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Notre thèse soutient que les stratégies diplomatiques doivent d’abord être vue comme le prolongement d’une mécanique identitaire fondamentale, celle de l’actualisation frontalière. Avant d’être en mesure d’analyser la manifestation des réactions et des attitudes sur lesquelles se fondent les stratégies à l’égard de l’Occident en Chine aux XVIIe – XVIIIe siècles, il va donc de soi que nous prenions la peine d’expliquer en détail les composantes de notre modèle théorique. Comme nous le verrons sous peu, c’est à une définition de la frontière que nous convions ici le lecteur, avec toutes les implications qui s’y rattachent. Notre modèle théorique de l’actualisation frontalière repose sur l’idée que la frontière, qu’elle soit politique ou culturelle, est d’abord une représentation symbolique qui joue un rôle formateur, se trouvant à la jonction des représentations de l’altérité et de l’identification culturelle, ainsi que des processus de légitimation politique. Par ailleurs, ce modèle n’a rien d’un modèle statique et il constitue un exemple de la dynamique entre le centre et la périphérie, avec toutes les tensions, matérielles et symboliques, que cela implique. La frontière est donc d’abord une idée, un idéal symbolique, exprimée depuis le centre du pouvoir, mais elle doit toujours se manifester concrètement, en tous lieux, par des rituels, des usages et des pratiques de toutes sortes. C’est cette dynamique de la concrétisation d’un idéal symbolique que nous nommons l’actualisation, sise au cœur de toutes les mouvances identitaires, impliquant une tension continuelle entre une idée et l’impératif besoin de sa mise en forme dans la pratique. Toute frontière étant nécessairement multivalente, constituée de différentes strates de significations imbriquées les unes dans les autres, cela veut dire qu’elle ne se limite jamais à une seule facette ; elle est toujours, à la fois, territoriale et culturelle, spatiale et identitaire, matérielle et symbolique. La frontière est d’abord et avant tout une représentation que l’on projette dans l’espace qui nous entoure, au cœur de laquelle se dessine une conception politique distincte 1. C’est ensuite une manifestation territoriale, correspondant parfois à une configuration naturelle particulière

1 « Borders […] gave visual expression to symbolic claims ». Sabine Dabringhaus et Roderich Ptak (eds), China and her Neighbors : Borders, Visions of the Other, Foreign Policy, 10th to 19th Century, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1997, p. viii.

(fleuves, montagnes), s’inscrivant dans le réel, en manifestant des préjugés, des invariants anthropologiques qui tournent autour des principes d’inclusion et d’exclusion. Finalement, la frontière est toujours d’interprétation conflictuelle, d’une part parce que sise entre différentes représentations politiques, elle n’appartient jamais pleinement à aucun des termes qu’elle sépare et, d’autre part, parce qu’elle est tributaire d’une sanction a posteriori, qui réside au cœur des représentations historiographiques.

Au cours de ce premier chapitre, nous proposerons d’abord une définition générale de la frontière, que l’on situera à mi-chemin entre la géographie et la sociologie. Nous verrons ensuite brièvement la manière dont cette frontière est une idée qui sert à lier ensemble les représentations de l’altérité et l’identité culturelle. Finalement, nous verrons la manière dont l’actualisation de cette idée se manifeste en donnant l’impression de masquer l’organicité et la mouvance de toute représentation ; cette dernière trame constituant le point de départ de la légitimité politique, dont l’un des principaux effets est de renier la contingence des représentations identitaires initiales. Cette définition de la frontière étant posée, nous serons en mesure de proposer les modalités essentielles qui rendent possible le processus d’actualisation, et c’est à partir de celles-ci que notre enquête prendra ensuite son essor.

