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Nous avons vu, au cours des deux derniers chapitres, la manière dont la dynamique de l’actualisation frontalière contribue à faire en sorte que le Trône soit dans un état de vigilance continuel. Cette situation est essentiellement liée au fait que les frontières sont versatiles et qu’il faut toujours recommencer à représenter la distance qui sépare l’empereur de l’étranger ; l’actualisation de la frontière entraîne un coût et des manières de faire que le Trône cherche constamment à contrôler par la mise en œuvre d’un effort logistique à toute épreuve. Nous avons aussi souligné que l’une des fonctions principales liées à cette actualisation de la frontière demeure la séparation des populations de l’intérieur et de l’extérieur. En fait, l’expression de la frontière demeure le socle sur lequel repose l’identité politique et sa mise en œuvre témoigne d’un effort de contrôle absolu des interactions possibles entre les diverses populations qui gravitent autour de l’empereur. Ces deux aspects spécifiques de l’actualisation des représentations frontalières touchent à ce que nous avons nommé la manière et la visée.

En n’oubliant jamais que notre objectif principal demeure celui d’illustrer l’évolution des attitudes à l’égard de l’étranger, et pousuivant dans l’évocation des modalités qui rendent possible l’actualisation de la représentation symbolique, nous verrons au cours de ce chapitre l’état paradoxal perpétuel dans lequel les relations de pouvoir qui gravitent autour du Trône sont plongées. Cet état paradoxal est essentiellement lié au fait que, malgré l’ampleur de tous les discours absolutistes imaginables et malgré les dérives rhétoriques les plus incroyables sur la toute puissance du Fils du Ciel, le Trône est incapable, et c’est là une grossière lapalissade, aussi puissant soit-il, d’actualiser par lui-même une vision complète de l’étendue de son pouvoir. L’empereur dépend constamment d’agents périphériques pour exprimer et manifester la réalité du pouvoir à sa place. Ces agents, étant représentés ici par la figure du fonctionnaire, vecteurs essentiels permettant de transposer dans les marges une certaine vision du pouvoir central, demeurent, par définition et par nécessité, toujours moins compétents que l’empereur. Bien que la situation paradoxale dans laquelle prennent corps les relations qui lient l’empereur et les fonctionnaires repose sur

une dépendance mutuelle inévitable, elle est cependant source de nombreux malentendus, caractérisée par une méfiance structurale et même, à l’occasion, d’importantes contradictions dans les directives énoncées. Comme nous le suggérons depuis le début de cette thèse, puisque les relations diplomatiques de la dynastie Qing ne peuvent avoir lieu qu’à travers le filtre de l’actualisation de la frontière, on comprend aussi que les différents mécanismes de cette actualisation, dont cette situation ambiguë des relations de pouvoir autour du Trône, affectent grandement l’évolution des attitudes et des stratégies à l’égard de l’étranger. Les effets, sur le plan symbolique, de la distance entre le centre du pouvoir et les frontières se manifestent alors que le Trône ne cesse de répéter dans ses directives, des lieux communs qui viennent confirmer cette méfiance structurale du pouvoir central à l’égard des agents périphériques, desquels dépendent pourtant la stabilité des représentations politiques et la pérennité des frontières de l’Empire 1.

Agir comme il convient : Rivalité, docilité et zèle des fonctionnaires

« Les provinces ont pour habitude de pêcher par excès quand elles ne pèchent pas par défaut », voilà en quelques sortes le leitmotiv qui revient sans cesse dans les directives impériales que nous avons consultées portant sur l’ambassade de 1793 2. Au-delà de la

