaques en 1654 et en 1658, les repoussant même hors du bassin de l’Amour, jusqu’à la forteresse de Nerchinsk. Un compte-rendu détaillé de l’une de ces batailles fut envoyé en août 1660 par le général Bahai, relatant une victoire contre ceux qu’il appelait les « bandits russes » qui se

1 On situe généralement la fondation de Tobolsk (Tuobolesike cheng, 妥波勒斯克城) en 1567, bien que Li Dongfang et Kerner parlent plutôt de 1587. Li Dongfang, Xishuo Qingchao, Shanghai, Renmin chubanshe, 2001, p. 112; R. J. Kerner, The Urge to the Sea. The Course of Russian History : the Role of Rivers, Portages, Ostrogs, Monasteries, and Furs. Berkeley, University of California Press, 1942, p. 69.

2 Peter C. Perdue, « The Qing Empire in Eurasian Time and Space : Lessons from the Galdan Campaigns », dans : Lynn A. Struve, op.cit., p. 84.

3 Basil Dmytryshyn, cité par Marina Tolmacheva, « The Early Russian Exploration and Mapping of the Chinese Frontier », dans : Cahiers du Monde russe, Vol. 41, No. 1, Jan.-Mar. 2000, p. 42. Traduction libre. 4 Ibid., p. 43. Le Bureau pour les affaires de la Sibérie (Sibirskii stol) fut originellement créé en 1599, comme une annexe à l’intérieur du « Bureau des affaires Kazan » (kazanskii prikaz), situé à Moscou; il deviendra cependant un Bureau indépendant en 1637 (Sibirskii prikaz), jusqu’à la création du poste de Gouverneur de Sibérie en 1763 (voevoda), dont les bureaux seront situés à Tobolsk.

5 On dit, par exemple, que lors de l’expédition de Khabarov (1647-52), les villes furent pillées les unes après les autres, les récoltes volées et les populations massacrées; même chose lors de l’expédition de Stepanov (1652-61), alors que de nombreux pillages auraient aussi été perpétrés dans le nord de la Mandchourie. Oxnam, op.cit., pp. 162-164; Hsü, op.cit., 1964, p. 689. Selon Tolmacheva (op.cit., p. 42), les Russes étaient alors parfaitement conscients d’empiéter (trespassing) dans la « zone d’influence chinoise ».

trouvaient à la frontière ouest des tribus Giliaks (Feiyake, 費牙克); évoquant notamment le sort réservé aux prisonniers, « dont plus d’une soixantaine furent décapités sur place et de nombreux autres noyés » 6. Malgré ces victoires éphémères remportées par les troupes mandchoues, les Cosaques parvinrent à mettre sur pied la forteresse d’Albazin (Yakesa, 雅 克蕯) vers 1660, à partir d’une occupation territoriale graduelle, provoquant avec les populations locales de vives tensions qui s’amplifièrent avec le temps.

À partir des années 1650 donc, on enregistre des affrontements épisodiques entre les deux pays, mais ce n’est pas avant 1682 que la dynastie Qing se lance de manière systématique dans des préparatifs militaires pour les campagnes d’Albazin 7. Par ailleurs, les relations entre la Russie et l’Empire Qing sont complexes à évaluer parce que, simultanément à ces heurts qui se produisaient sur le terrain, les Russes commencèrent à tenter d’obtenir par la voie diplomatique, certains privilèges commerciaux. En 1618-19, la mission diplomatique d’Ivashko Petlin et Ondrushka Mundoff, fut la première mission européenne des temps modernes à atteindre Pékin et y revenir 8. Cette première rencontre aurait eu des résultats mitigés puisque, d’une part, n’ayant pas de présents à offrir sous forme de tribut, les émissaires du Tsar ne purent jamais obtenir d’audience auprès de l’empereur et, d’autre part, ayant reçu une lettre de l’empereur Ming Wanli les invitant à présenter un tribut, ceux-ci furent, dit-on, incapables de la traduire avant 1675 9. Par

6 DCSWR, p. 24-25. Traduction libre. On dit avoir capturé 47 femmes, des armes à feu, des boucliers, armures, et autres pièces d’équipement. Les résultats n’auraient pas été aussi positifs que ne laissait croire le récit du général puisque la récompense qu’il avait reçu lui fut retirée. Ibid., p. 438.

7 Il existe d’importants écarts chez les auteurs consultés, concernant la date de fondation d’Albazin, qu’on situe entre 1651 (Kerner, op.cit., p. 80) et 1669 (Hsü, op.cit., 1964, p. 689). Selon Hsü, l’empereur Kangxi aurait voulu, dès sa prise du pouvoir en 1668, consacrer son attention à la question des affrontements avec les Russes, mais il aurait rapidement eu à détourner les effectifs militaires de la dynastie vers le Sud, à cause de la Rébellion des Trois Feudataires (1673-1681) et ensuite la question des rebelles réfugiés à Taïwan. Hsü, op.cit., 1964, p. 689. Voir aussi : Meng Sen, op.cit., p. 374.