Entre la ligne et la zone : la frontière en tant que représentation territoriale

Les frontières ont souvent mauvaise presse. Comme le dénote Henri Dorion, la multiplication récente des organismes sans frontières (médecins, reporters, etc.), donne à penser que l’absence de celles-ci représenterait pour plusieurs une sorte d’idéal humaniste à atteindre 2. Pour être en mesure de proposer une définition satisfaisante de la frontière, nous

devons donc, sans aller jusqu’à en faire un éloge, reconnaître d’emblée que « toutes les frontières ne sont pas pernicieuses », et surtout, reconnaître qu’elles jouent un rôle fondamental de structuration sociale 3. Inscrite dans l’espace, la frontière est d’abord une

2 Le paroxysme de ce mouvement est certainement l’organisme Terre sans frontières, issu d’une réflexion lancée en 1980, et devenant avec le temps, un regroupement de tous les « quelque chose sans frontière » (avions, optométristes, chiropratiques, etc.). Voir : www.terresansfrontieres.ca

représentation territoriale ayant une fonction de discontinuité entre différents ensembles politiques. Située quelque part à mi-chemin entre différentes représentations du monde, la frontière est cependant paradoxale à cerner, notamment à cause de son universalité, mais aussi, sa grande diversité et donc, la multiplicité de ses visages et facettes. Puisqu’elle se retrouve bien souvent en périphérie, éloignée du centre du pouvoir, son actualisation nécessite un effort logistique considérable, et plus que tout, elle est constamment déchirée par les sévices d’une forme de paranoïa culturelle ; en ce sens, une frontière est toujours menacée. Finalement, il n’est jamais aisé d’appréhender une frontière distinctement, notamment parce que les identités ont besoin des frontières pour se définir, et que paradoxalement, l’étude des frontières ne peut se faire sans une remise en question de celles-ci, situant par défaut notre discours à contre-courant de ces mêmes identités politiques et culturelles qu’elles tracent 4.

Notre perspective sur les frontières s’inspire largement des progrès liés à l’émergence et au dépassement de ce qu’on a appelé la Nouvelle géographie, particulièrement dans les domaines de la géographie culturelle et de la théorie géopolitique, qui connurent tous les deux un regain important à partir du milieu des années 1970 5. Avant cette période, parler de géopolitique était mal vu dans les milieux scientifiques, notamment parce que les différentes approches de Mahan, Mackinder, Ratzel et Haushoffer ne laissaient aucun doute quant au lien entre cette « science » et la pratique de la guerre, la conquête territoriale et de l’appétit de puissance des Nations 6. Les critiques n’avaient pas tout faux, puisque l’émergence des

4 « Because of their marginal yet critical status, frontiers are often gray areas, liminal zones where habitual conventions and principles can lose value, and new ones begin to appear. In this sense, the study of frontier often promotes a critical stance toward definitions of ‘community’, ‘culture’, or ‘civilization’ ». Di Cosmo, Ancient China…, p. 2. Cité par Li Feng, Landscape and Power in Early China : The Crisis and Fall of the Western Zhou, 1045-771 BC. Cambridge University Press, 2006, p. 174-175. Dans la même veine, on peut ajouter que les frontières sont toujours auréolées d’un « climat passionnel ». C. Raffestin, « La frontière comme représentation : discontinuité géographique et discontinuité idéologique », dans : Relations Internationales, No 63, automne 1990, p. 295.

5 Émergeant à partir des années 1950, la Nouvelle géographie accordait une place de choix à tout ce qui touchait aux réseaux de l’échange économique et à la répartition des richesses. Cette perspective fut dépassée, notamment grâce à l’influence de la phénoménologie sur les sciences humaines, permettant de considérer davantage l’impact des « circuits d’information » sur les liens qui régissent les rapports entre le territoire, les relations sociales et les représentations identitaires. P. Claval, Épistémologie de la géographie, Paris, Armand Colin, 2007, pp. 131-179.

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L’image de la géopolitique dans les milieux académiques francophones prit une nouvelle tangente à partir de 1976 alors qu’on assista à la publication du premier numéro de la revue Hérodote – consacrée essentiellement

premières théories géopolitiques fût d’abord tributaire du développement du rationalisme scientifique, au tournant du XIXe siècle, et à la conquête du monde qui l’accompagnait ; les Européens étaient alors obsédés par « la recherche de correspondances entre les conditions physiques et les réalités morales et psychologiques » 7. Des conceptions de l’Europe, de l’Occident, de l’Orient, de la Chine, entités aux contours bien tracés, prenant soin de mettre en valeur l’essence et les vertus fondamentales des populations se cristallisèrent. En tête de liste, on retrouve par exemple ces définitions d’Hegel portant sur le caractère des Civilisations, à partir de paradigmes territoriaux, soulignant pour l’Occident que « la mer apporte avec elle cette tendance très particulière vers l’extérieur […], cette marche de la vie vers plus loin qu’elle-même » 8. C’est ainsi que se posèrent les bases d’une dichotomie de la