1 Une importante précision conceptuelle est essentielle à faire ici avant d’aller plus loin. Le titre que nous avons choisi pour ce chapitre (entre l’empereur et les fonctionnaires) doit être considéré dans une large acception, impliquant les diverses facettes de la définition de la frontière que nous avons identifiées. D’abord, cela implique évidemment la relation entre le pouvoir central et les fonctionnaires chargés de le représenter et d’administrer l’Empire dans les provinces éloignées du centre. Voir à ce sujet : Li Zhi’an, Tang Song Yuan Ming Qing zhongyang yu difang guanxi yanjiu, Tianjin, Nankai Daxue Chubanshe, 1996. Ensuite, parce que la frontière est d’abord une idée, et que cette idée d’une démarcation nette entre l’intérieur et l’extérieur est présente partout autour de la délégation anglaise, nous devons aussi prendre en considération tous les fonctionnaires qui sont associés à la gestion de l’ambassade (donc à la gestion et au maintien de la limite avec l’étranger). Cette nécessité s’applique même pour ceux qui se trouvent dans les provinces centrales, à la capitale, ou encore aux abords du palais impérial. Chaque fonctionnaire, par sa charge, est en soi porteur de la vision des frontières, symbolisée par le pouvoir impérial, et ainsi, chaque fonctionnaire, où qu’il soit sur le territoire, doit aussi, dans une certaine mesure, être considéré comme un agent qui contribue à la dynamique de l’actualisation frontalière. Selon une certaine métaphysique du pouvoir, la périphérie existe, à différentes échelles, partout autour de l’empereur.

2 « Waisheng xiqi fei shizhi bu ji ji shizhi tai guo (外省習氣非失之不及即失之太過) ». Tiré d’une lettre de cour, 24 avril 1793. VDC, p. 26-28; YMFDSH, p. 93. L’expression revient ailleurs (9 juillet), au cœur d’une controverse qui oppose le général Ma Yu à Changlin, dont le dénouement est exprimé à partir de ce lieu commun de la représentation du travail des fonctionnaires. On y reproche notamment l’excessivité de la réaction de Changlin, en rappelant qu’il s’agit là du propre des gouverneurs régionaux d’agir toujours de la

question d’un simple jeu d’attitude, cette formulation se rapproche de la recherche d’une politique du juste milieu qui semble une véritable constante de l’affirmation politique des Mandchous. Nul ne saurait se contenter d’y voir là un simple effort de gestion raisonnable, surtout quand on note la ressemblance, sur le plan de la structure argumentative, avec cet extrait du Zhongyong (中庸) :

La voie de la vertu n’est pas suivie ; je le sais. Les hommes intelligents et éclairés vont au-delà, et les ignorants restent en-deçà (zhizhe guozhi,

yuzhe bu ji ye, 知者過之;愚者不及也). La voie de la vertu n’est pas

bien connue ; je le sais. Les sages veulent trop faire, et les hommes vicieux, pas assez (xianzhe guo zhi, bu xiaozhe bu ji ye, 賢者過之;不肖 者不及也) 3.

La recherche d’une politique du juste milieu est une préoccupation pour le gouvernement mandchou, et il serait aisé de croire que l’inspiration (sur cette question particulière) vienne tout droit de la tradition politique issue du néo-confucianisme et des commentaires sur le Zhongyong. Ce qui pourrait n’être qu’une simple inspiration politique que l’on tente d’inculquer a pourtant pour effet de plonger les fonctionnaires dans un état ambigu perpétuel en ce qui a trait à leur relation avec l’empereur. On pourrait résumer cet état paradoxal à la recherche continuelle de l’agir convenable. On le voit, par exemple, dans les nombreuses directives qui s’apparentent à celles qu’on veut faire parvenir à Changlin « pour qu’il agisse comme il convient suivant notre volonté », sans qu’il n’y ait la moindre précision sur ce que cette « volonté » signifie concrètement 4.

On pourrait presque aller jusqu’à parler de léthargie créatrice pour décrire cette forme d’engourdissement et de docilité dans laquelle sont plongés les fonctionnaires de l’État chinois au XVIIIe siècle. Cela n’a rien de nouveau, pour le moment, à vouloir le rappeler ici, de manière générale. Cependant, alors que cette situation devrait s’harmoniser avec les représentations d’un empereur qu’on dépeint comme étant tout-puissant, paradoxalement, sorte : « Les gouverneurs généraux et gouverneurs des provinces pèchent par excès quand ils ne pèchent pas par défaut. Changlin, qui d’habitude s’entend aux affaires, n’aurait pas dû agir aussi grossièrement ». VDC, p. 59 ; YMFDSH, p. 518 / p. 107.

