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Nous avons mentionné en levée de rideau que parmi les raisons principales qui nous ont lancé dans cette recherche sur l’histoire des relations diplomatiques de la dynastie Qing avec l’Angleterre et la Russie, il y avait cette propension qu’on retrouve dans le discours des historiens à vouloir expliquer, voire justifier trop rapidement certaines politiques impériales à partir de l’argument de la tradition chinoise. À cet égard par contre, il faut se garder de lancer la pierre aux historiens puisque, en de très nombreuses occasions, c’est exactement de cette manière que les souverains mandchous tentent de justifier la mise en application de leurs politiques, en s’inscrivant dans la continuité de certaines pratiques diplomatiques qui correspondent justement, dans l’imaginaire des fonctionnaires chinois de l’époque, à ce qu’ils perçoivent comme étant la tradition. Avant de pouvoir analyser les relations avec l’Angleterre et la Russie et de mesurer adéquatement l’évolution des attitudes diplomatiques qui y prirent corps, nous devons donc, dans un premier temps, effectuer un bref détour au cœur de cette tradition que l’on associe à l’histoire de la Chine. Ce passage obligé se fera essentiellement à partir des principaux axes liés à notre modèle théorique de l’actualisation frontalière, ce qui nous permettra ensuite de mieux situer la dynastie Qing dans la dynamique des transitions dynastiques.

L’histoire de la dynastie Qing (1644-1911) est bien connue ; celle-ci a été fondée par une ethnie semi-nomade du Nord-est de la Chine, les Mandchous. Leur position stratégique, en bordure de l’État chinois, leur a permis de s’initier graduellement aux institutions politiques de la dynastie Ming (1368-1644), tout en développant des relations privilégiées avec les populations nomades de l’Asie intérieure. Ainsi, ils mirent sur pied des institutions et des pratiques d’intégration qui reflètent cette origine particulière, tout en s’appropriant l’héritage politique du Fils du Ciel, lorsqu’ils revendiquèrent le Trône de Pékin en 1644. Fruit de cet héritage politique et surtout, situé au cœur des relations entre le pouvoir central, les contrées périphériques ainsi que la plupart des pratiques diplomatiques, le Système du Tribut demeure à ce jour, malgré les nombreuses réévaluations portant sur l’œuvre pionnière de Fairbank, une manifestation exemplaire de notre modèle de

l’actualisation frontalière. Comme nous le verrons, les représentations de l’altérité interagissent continuellement avec certaines dynamiques de légitimation politique, prenant la forme ritualisée d’un outil de pacification à l’égard de l’étranger. Au cours de ce chapitre, nous procéderons à une mise en contexte générale de la dynastie Qing, servant à inscrire dans l’espace et dans le temps les fondements sur lesquels s’édifiera notre propos. Nous y verrons certaines mécaniques identitaires territoriales, mais aussi la manière dont les Mandchous s’intégrèrent à l’héritage dynastique de la tradition politique chinoise. Nous évoquerons d’abord brièvement l’origine des Mandchous, en tant que coalition conquérante, ainsi que certains éléments essentiels qui caractérisent la période de transition Ming-Qing. Ensuite, nous glisserons quelques mots sur des éléments qui caractérisent la diversité de la tradition politique chinoise, notamment le lien entre les représentations de l’altérité, les frontières et les processus de légitimation politique. Finalement, nous terminerons avec la crise identitaire qui frappa les Mandchous au XVIIIe siècle, ayant un impact considérable sur les relations avec l’étranger, en durcissant de manière importante les représentations produites dans les cercles du pouvoir.

L’origine des Mandchous et la dynamique de la conquête

Pour être en mesure d’apprécier l’histoire des relations internationales de la dynastie Qing, il nous incombe, dans un premier temps, de situer notre lecture au cœur d’une histoire politique mouvementée, celle d’un régime de conquête, ayant des besoins spécifiques 1. Ainsi, avant d’être en mesure d’évaluer les différentes réactions à l’égard de

l’Angleterre et de la Russie, nous devons reconnaître que ces besoins, liés à la conquête de la Chine, entraînent de nombreuses tensions, voire des contradictions importantes, notamment parce que le pouvoir qui se met en place doit établir clairement une ligne de