territorialisation morale, clé de voûte de l’interprétation des relations internationales, ayant jusqu’à tout récemment un impact considérable sur toute l’historiographie de la Chine, surtout dans ses relations avec l’Occident. Ce dernier ayant le beau rôle d’un jeu comparatif, apparaissant toujours comme étant dynamique et ouvert sur le monde, évolutif, alors qu’à l’inverse, la Chine fut largement dépeinte comme une civilisation passive, fermée sur elle- même et surtout, immobile.

La conception des frontières qui nous permettra de camper notre modèle théorique afin d’analyser l’évolution des attitudes diplomatiques de la dynastie Qing, émane de la nouvelle géopolitique, si l’on peut se permettre de parler ainsi. Celle-ci repose fondamentalement sur les représentations de l’État dans l’espace, ce qui est au cœur de toute notre argumentation, en laissant toutefois de côté les questions liées au calcul des ressources disponibles (richesses, armées, population, etc.) et la configuration des données naturelles (fleuves, montagnes, lacs, etc.). Quoique nécessaires à considérer en d’autres circonstances, ces données factuelles servent principalement à nourrir un discours de la puissance des États et sont d’ailleurs secondaires à notre propos 9. Plutôt que de considérer, comme on le faisait à la géopolitique – et du livre d’Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, François Maspero, 1976. Merci à Steve Déry pour ces spécifications importantes.

7

Claude Liauzu, Race et civilisation. L’autre dans la culture occidentale, Anthologie historique. Paris, Syros / Alternatives, 1992, p. 46.

8

Cité par Ibid., p. 45.

9 Bien que les progrès récents de la géopolitique cherchent à se distancer de cette vision un peu trop réductrice, Foucher, pour ne mentionner que celui-ci, critique la persistance de cette perspective héritée de la géographie

jadis, l’espace comme étant uniquement un champ d’exercice et de rivalités des pouvoirs politiques qui s’affrontent, nous considérons d’une part, l’empreinte de l’espace sur les représentations du pouvoir, et d’autre part, l’État en tant que configuration symbolique qui se meut dans l’espace. Conséquemment, l’espace n’est plus uniquement un lieu matériel, « il est psychologique et symbolique » 10. Cette conception s’apparente aux exercices de cartographie imaginaire, correspondant davantage aux « représentations de l’espace vécu », prenant comme fondement les tensions qui existent entre l’imaginaire et les possibilités du réel, les contraintes du milieu, les données historiques et les rapports de forces sociaux, culturels ou politiques 11. Évidemment, une définition des frontières reposant sur une géographie qui prend comme matériau principal les représentations mentales, est vouée à connaître de nombreuses embûches, notamment parce que celle-ci se fonde sur des catégories conceptuelles stéréotypées qui organisent hiérarchiquement les lieux, les espaces et les populations, selon des configurations de mise en récit reproduisant les modalités de l’ordre social.

Parmi les concepts qui peuvent rendre difficile notre compréhension de la représentation des frontières, on retrouve en tête de liste la notion de frontière naturelle puisque, en définitive, « les frontières politiques sont toutes artificielles » 12. L’idée des frontières naturelles renvoie d’abord à une certaine mystique de l’espace, émergeant au cœur du nationalisme romantique du XIXe siècle, lequel ayant engendré la croyance voulant qu’un territoire donné puisse être le « support parfait d’un peuple » 13. Une autre conception erronée au sujet de la soi-disant frontière naturelle, diffuse pour sa part la croyance voulant que certains lieux géographiques soient des limites dites normales, qui préfigureraient l’établissement des frontières d’un État (fleuve, montagne, mer, etc.). Il est vrai qu’on peut trouver un nombre infini d’exemples historiques où des fleuves sont effectivement choisis ratzélienne, prenant toujours « comme objet l’analyse des rapports de puissance ». Foucher, op.cit., p. 32. Voir aussi : Claude, Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Paris, Librairies Techniques (Litec), 1980, p. 8-17. 10 Claval, op.cit., p. 176.