8 Perdue, op.cit., 2005, p. 164; Zhang Jian, « Mingmo Qingchu Eshi chufang Zhongguo chutan », dans : Qingshi yanjiu, Feb. 2001, No 1, pp. 65-72. Cette ambassade n’est pas mentionnée dans le tableau de l’annexe 3 qui relate uniquement les ambassades reçues par la dynastie Qing. Pang Naiming (op.cit., p. 117-118) soutient que des Russes atteignirent Pékin pour la première fois en 1567, bien que selon lui, la fiabilité des sources serait cependant discutable. Cette information est toutefois corroborée par Cahen qui mentionne que Petroff et Yallisheff auraient effectivement atteint Pékin en 1567. Cependant, ils n’auraient pas été reçus en audience parce qu’ils n’avaient pas de tribut à présenter à l’empereur des Ming. Gaston Cahen, Some Early Russo-Chinese Relations. Shanghai, The National Review Office, 1914, p. 1.

9 Les deux lettres, originellement publiées par Bantych-Kamenskiy, sont reproduites et traduites en français, par Alexandre Bennigsen, Russes et Chinois avant 1917, Flammarion, 1974, p. 99-100. Sur la question de

ailleurs, ce qui complique notre tâche, lorsque vient le temps d’évaluer les représentations issues de cette période, c’est d’une part le fait que certaines ambassades officielles, envoyées depuis la Russie, n’atteignirent jamais leur objectif, pour diverses raisons ; les documents chinois n’en parlent donc que très peu ou même pas du tout. D’autre part, certains envoyés russes furent reçus « officiellement », alors qu’ils avaient au départ un statut secondaire, comme de simples envoyés commerciaux servant parfois à préparer la venue ultérieure d’un véritable ambassadeur. En fait, la première ambassade russe officielle eut lieu en 1656, alors que Fedor Isakovich Baikov se rendit à Pékin. Ayant un motif commercial évident pour la Russie, cette ambassade fut profondément « marquée par suite de la méconnaissance mutuelle » 10. Les documents faisant état de la réception de cette

ambassade nous révèlent que l’envoyé russe Baikov était porteur d’un mémoire (credentials), mais puisque ce dernier insista pour utiliser les rituels de son propre pays – « il présenta ses hommages debout, sans s’agenouiller ni effectuer le koutou » –– après délibération, le Ministère des Rites lui refusa l’accès auprès de l’empereur. Considérant que l’envoyé russe était « ignorant du cérémonial chinois », on jugea inapproprié qu’il soit reçu en audience et on le renvoya sans même recevoir son tribut 11.

La seconde ambassade officielle de la Russie eut lieu en 1676, alors que Nicolas G. Spathary fut dépêché par le Tsar Alexis Ier12. Envoyée pour négocier des considérations

l’ambassade de 1567, la deuxième lettre, rédigée en 1619, contient un détail fort intéressant : « Jadis, lorsque trois de tes ambassadeurs étaient venus jusqu’ici… » (p. 100), ce qui suggère que l’ambassade de 1619 n’est pas la première qui fut reçue.

10 C. Commeaux, De Kang Hi à K’ien Long : L’âge d’or des Ts’ing (1662-1796), Paris, Belles Lettres, 1957, p. 68.

11 À noter qu’à cette époque, la réception de l’envoyé russe est prise en charge par le Ministère des Rites (Libu) et non par le Lifanyuan. DCSWR, p. 20. Signe évident des malentendus qu’il pouvait y avoir, quand on se tourne vers les témoignages de la cour impériale, on découvre que cette ambassade fut reçue une première fois en 1655, alors que Seitkul Ablin se rendit à Pékin pour annoncer la venue de l’ambassadeur Baykov. Bien qu’il n’eut pas en sa possession de document à remettre à l’empereur, Ablin fut reçu dignement, comme s’il s’agissait d’un envoyé officiel, et même, comme s’il s’agissait, pour la dynastie Qing, de la première ambassade russe. Ibid., p. 15-16.