1 Cette lecture devrait se faire en laissant de côté partiellement l’origine ethnique de la maison impériale. Crossley, op.cit., 1999, p. 30. Cette perspective nous invite à nous distancer du concept de Conquest dynasties (zhengfu wangchao, 征服王朝), forgé par des historiens japonais au début du XXe siècle et grandement utilisé dans l’historiographie occidentale. Ce concept est principalement axé sur une dimension ethnique, servant à désigner les dynasties d’origine non-han, comme s’il s’agissait d’un tout cohérent – soit les dynasties Jin, Wei, Yuan et Qing – en les distinguant des dynasties « chinoises », comme les Song et les Ming. Sun Weiguo, Ming Qing shiqi Zhongguo shixue dui Chaoxian de yingxiang : Jianlun liang guo xueshu jiaoliu yu haiwai hanxue, Shanghai, Shanghai cishu chubanshe, 2009, p. 267.

partage entre les différentes identités des conquérants et des conquis. Par ailleurs, bien que cette séparation soit sujette à des altérations arbitraires alors que les besoins stratégiques militent parfois en faveur de l’unité et de l’effacement de tous les clivages sociopolitiques, la distinction identitaire primordiale (conquérant/conquis) demeure cependant la source de légitimité par excellence. On retrouve une tension constante, à l’œuvre dans l’établissement, la consolidation et le maintien du régime de conquête des Qing, alors que des besoins stratégiques, disons pragmatiques et contingents, entrent parfois en contradiction avec des besoins idéologiques de démarcation et de définition identitaires 2.

En observant cette dynamique de la conquête dans la longue durée, on peut remarquer trois phases, correspondant aussi à d’importantes phases de transition au niveau de l’idéologie impériale des Qing. On retrouve d’abord (1), débutant avec le règne de Nurhaci à la fin du XVIe siècle et allant jusqu’au début de celui d’Hong Taiji au millieu du XVIIe siècle, une phase préliminaire de mise en place des fondations étatiques jointe à un processus de prise de conscience identitaire. Vient ensuite une deuxième phase (2), dominée par la conquête et l’occupation du territoire, allant de la fin du règne d’Hong Taiji jusqu’aux environs de 1760. Finalement, lors de la troisième phase (3), l’avancée des conquêtes et les acquis politiques se modifient, voire s’effritent pour de multiples raisons, tant internes et qu’externes 3. Au total donc, le processus actif de la conquête du territoire chinois dura environ deux cents ans, soit de l’ascension de Nurhaci, vers 1580, jusqu’à la fin de la pacification du Nord-ouest vers 1760. En observant de manière très schématique les trois principales phases de cette dynamique de conquête, en lien avec les relations internationales qui nous préoccupent ici, on voit tout de suite poindre un élément comparatif essentiel. Les Russes et les Anglais prirent contact et entretinrent des relations avec la dynastie Qing à des moments différents de sa conquête de la Chine, c’est là une distinction majeure qu’il ne faut jamais négliger dans nos analyses. Puisque, selon toute vraissemblance, les divers besoins et les représentations de l’État évoluent selon ces

2 « …conflict between the ideology of identity in a conquest regime and the facts of conquest dynamics ». Crossley, op.cit., 1999, p. 31.

3 Pour les années de règne des souverains, voir l’annexe 1. À ces trois phases principales, Crossley ajoute deux phases intermédiaires, lieux d’une rapide concentration et de centralisation des pouvoirs, sous Hong Taiji, entre 1630-1643, et sous Yongzheng, entre 1725-1730. Crossley, op.cit., 1999, p. 157.

différentes phases de conquête, on est en droit de croire qu’il en va aussi de même pour certaines attitudes diplomatiques.