11 Alexandre Defay, « La cartographie imaginaire de l’Europe », dans : E. Barnavi et P. Goossens (éds), Les frontières de l’Europe, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 35.

12 Dorion, op.cit., p. 28.

13 Moreau Defarges, op.cit., 35-36. Fruits de cette mythologie patriotique, on retrouve, par exemple, l’Espace vital (Lebensraum) des Allemands, l’Hexagone des Français, le Territoire sacré (Shensheng lingtu, 神聖領土) de la Chine contemporaine, etc.

pour désigner une frontière et séparer deux pays – à commencer par la ratification du Traité de Nerchinsk entre la Russie et l’Empire Qing en 1689 – toutefois, les fleuves ne sont pas naturellement des frontières et même, selon Dorion, « les fleuves sont davantage destinés à unir qu’à séparer » 14. Les configurations géographiques doivent être abordées à partir de ce que Lucien Febvre appelait le possibilisme, c’est-à-dire le fait que « la géographie offre des possibilités, des occasions, que l’homme peut exploiter (ou ne pas exploiter) de mille manières différentes; par exemple, un fleuve […] se présente aussi bien comme une voie d’échanges, de communication que comme une barrière entre les pays riverains » 15. Aucun lieu n’est par définition une frontière et aucun déterminisme géographique n’est assez puissant pour imposer sa marque aux hommes; c’est toujours par choix que des configurations spécifiques deviennent des frontières ou non. C’est dans cette optique qu’il faut lire ce commentaire de Raffestin qui parle des frontières comme étant toutes intentionnelles, soulignant le fait que la décision d’établir ou non une frontière « procède d’une volonté » 16.

Une frontière est donc toujours la manifestation d’un choix, une idée que l’on impose à l’espace. Cela étant dit, une seconde difficulté nous guette, portant cette fois sur la détermination de la frontière en tant que ligne ou en tant que zone ; il s’agit d’un problème plus complexe qu’il n’en paraît à prime abord. Le niveau à partir duquel la question se pose influence certainement la représentation qu’on peut se faire de la définition d’une frontière. Par exemple, une perspective politico-légale tend à voir sur une carte, davantage de lignes qui séparent que de zones d’influence, mais il y a plus qu’une simple question d’échelle d’analyse. Il faut aussi considérer certains facteurs culturels ayant un impact sur la représentation des frontières, à commencer par la langue utilisée et les mots qui la

14 Dorion, op.cit., p. 31.

15 Cité par Moreau Defarges, op.cit., p. 56-57. Les négociations frontalières entre la dynastie chinoise des Song et l’Empire Liao au XIe siècle, nous offre un bel exemple de fleuve représentant une zone commune. Voir : Christian Lamouroux, « Geography and Politics : The Song-Liao Border Dispute of 1074/75 », dans : Dabringhaus et Ptak, op.cit., p. 17.

16 Raffestin, op.cit., 1990, p. 296. Un commentaire de Lattimore portant sur les représentations chinoises à l’égard des nomades de la steppe montre bien que les frontières naturelles ne sont jamais des barrières inévitables et que les peuples des deux côtés de la frontière ne partagent pas nécessairement la même représentation : « Yet the very fact that the “barbarians” of the excluded territory are always described as aggressive raiders, attackers, and invaders shows that geographical limits that appear “natural” and inevitable to one society are not necessarily regarded as geographical obstacles by other societies ». Owen Lattimore, Inner Asian Frontiers of China, Hong Kong, Oxford University Press, 1988 (1940), p. 239.