3 « L’invariable milieu », traduction de S. Couvreur, LCSS, 4, p. 6 ; voir ZWC pour le texte original. 4 VDC, p. 152; YMFDSH, p. 522 / p. 126.

cette docilité des fonctionnaires semble au contraire irriter Qianlong au plus haut point lorsque vient le temps de gérer les relations avec l’étranger. Pour cette raison, les communications entre l’empereur et ses représentants contiennent de nombreuses critiques sévères, évoquant régulièrement le manque d’esprit d’initiative de ceux-ci. Par exemple, une simple apostille vermillon vient orner un mémoire du gouverneur des deux Jiang, Shulin : « As-tu jamais veillé à tout ? » 5. Le même type de reproche, exprimant presque une forme de dégoût contre la trop grande docilité des fonctionnaires se retrouve dans une autre apostille, faisant suite à un mémoire de Liang Kentang : « En chaque affaire, vous attendez nos instructions. Pourquoi n’arrivez-vous pas, toi et les autres, à penser par vous- mêmes ? » 6 Poser la question, n’est-ce pas un peu y répondre ? L’impatience de l’empereur

à l’égard de ses représentants, jugés parfois trop dociles, est amplement justifiée par une quantité importante de documents qui reproduisent cette logique de la soumission du fonctionnaire dévoué, comme ce mémoire de Zhengrui qui débute par un interminable mea culpa, dans lequel il reconnaît ses nombreuses erreurs personnelles et surtout, la sagesse, la compassion et le jugement éclairé de l’empereur 7.

Comment les fonctionnaires parviennent-ils à manœuvrer au cœur d’une rhétorique discursive devenue mécanique, mais qui révèle tout de même, entre les lignes, un climat excessivement tendu ? On voit, par exemple, qu’ils peuvent rivaliser de zèle en certaines occasions, les uns contre les autres, pour s’assurer d’être dans les bonnes grâces du souverain. Un bref épisode le montre bien, suite à l’arrivée de Proctor à la tête de l’Endeavour, montrant précisément cette manière qu’ont les fonctionnaires de se juger, les uns contre les autres, afin de s’arroger une part de l’estime impériale. Dans un mémoire au Trône (30 juin), Changlin dénonce directement les agissements du général Ma Yu, l’accusant d’avoir pris la décision de laisser partir Proctor vers Tianjin. Puisqu’il n’est pas considéré l’envoyé principal, on juge que cette autorisation ne pouvait s’offrir à la légère et

5 VDC, p. 21; YMFDSH, p. 291. Document daté du 26 mars 1793. 6 VDC, p. 29; YMFDSH, p. 295. Document daté du 4 avril 1793.

7 VDC, p. 43; YMFDSH, p. 305. Dans ce document daté du 17 juin 1793, Zhengrui exprime l’image par excellence du valet servile, revenant constamment à une alternance entre l’expression de la culpabilité personnelle et la gratitude à l’égard de la compassion impériale. Ailleurs, le 3 août, il envoie un exposé de remerciement pour toutes les faveurs rendues (plume de paon, bouton de bonnet,…), constituant un autre magnifique exemple de cette rhétorique de la soumission des fonctionnaires.

qu’il fallait plutôt attendre « avec respect Votre Édit pour agir en conformité » 8. Ainsi, Changlin croit qu’il faut punir sévèrement le général qui s’est arrogé le droit de laisser le barbare agir à sa guise. Pourtant, même si Changlin semblait s’exprimer en accord avec les règles concernant l’accueil des représentants étrangers, à l’inverse de la réaction attendue, l’empereur commente le mémoire d’une brève apostille qui critique le zèle de Changlin : « inutile d’être excessif » 9.

À la lecture de plusieurs des documents qui témoignent des premiers contacts avec la délégation anglaise, on a parfois l’impression que cette rivalité des fonctionnaires entre eux les pousse à faire davantage preuve de ce qu’on pourrait appeler un zèle bureaucratique, et qu’à l’inverse, l’empereur Qianlong se montre très flexible sur de nombreux aspects de la rencontre avec l’étranger. Si on avait à formuler ce constat de manière très schématique, on pourrait dire que la rigidité est d’abord structurale (ou procédurale) et que l’empereur (ainsi que la gestion) est synonyme de flexibilité. On voit, par exemple, dans un mémoire (3 août) où Zhengrui mentionnait l’orgueil des barbares pour l’importance démesurée qu’ils accordaient à leur statut et leur position, ajoutant qu’il envoya quelqu’un « d’un rang comparable » à leur rencontre, Qianlong qui le critique très fortement pour son excessivité répétée et son zèle à vouloir défendre une étiquette imaginaire 10. En fait, cette propension qu’ont les fonctionnaires chinois à se montrer les ardents défenseurs d’un formalisme

8 VDC, p. 55; YMFDSH, p. 312. Croyant que Macartney ne s’arrête pas dans la région de Canton avant de se rendre auprès de l’empereur, les agents de la East India Company en poste en Chine avaient dépêché l’Endeavour, mené par le capitaine Proctor, afin de transmettre à l’ambassadeur les dernières nouvelles venues de Pékin. VDC, p. 52.