Dynamiques de la conquête mandchoue

Relations avec la Russie

(événements majeurs)

Relations avec l’Angleterre

(événements majeurs)

1- Mise en place des fondations étatiques, prise de conscience identitaire. (1580-1635) 2- Conquête et occupation du territoire. (1636-1760) * Fondation d’Albazin (1660) * Traité de Nerchinsk (1689) * Traité de Kiaktha (1727) 3- Effritement des acquis,

effort de stabilisation. (1760-…)

*Affaire James Flint (1759) *Ambassade Macartney (1793) *Ambassade Amherst (1816)

Rappelons que les « Mandchous » n’existaient pas avant le XVIIe siècle et que l’appellation qui les désigne a été inventée simultanément à cette dynamique de conquête. En fait, la dénomination aurait été utilisée pour la première fois en 1635 par Hong Taiji, afin de désigner un regroupement, une confédération de tribus Jürchen 4. À la tête de cette

confédération de Mandchous, on retrouve une peuplade Jürchen originaire de la région montagneuse de Changbai shan (長白山), les Jianzhou nüzhen (建洲女真). Leur mode de vie se trouvait à la jonction de traditions nomades et sédentaires, combinant des pratiques de chasse, de pêche, du nomadisme et des pratiques agricoles, ce à quoi s’ajoutaient les fruits d’un commerce tributaire, en tant que vassal de la dynastie Ming. En ce sens, les ancêtres des Mandchous sont l’exemple parfait d’un phénomène d’hybridité culturelle que les archéologues ont nommé le « complexe de la zone nordique » 5.

4 Robert H.G. Lee, The Manchurian Frontier in Ch’ing History, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970, p. 7; Crossley, op.cit., 1999, p. 193; Mark C. Elliott, « La Chine moderne : Les Mandchous et la définition de la nation », dans : Annales HSS, novembre-décembre 2006, no 6, p. 145. Voir l’annexe 2. 5 Li Feng, op.cit., p. 144 et p. 175.

Nurhaci étant d’abord un suzerain féodal, à la tête d’une tribu enrégimentée à l’intérieur du système chinois, ceci lui permit de se familiariser avec les conceptions politiques et les méthodes de gouvernance chinoises. Vers 1600, la rivalité entre les différentes tribus Jürchen atteignit son paroxysme, coïncidant avec un déclin marqué de l’autorité centrale des Ming. Nurhaci profita alors de cet affaiblissement et choisit de poursuivre la voie de l’expansion militaire, en unifiant d’abord toutes les tribus Jürchen et en mettant sur pied un projet impérial rival de celui de la dynastie chinoise. Se proclamant dès 1616 Khan du royaume des Jin postérieurs (Hou Jinguo, 后金國), Nurhaci contracte ses premières alliances avec les populations mongoles voisines, prépare la subjugation de la Corée et lance ses premières attaques contre les provinces du Nord de la Chine, qui conduisirent à la prise de Shenyang (Mukden) en 16216. Après quelques défaites aux mains

6 Franz Michael, The Origin of Manchu Rule in China : Frontier and Bureaucracy as Interacting in the Chinese Empire, Baltimore, The John Hopkins Press, 1942, p. 101; Crossley, op.cit., 1999, p. 135-136; Elliott, op.cit., 2001, p. 54-56. L’appellation choisie fait référence à la dynastie Jin (金), qui régna entre 1115- 1234. Les sources analysées par Guo Chengkang révèlent qu’entre 1583 et 1644, les Jürchen ont utilisé cinq

des troupes Ming, notamment pour le contrôle de la péninsule du Liaodong en 1627, les troupes mandchoues entrèrent à Pékin en 1644. Cette prise de la capitale chinoise marqua le début de la fin pour la dynastie Ming, dont les loyalistes se réfugièrent dans le sud du pays, tentant de résister tant bien que mal, jusqu’à l’extinction des derniers rebelles sur l’île de Taïwan en 1683.

La clé du succès de la conquête mandchoue ne réside pas dans des succès militaires brefs, mais plutôt dans une capacité d’adaptation remarquable et soutenue. Pour certains, l’adaptation était d’abord liée aux impératifs bureaucratiques de la gouvernance chinoise, résultant dans la transformation initiale de leur organisation politique, grâce à leur capacité de « fondre » (to blend) leur propre mode de vie « avec le système chinois des régions frontalières » 7. Pour d’autres, leur grande capacité d’adaptation se refléta dans leur manière de tirer profit des innovations technologiques, comme les armes à feu, leur habileté à modifier rapidement des stratégies militaires, et leur modèle d’encadrement sociopolitique original 8. Véritables caméléons culturels, les Mandchous parvinrent à établir en Chine un État composite constitué d’éléments hétéroclites, tantôt empruntés à la tradition chinoise, tantôt inspirés de la steppe, dont l’équilibre fut assuré par la mise en œuvre d’institutions spécifiques et de frontières nettement tracées entre les populations, qui leur permirent d’assurer et de consolider leur domination. Avant d’aborder la question spécifique des relations internationales et de s’interroger sur la manière dont cette hybridité affecte les attitudes diplomatiques, rappelons qu’il ne faut jamais perdre de vue le fait que le pouvoir des Qing repose sur deux prémisses complémentaires qui sont aussi, à l’occasion, contradictoires : l’acceptation des normes politiques chinoises et le maintien d’une distinction nette entre la population conquise et le groupe conquérant 9. Cette dualité des