12 Selon Cahen, entre 1650 et 1680, les Russes envoyèrent deux ambassades officielles à Pékin, soit Baikov et Spathary, et deux missions commerciales, menées par Setkul Ablin (1658-62 et 1668-72), dont la mission fut essentiellement d’évaluer la rentabilité du développement du commerce des fourrures avec Pékin. Cahen, op.cit., p. 2-3; Perdue, op.cit., 2005, p. 165. Cependant, de nombreux documents témoignent de la réception de ces missions secondaires comme s’il s’agissait d’ambassades officielles (DCSWR, pp. 42-48). Les documents sont parfois très brefs, ne donnant pratiquement aucun détail, par exemple cette entrée du 26 octobre 1669, nous apprenant simplement que le Tsar de la Russie a envoyé un émissaire (Setkul Ablin)

diplomatiques et commerciales, l’ambassade russe de 1676 s’avéra un échec monumental, notamment parce que Spathary laissa une très mauvaise impression à la cour Qing en refusant d’effectuer le koutou 13. Outre les questions rituelles qui jouèrent certes un rôle non négligeable, l’échec global de la mission diplomatique de 1676 semble aussi lié au fait que Kangxi exigea le rapatriement de Gantemour et que les Russes refusèrent catégoriquement. Pour les Qing, on craignait de voir le fugitif s’allier avec les Cosaques et piller le territoire de la région frontalière alors que pour les Russes, le rendre aurait pu encourager les autres chefs des clans locaux à se soustraire au paiement du iasak, le tribut exigé par le Tsar 14.

Lors des premières rencontres entre la Russie et l’Empire Qing à la fin du XVIIe

siècle, alors que les Russes y voyaient des opportunités commerciales importantes, surtout porter un tribut et qu’un banquet et des présents lui furent offerts selon les précédents : « Renxu, Eluosi Cha’hanhan qianshi jingong yelai ruli (壬戌,鄂羅斯察漢汗遣使進貢宴賚如例) ». QSL 04-3, 127.

13 Certains croient qu’il aurait effectué le koutou, mais « il ne se serait pas incliné assez bas ou assez lentement ». On dit alors que la plus grande offense de l’ambassadeur se serait plutôt produite lors de la réception des cadeaux de l’empereur, alors qu’il aurait accepté de s’agenouiller pour recevoir ses propres cadeaux, mais aurait refusé de le faire pour recevoir les cadeaux destinés au Tsar. DCSWR, p. 455. Selon Cahen, le « refus d’effectuer le koutou » aurait été la raison donnée par les fonctionnaires chinois, mais malgré cet « entêtement », il fut tout de même reçu quatre fois en audience par l’empereur. Cahen, op.cit., p. 2. Ailleurs, on dit de Spathary qu’il s’entêta à ne pas remettre la lettre du Tsar au Ministère des Rites (Libu), chargé d’effectuer la traduction, voulant la remettre à l’empereur Kangxi personnellement. Wu Boya, op.cit., p. 264-265. Selon la version de la réponse de Kangxi publiée par Bantych-Kamenskiy, l’empereur aurait refusé de répondre au Tsar « parce que son envoyé Spathari a marqué sa désobéissance en recevant les cadeaux debout et non à genoux comme il est coutume chez nous [et parce que] le prince Gantimur évadé en Russie n’a pas encore été rendu ». Bennigsen, op.cit., p. 106. Selon Qin Guojing et Gao Huanting, Qianlong Huangdi yu Magaerne, Beijing, Forbidden City Publishing House, 1998, p. 72, Spathary aurait effectué le koutou, mais à contre-cœur et de manière insufisante (mianqiang, 勉強), et les problèmes auraient surtout été liés à « ses paroles grossières (yuyan culu, 語言粗魯) ». Cette question du comportement répréhensible de Spathary (Niguolai, 尼果頼), est d’ailleurs mentionné par l’empereur Kangxi, comme un modèle à ne pas imiter, dans ses directives données à Tulichen lors de son ambassade auprès des Turgots (et peut-être du Tsar); on mentionne que « his conduct was perverse and reprehensible (xingzhi beili, 行止悖戾) ». Sir George Thomas Staunton, Narrative of the Chinese Embassy…, London, John Murray, 1821, p. 141 et p. 192, (Ci-après NCEKTT), p. 13; Yiyulu p. 9. Sur les agissements grossiers de la délégation russe de 1676, Staunton ajoute une note à l’effet que « Repeated complaints of the drunkenness and misconduct of the Russians were transmitted to the Emperor of China », ce qui aurait été une raison importante du renvoi de la délégation. 14 Perdue, op.cit., 2005, p. 165. Le Iasak est une forme de taxe en fourrures collectée par le trésor central à Moscou. Alors que certaines cartes étaient organisées en fonction des « districts iasak », les cartes régionales, dans l’ensemble, faisaient une distinction très nette entre les groupes autochtones qu’on « pouvait taxer » (iasashnye), et ceux qu’on ne pouvait pas. Tolmacheva, op.cit., p. 44 et p. 47. Pour sa part, Gantemour était le chef d’une tribu nomade de l’ethnie Daur (Dahuer zu, 达呼爾族), vivant près du Lac Baikal (Beijiaer hu, 貝 加爾湖), dans la région de Nerchinsk. Son histoire commença en 1653, alors que, ne pouvant plus endurer les incursions répétées des Cosaques et refusant de payer un tribut à la Russie, lui et les siens migrèrent vers le Sud, franchissant la rivière Ergun (E’erguna he, 額爾古納河), pour habiter en territoire Solon et se placer ainsi sous la protection des Qing. D’abord organisés en trois « compagnies » et ayant reçu des rangs officiels, ils furent environ 300 à prendre la fuite pour retourner en Russie, incluant femmes et enfants, menés par Gantemour, en 1667. Sun Zhe et Wang Jiang, op.cit., p. 51; Perdue, op.cit., 2005, p. 165.