9 Un Édit datant du 9 juillet vient par contre confirmer la culpabilité relative du général Ma Yu. On le juge « assurément coupable de ne pas avoir adressé au dit gouverneur un autre rapport sur le bien fondé de leur décision ». VDC, p. 58; YMFDSH, p. 547 / p. 108. Preuve du poids de certaines institutions qui, de toute évidence, ralentissent l’inspiration et l’intuition décisionnelles, un Édit datant du 16 juillet, cherche encore à faire stopper les procédures d’enquête qui ont été déclenchées contre le général Ma Yu, à la fin du mois de juin, pour son initiative dans l’affaire Proctor; on juge que ce dernier aurait, en fin de compte, bien agi. VDC, p. 73; YMFDSH, p. 547 / p. 109.

10 VDC, p. 120. Notons ce commentaire de Peyrefitte: « Une fois de plus, l’Empereur se montre plus souple que ses fonctionnaires-lettrés ». Plutôt que d’y voir le poids d’une tradition bureaucratique qui s’imposerait aux acteurs, il faudrait peut-être y voir une spécificité ontologique de la relation de pouvoir en Chine. On retrouve ailleurs un exemple qui montre cette tension entre la bureaucratie rigide, axée sur le maintien de principes en apparence immuable, et un empereur plus flexible dans le cadre de l’ambassade Ismaïlov. Alors que l’ambassadeur russe devait remettre la lettre en suivant un protocole rigoureux, l’empereur Kangxi brisa la convention et la prit directement des mains de l’envoyé (Bell, op.cit., p. 132-134). Ailleurs, un témoignage du jésuite Ripa revient sur cette notion de « choix impérial » (p. 215-216), et surtout, sur la manière dont le « rituel » est une forme d’habit cérémoniel indispensable à la mise en forme de la cour (p. 220).

bureaucratique immuable s’explique fort bien dès que l’on considère la situation paradoxale évoquée plus tôt. Pour chaque décision qu’ils prennent et chaque initiative défendue, les fonctionnaires de l’Empire Qing se mettent potentiellement la tête sur l’échafaud, à la merci des bonnes grâces du Fils du Ciel ; l’empereur est le seul qui peut faire montre de souplesse face aux précédents, sans craindre d’être repris, puisque sa parole, dès lors qu’elle s’énonce, peut faire elle-même office de précédent.

La portée de ces quelques figures de style échapperait à une lecture trop furtive qui n’y verrait que des jeux rhétoriques d’attitudes sans grande importance. Pourtant, ces figures nous montrent l’une des contradictions essentielles révélant la fragilité de toutes les représentations du pouvoir impérial sous la dynastie Qing, et donc, de toutes les attitudes à l’égard de l’étranger. Il existe un écart considérable, parfois inconciliable, entre la réalité de la pratique du pouvoir, le langage qui en témoigne et les croyances qui le supportent 11. Alors que d’une part, l’idéologie de légitimation impériale tend à montrer le Fils du Ciel comme étant tout puissant, veillant à toute situation et prenant chaque décision de manière éclairée, dans les faits, l’empereur requiert des fonctionnaires pour exprimer son pouvoir, non seulement en termes de distance, de temps et de lieux, mais aussi en termes de quantité de travail à accomplir 12. Il s’agit là d’une évidence notoire, mais c’est pourtant à partir d’ici qu’on peut constater que l’écart entre l’idéologie et la pratique n’est pas à comprendre comme deux attitudes distinctes entre lesquelles on pourrait choisir pour gérer les relations avec l’étranger. Il s’agit plutôt de la nature fondamentale du pouvoir en soi, qui contient cette contradiction insoluble, entre un pouvoir qui se veut absolu dans ses prétentions symboliques, et la dépendance qu’il entretient dans ses gestes et ses actions, à l’égard des agents périphériques qui le maintiennent en place.