représentations de la conquête se retrouve au cœur d’une question plus vaste, portant sur les appellations différentes pour nommer leur pays : Nüzhi guo (女直國), Jianzhou guo (建洲國), Hou Jinguo ( 后金國), Da Jinguo (大金國), et finalement, Da Qingguo (大清國). À l’époque de Nurhaci, les dirigeants se considéraient d’ailleurs les « héritiers et successeurs des dynasties Liao, Jin et Yuan ». Guo Chengkang, « Qingchao huangdi de Zhongguo guan », dans : Ming Qing shi, 2006. 3, p. 39-40.

7 Michael, op.cit., p. 47. Traduction libre. C’est ce qui lui faire dire que « it was the Chinese system, Chinese officials and Chinese ideas that enabled the Manchus to conquer China » (p. 79).

8 Nicola Di Cosmo, « Did Guns Matter ? Firearms and the Qing Formation », dans : Struve (ed.), op.cit., 2004, pp. 121-166.

9 « Processes both of acculturation and of differentiation mattered in sustaining Manchu minority rule ». Elliott, op.cit., 2001, préface, p. xiv.

modalités de la transition dynastique dans l’histoire de la Chine impériale, touchant spécifiquement à la question du degré de sinisation de la dynastie Qing 10.

En fait, dès l’origine, cette question s’inscrit en toutes lettres dans la dynamique de la conquête et elle influença les décisions des souverains, afin de consolider leur autorité et intégrer de manière harmonieuse la dynastie Qing à l’intérieur du cycle des dynasties chinoises. C’est d’ailleurs au cours de la période de transition Ming-Qing que l’idée de la sinisation se manifesta pour la première fois, comme une menace identitaire, dans les discours officiels. Au cours de la transition, le principal défi reposait sur un dilemme colossal, soit celui de se maintenir au pouvoir et de gouverner judicieusement la Chine, tout en préservant des traditions intactes. Au-delà de la question du transfert des institutions bureaucratiques chinoises, les premiers souverains mandchous craignaient par-dessus tout la perte éventuelle de ce qu’ils appelaient alors les « valeurs mandchoues », au contact des mœurs chinoises. Dans cette veine, le 29 novembre 1636, alors qu’il commentait l’histoire des souverains de la dynastie Jin devant les princes mandchous et les grands fonctionnaires, Hong Taiji leur fit part de ses inquiétudes. Selon sa lecture de l’histoire des Jin, les lois, principes et règles qui furent instaurés par les premiers empereurs étaient justes et raisonnables, mais les générations suivantes s’étaient détournées des « pratiques ancestrales » (habillement, langue, frugalité, équitation, tir à l’arc) en adoptant ce qu’il appelait les « mauvaises habitudes des Chinois ». Dans son ensemble, le commentaire se voulait un appel à la vigilance pour les générations futures, au moment où les Bannières se préparaient à prendre les armes et à conquérir la Chine 11.

10 Le débat sur la sinisation des Mandchous atteint dans l’historiographie contemporaine une proportion considérable. On retrouve les positions les plus tranchées, entre ceux qui soutiennent que le succès des Mandchous résulte de la mise en œuvre d’une politique de « sinisation systématique » (Ho Ping-ti), et ceux qui soulignent, à l’inverse, leur capacité pour mettre en place des « politiques culturelles flexibles », favorisant l’intégration des populations de l’Asie intérieure (Rawski). Ho Ping-ti. « The Significance of the Ch’ing Period in Chinese History », dans: The Journal of Asian Studies. Vol. 26, no 2, Feb. 1967, pp. 189- 195; E. S. Rawski, « Presidential Address: Reenvisioning the Qing: The Significance of the Qing Period in Chinese History », dans: The Journal of Asian Studies, 55 no.4, nov. 1996, pp. 829-850.