désignent. Par exemple, le terme français de « frontière » qu’on définit d’abord comme étant la « limite d’un territoire qui en détermine l’étendue » (Le Petit Robert, 1993), peut se traduire par frontier, border et boundary en Anglais, mais, ceci n’est rien en comparaison des dix-huit termes chinois que nous avons trouvé et qui disent, chacun à leur manière la multivalence de la frontière 17. Mis à part sur une carte ou dans des documents légaux, comme un traité international, la frontière ne peut jamais se limiter à la ligne tracée arbitrairement, qu’elle soit dans l’imaginaire des hommes ou sur le terrain. La frontière est toujours un ensemble, une région, ou encore selon les mots de Raffestin, la démarcation linéaire est une « zone camouflée en ligne » 18. En poussant cette logique plus loin, reprenant le concept de Lattimore, Inner Asian Frontiers of China, on se rend compte que la frontière n’est ni une ligne, ni une zone à strictement parler, mais plutôt l’expression d’une relation historique ininterrompue entre des ensembles socioculturels distincts, ce qui se rapproche de la définition proposée par Dorion au sujet du « territoire frontalier », qu’il voit comme le lieu d’une osmose culturelle et un centre de convergence d’intérêts locaux 19.

La frontière est toujours constituée d’un ensemble de relations sociales et culturelles. Par ailleurs, le paradoxe entre la ligne et la zone ne peut s’expliquer de manière satisfaisante, sans considérer la question cruciale de la mise en valeur du territoire, ayant une incidence particulièrement significative sur les représentations produites; cette mise en valeur est ce qui nous entraîne directement vers le processus d’actualisation des frontières. Comme nous l’avons évoqué plus tôt, toute frontière est d’abord une représentation symbolique que le pouvoir politique a besoin d’actualiser dans le réel. Pour être en mesure

17 Jiang (疆), jiangyi (疆埸), jiangjie (疆界), jie (界), guojie (國界), tianbian (田邊), bianchui (邊陲), biandi ( 邊地), bianji (邊際), bianjiang (邊疆), bianjie (邊界), bianjing (邊境), bianqu (邊區), jing (境), jingjie (境界 ), jiao (徼). Parmi ces termes, seul bianqu signifie uniquement « région frontalière » ; les autres impliquent soit la frontière et la région de la frontière ou encore les frontières. À ces concepts, on devrait aussi ajouter jiexian (界限,界綫), « ligne de démarcation, limite ». Selon HFCD et XDHYCD.

18 Raffestin, op.cit., 1980, p. 151.

19 Lattimore, op.cit., 1988; Dorion, op.cit., p. 35. Dans la même veine, Simmel parle de la frontière comme étant une forme de pivot qui permet d’appréhender les relations qui prennent corps dans les zones frontalières en transcendant les limites que les pouvoirs politiques tentent d’imposer aux représentations. L’auteur compare le rôle des frontières à celui des villes à l’intérieur des unités politiques puisque « la fixité dans l’espace d’un centre d’intérêt produit certaines formes de relations qui se groupent autour de lui ». Apparaissant comme des « points de cristallisation », de contact et d’échanges, la frontière est un pivot « qui maintient un système d’éléments à une certaine distance dans un certain rapport d’interaction et de dépendance mutuelle ». Georg Simmel, « L’espace et les organisations spatiales de la société », dans : Sociologie : Études sur les formes de la socialisation, Paris, P.U.F., 1999 (1908), p. 616-617.

d’apprécier la teneur de cette actualisation frontalière, nous devons donc d’abord reconnaître qu’il existe une distinction fondamentale entre l’espace, une donnée brute quantifiable, et le territoire, une donnée imaginaire qualifiable. Cette formule se trouve conceptualisée par Raffestin lorsqu’il soutient que le territoire est « l’espace symbolisé » 20. Ce dernier point permet de bien saisir l’évolution d’une frontière politique, en distinguant la frontière actuelle, qui correspond au territoire effectivement mis en valeur, et la frontière idéelle qui serait la limite souhaitée, sur le plan symbolique, par les représentants de l’entité politique. C’est à cette dichotomie que nous faisons référence lorsque nous parlons d’actualisation territoriale; un effort de mise en valeur de l’espace, par une entité politique donnée, afin de réduire l’écart entre la frontière idéelle et la frontière actuelle 21.

La question de la mise en valeur du territoire implique la notion de distance, qu’elle se mesure en termes matériels ou symboliques, entre le centre qui projette une représentation et la frontière qui l’actualise. Or, la mise en valeur de cet écart entraîne des coûts importants pour le pouvoir politique, ainsi qu’une dépendance continuelle à l’égard d’agents périphériques afin d’assurer la pérennité de cette mise en valeur. Une véritable logistique de