11 Ce point a d’ailleurs été analysé par nombre de chercheurs, dont P.-H. Durand (op.cit., p.52) qui soulignait la manière dont les Chinois « se mentaient à eux-mêmes » en dissimulant la véritable nature du pouvoir impérial derrière la multiplication d’hyperboles flatteuses. À notre connaissance, on a trop peu souligné l’importance de ce paradoxe dans l’histoire des relations internationales de la Chine, préférant plutôt parler des institutions et des pratiques culturelles, comme si elles étaient cohérentes. À titre d’exemple, dans le volume de Li Zhi’an cité plus tôt, on ne retrouve nulle trace de la relation entre l’empereur et le fonctionnaire face à l’étranger.

12 Règle générale, les empereurs s’en remettaient à leurs proches conseillers pour l’essentiel du travail à accomplir, mais il y eut des cas d’exception où les empereurs voulaient effectivement veiller à tout. Selon certaines estimations, on avance que l’empereur Yongzheng, « one of the most conscientious in all of Chinese history », pouvait lire et commenter en moyenne, deux cents mémoires différents par jour et ce, tout au long des treize années de son règne. CHNM, p. 808.

Mise en valeur et suppression de l’autonomie

Cette dialectique paradoxale, montrant un empereur omnipotent devant constamment se fier à de simples agents périphériques pour actualiser l’étendue de son pouvoir, ressort de manière particulièrement frappante le long de la frontière continentale, puisqu’elle constitue en quelque sorte le principe même de l’intégration des populations frontalières, mais surtout des chefs tribaux qui les représentent, à l’intérieur du giron de l’Empire Qing. Cette intégration pourrait se résumer à la recherche d’un point d’équilibre entre la mise en valeur et la suppression de l’autonomie des populations frontalières. On retrouve de nombreuses situations où la relation entre le Trône et l’administration frontalière apparaît comme une recherche constante d’équilibre dans la redistribution du pouvoir selon une perspective diffusioniste, se reflétant notamment dans des expressions comme yinsu shizheng (因俗施政) ou encore yindi zhiyi (因地制宜) 13. Le parallèle que nous faisons ici entre les fonctionnaires de manière générale et les populations qui habitent en périphérie, le long de la frontière continentale, c’est-à-dire les vassaux, n’est pas dénué de sens, loin de là, puisqu’ils expriment tous les deux le même rapport de soumission à l’égard du pouvoir central. D’ailleurs, quand on observe la langue chinoise moderne, on voit qu’elle porte encore très nettement des traces de ce rapport de redistribution des pouvoirs entre le souverain, ses ministres, ses sujets et ses vassaux, s’exprimant de la même manière, à partir d’un terme unique. Dans la langue moderne, cette relation de pouvoir fortement hiérarchisée, s’énonce essentiellement à partir du concept chen (臣) et de ses multiples dérivés : chenfu (臣服), « prêter allégeance, se soumettre à la domination d’un souverain »; chenmin (臣民), « sujets d’un souverain »; chenzi (臣子), « grand dignitaire, officier, fonctionnaire » 14.

13 Les expressions signifient respectivement « administrer en suivant les coutumes locales » et « gouverner les territoires en fonction des circonstances locales ». Voir : Li Zhi’an, op.cit., pp. 418-428; Frédéric Constant, « Questions autour du pluralisme juridique sous la dynastie des Qing à travers l’exemple Mongol », dans : Études Chinoises, vol. XXVI, 2007, Journées de l’AFEC, 21 juin 2007, pp. 245-255.

14 Selon HFCD. Par ailleurs, la performance rituelle du koutou est un des éléments qui contribuent à niveler tous les acteurs, intérieurs ou extérieurs, à la même position en face de l’empereur. En acceptant d’accomplir le rituel de soumission, « the ambassador, or even the very occasional foreign monarch, was assimilated to the status of a minister of the Son of Heaven ». Wills Jr, op.cit.,1984, p. 3.

On retrouve un nombre considérable de tribus, disséminées le long de la frontière chinoise de l’Asie intérieure. Bien qu’il puisse parfois s’avérer fort complexe de chercher à