un marché pour écouler les fourrures (zibelines, martres, hermines, renards noirs et argentés, castors, loutres, visons), pour la dynastie Qing, les préoccupations de sécurité politique dominaient nettement les soucis commerciaux. Dans un contexte de bourgeonnement et de bouillonnement de l’Eurasie centrale, l’émergence de nombreuses tribus vint accroître les tensions géopolitiques, notamment en ce qui a trait aux questions d’allégeance des habitants de la vallée de l’Amour qui occupèrent le devant de la scène; le cas de la fuite de Gantemour est ici exemplaire, en ce qui a trait aux possibilités qui existaient avant la fermeture des frontières de 1689. Cette complexification géopolitique globale, demeure l’une des causes principales d’un rapprochement diplomatique, alors que les nombreux conflits causés par les renversements continuels d’allégeances, firent comprendre à l’Empire Qing et à la Russie, au début des années 1680, leur intérêt commun pour l’établissement d’une frontière rigide bien définie 15. Notons que si les attitudes de la

dynastie Qing à l’égard de la Russie peuvent paraître ambivalentes, ce doit notamment être parce que, dès les premiers contacts, on semblait faire une distinction entre la « Russie » en tant que pays voisin, dont la capitale politique est très éloignée de Pékin, et les « habitants » relevant de ce pays, peuplant les régions limitrophes de l’Empire Qing. Chose certaine, même si les Cosaques étaient responsables de l’invasion du territoire chinois et des crimes commis sur le terrain contre les populations locales des régions frontalières, ils étaient considérés, dans la majorité des cas, comme des sujets relevants du Tsar, et même si on distinguait habituellement ces deux catégories pour désigner les Russes, la responsabilité ultime des incursions et des violences revenait toujours à la Russie 16.

Quoi qu’il en soit, avant d’en venir à une négociation diplomatique, de sérieux affrontements eurent lieu autour de la forteresse d’Albazin, alors qu’une première campagne se mit en branle à partir de février 1685. Un édit impérial nous apprend d’une part que l’envoi d’une expédition punitive était justifié puisque pendant plusieurs années, les nombreux messages envoyés par le Trône n’auraient jamais obtenu de réponse. D’autre part, on y énonce les termes d’une proposition de paix qui ordonnait aux Cosaques de se retirer jusqu’à la forteresse de Yakutsk (Yaku, 雅庫), condition à la poursuite du commerce

15 Idem.

frontalier 17. Alors que les forces Qing s’apprêtaient à lancer un assaut ultime, au début de l’été 1685, les Cosaques, à bout de ressources, envoyèrent un messager afin de négocier leur capitulation ; l’armée mandchoue laissa alors les survivants repartir et ceux-ci abandonnèrent complètement la ville fortifiée. Suite à ce qui semblait une victoire rapide, dès juillet 1685, les récits de la campagne d’Albazin commencèrent à se multiplier. Ces récits évoquaient d’importants détails qui servaient à justifier l’intervention militaire du Trône, particulièrement la prédation des Cosaques, alors que ceux-ci étaient présentés comme de véritables bêtes sauvages, qui empêchaient les Solons (索倫部) de présenter régulièrement leur Tribut à la cour impériale 18. À l’été 1685, alors que tous dans

l’entourage impérial célébraient ce qu’ils croyaient être l’élimination de la menace cosaque, ces derniers revinrent rapidement occuper la ville d’Albazin ; tout était donc à refaire. Ainsi, en février 1686, les discussions reprirent dans l’entourage du Trône à savoir s’il fallait exterminer tout de suite les envahisseurs ou attendre un moment plus propice. Certains, dont le général Sapusuo, suggéraient d’attendre que les glaces fondent avant d’attaquer – les Cosaques ayant, semble-t-il deux années de grain à leur disposition ; ce à quoi l’Empereur répondit qu’il fallait attaquer le plus tôt possible afin qu’ils ne puissent pas consolider leurs effectifs 19. Le récit de cette deuxième campagne militaire, tiré de la Chronique des Bannières (1739), est crucial pour la suite des choses, révélant l’interprétation des historiographes Qing, venant justifier l’ensemble des négociations diplomatiques sino-russes ultérieures. Se retrouvant dans une situation d’épuisement total en raison de l’état de siège avancé, on dit que la Russie aurait alors dépêché un