11 Le texte se terminait ainsi : « I fear the future generation will forget the old system, will dispense with archery and horsemanship, and come to practice the customs of the Chinese. So I often feel a sense of anxiety. We had few troops at the beginning, but they were experts at horsemanship and archery; when they entered a savage battle they won, and when they attacked a city they took it. The people of the world say of our soldiers : when they stand they do not waver, and when they advance they do not look back. Their awesome reputation brings fear and trembling, there are none who dare raise spears to fight with us. Now we are going to break through the Wall and attack Peking ». Le texte complet de ce commentaire est cité et

La représentation de l’altérité dans les traditions politiques de la Chine impériale

La matrice à partir de laquelle les stratégies et les attitudes diplomatiques des Mandchous prirent forme demeure complexe, puisque les empereurs de la dynastie Qing furent constamment tiraillés entre deux pôles majeurs de légitimation. On sait, notamment grâce aux avancées récentes liées à la Nouvelle histoire des Qing, que l’intensité de la polarité initiale, entre les identités culturelles et politiques mandchoues et chinoises, se fit particulièrement sentir dans les époques charnières et dans les périodes de transition et d’incertitude, comme ce fut le cas pour les débuts de la dynastie et pour la phase de déclin qui s’amorça à la fin du XVIIIe siècle. Les Mandchous étant à la tête d’un pouvoir minoritaire, l’incertitude eut pour effet d’accentuer les tensions identitaires, menant à l’établissement de politiques défensives. Par ailleurs, bien que les Mandchous s’efforcèrent par moment d’intégrer fidèlement les héritages chinois, les différentes pratiques liées à cet héritage ne sauraient se limiter au strict langage des institutions et des rituels codifiés. Conformément aux modalités de notre filtre de l’actualisation des frontières, on retrouve dans l’histoire de la Chine une tradition d’intégration des populations périphériques, des représentations de l’altérité et des processus de légitimation politique, qui permettent de signifier l’évolution de certaines attitudes diplomatiques.

En fait, et c’est là une donnée paradoxale, la Chine, China, Zhongguo (中國) est une invention relativement récente en tant que pays. Zhongguo est certes un concept qui fut largement utilisé dans les Classiques et dans les annales dynastiques, mais cette dénomination n’a jamais atteint une signification définitive dans les représentations qui en faisaient mention et surtout, le concept ne faisait pas référence à un pays ou une nation au sens moderne du terme, évoquant plutôt une appartenance géographique et culturelle 12. Il s’agit là d’un fait non négligeable pour notre propos, à savoir que la Chine, en tant que représentation politique, n’existe pas avant son invention au contact de l’Occident ; c’est la traduit par Robert B. Oxnam, Ruling from Horseback : Manchu Politics in the Oboi Regency, 1661-1669, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1975, p. 36-37.

12 On utilisait alors plutôt les noms des dynasties pour désigner le pays : Da Tang (大唐), Da Ming (大明), Da Qing (大清), etc. Pour une analyse de l’évolution du concept Zhongguo, voir CHNM, pp. 191-193.

signature du traité de Nerchinsk qui en a posé les fondations, menant depuis à un processus graduel de cristallisation politique. C’est au contact de l’Occident et au cœur de relations de plus en plus tendues que la métamorphose politique se produisit de manière irréversible : « China was traditionally a culture; now it is being transformed into a nation » 13.

Le concept Zhongguo, « l’Empire du Milieu » est souvent associé à celui de « Fleur centrale », référant au concept huaxia (華夏), une notion concentrique de royaumes et de domaines, issue de l’époque des Printemps et Automnes, alors que la Chine se présentait « comme une aire culturelle relativement homogène […] politiquement placée sous le signe du multiple, […] morcelée en un très grand nombre de principautés féodales » 14. Malgré la

présence d’une multitude d’entités politiques distinctes et antagonistes, les groupes dirigeants de chacune des principautés semblent avoir partagé très tôt dans l’histoire, la conscience nette d’appartenir à une aire culturelle commune, transcendant les rivalités régionales. Les dirigeants se représentaient à deux degrés différents de l’échelle spatiale,