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La manifestation des valeurs propres à la sevdalinka bosnienne : une analyse phonostylistique des interactions perceptuelles et performancielles

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La manifestation des valeurs propres à la

sevdalinka bosnienne : Une

analyse

phonostylistique des interactions perceptuelles et

performancielles

Thèse

Milada Medinic Kazazic

Doctorat en musique

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

(2)

ii

Résumé

1

La sevdalinka, chanson traditionnelle bosnienne, fonctionne comme une représentation identitaire. À travers son contenu poético-littéraire et sa constitution musicale, elle raconte l’histoire d’un peuple, des points de vue historique, politique et socioculturel. Au fil du temps elle a su conserver, dans l’œil des membres de la culture au sein de laquelle elle s’exprime, l’essentiel de son rôle, soit la préservation de cette culture, malgré les développements historiques, changements politiques et modifications socioculturelles. Ce processus de préservation se reflète à travers les fondements de la musique en question étant « la dignité » et « l’équilibre ». Ces derniers se manifestent, tant au niveau poético-littéraire que musical, respectivement par la nostalgie et la phonostylistique. L’unification de « la dignité » et de « l’équilibre » permet d’atteindre la perception axiologique, qualifiée autrement de la valorisation de la sevdalinka pour son contenu poético-littéraire et musical, sa transmission et sa réception, au point d’être qualifiée d’authentique. Le sevdah est alors atteint, un état de transcendance défini par la contemplation d’un style de vie de sérénité et d’épanouissement émotionnel, de découverte de soi par rapport à soi et aux autres.

1 Le genre masculin est utilisé dans cette thèse sans aucune discrimination et dans le seul but d’alléger le texte. De plus, toutes les traductions de sources bosniennes ou anglaises ont été faites par l’auteure de la thèse, à moins d’indication contraire.

(3)

iii

Abstract

Sevdalinka, a Bosnian traditional song, fonctions as a representation of identity. Through its

poetical and literary content as well as its musical organization, it narrates the history of Bosnian people, from historical, political and sociocultural perspective. Over time,

sevdalinka maintained the essential of its role, the cultural preservation, regardless of the

historical developments, political changes and sociocultural modifications. The process of that preservation is reflected through the fundamentals of this music; “dignity” and “balance”. “Dignity” and “balance” are rooted at the poetical and literary levels as well as musical, through nostalgia and phonostylistics respectively. “Dignity” and “balance” are essential in order to achieve an axiological perception, defined by the valorization of the

sevdalinka for its poetical and literary as well as musical content, its transmission and

reception, to the point of being qualified “authentic”. That is when sevdah is achieved, state of transendance caused by a contemplation of a serene life style and emotional fulfillment, of personal discovery within oneself and within the others.

(4)

iv

Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Liste des tableaux ... vi

Liste des exemples ... vii

Dédicace ... viii

Remerciements ... ix

Introduction ... 1

0.1. Présentation ... 1

0.2. État des recherches... 7

0.3. Problématique ... 10

0.4. Cadre théorique et méthode ... 12

Chapitre 1 Conceptualisation de la dignité et de l’équilibre ... 20

1.1. Perception axiologique et qualification d’« authenticité » ... 20

1.2. Authenticité ... 27

Chapitre 2 Analyse perceptuelle ... 33

2.1. Nostalgie ... 33

2.1.1. Chanson « Kradem ti se u večeri » ... 34

2.1.2. Chanson « Put putuje Latif-aga » ... 37

2.2. Pluralité nostalgique ... 44

Chapitre 3 Analyse phonostylistique ... 49

3.1. Phonostylistique ... 49

3.1.1. Ornements : appogiatures et mordants ... 55

3.1.2. Effets vocaux : glissandi, vibratos et tremolos ... 62

3.1.3. Phrasé : nuances, respirations et silences ... 70

3.1.4. Rubato ... 78

3.2. Analyse phonostylistique-synthétique ... 87

Conclusion ... 91

Bibliographie ... 96

Annexe ... 101

Annexe 1 : Récitatif d’Omer Pobrić ... 101

Annexe 2 : Traduction de la chanson « Ni Bajrami više nisu »... 102

Annexe 3 : Classification tonale et modale de Ludvig Kuba ... 103

Annexe 4 : Chronologie historique de la Bosnie-Herzégovine ... 104

Annexe 5 : Bans au pouvoir en Bosnie-Herzégovine ... 105

Annexe 6 : Rois au pouvoir en Bosnie-Herzégovine ... 106

Annexe 7 : Liste des interprètes de sevdalinke ... 107

(5)

v

Annexe 9 : Traduction de la chanson « Ah što ćemo ljubav kriti » ... 109

Annexe 10 : Traduction de la chanson « Kraj potoka bistre vode » ... 110

Annexe 11 : Liste des makamlar ... 111

Annexe 12 : Structure du makam Nahawand ... 116

Annexe 13 : Traduction de la chanson « Il’ je vedro il’ oblačno »... 117

Annexe 14 : Traduction de la chanson « Ismihana » ... 118

Annexe 15 : Traduction de la chanson « Đul Zulejha po bostanu šeta » ... 119

Annexe 16 : Traduction de la chanson « Magla pala do pola Saraj’va » ... 120

Annexe 17 : Traduction de la chanson « Dva Morića » ... 121

Annexe 18 : Contexte historique de la chanson « Dva Morića » ... 122

Annexe 19 : « La mort des frères Morić » ... 124

Annexe 20 : Traduction de la chanson « Okreni se niz đul-bašču » ... 128

Annexe 21 : Entrevue avec Vehid Gunić... 129

(6)

vi

Liste des tableaux

1.2. Perception émotionnelle ... 32

2.1.2.a. Sémantique : inclusion de termes turcs ... 39

2.1.2.b. Étude comparative de la chanson « Put putuje Latif-aga » ... 42

3.1.1. Tableau récapitulatif : Ornements : appogiatures et mordants ... 60

3.1.2. Tableau récapitulatif : Effets vocaux : glissandi, vibratos et tremolos ... 68

3.1.3. Tableau récapitulatif : Phrasé : nuances, respirations et silences ... 74

(7)

vii

Liste des exemples

2

Exemple 2.1.1. Chanson « Kradem ti se u večeri » ... 37

Exemple 2.1.2. Chanson « Put putuje Latif-aga » ... 44

Exemple 3.1.a. Structure du makam Hijaz ... 50

Exemple 3.1.b. Structure du makam Nikriz ... 51

Exemple 3.1.1.a. Appogiature – « Ah što ćemo ljubav kriti » ... 56

Exemple 3.1.1.a.a. Appogiature – « Ah što ćemo ljubav kriti » ... 56

Exemple 3.1.1.b. Mordant – « Ah što ćemo ljubav kriti » ... 56

Exemple 3.1.1.b.a. Mordant – « Ah što ćemo ljubav kriti » ... 56

Exemple 3.1.1.c. Appogiature – « Kraj potoka bistre vode » ... 58

Exemple 3.1.1.c.a. Appogiature – « Kraj potoka bistre vode » ... 58

Exemple 3.1.1.d. Mordant – « Kraj potoka bistre vode » ... 59

Exemple 3.1.1.d.a. Mordant – « Kraj potoka bistre vode » ... 59

Exemple 3.1.1.e. Chanson « Ah što ćemo ljubav kriti » ... 61

Exemple 3.1.1.f. Chanson « Kraj potoka bistre vode » ... 61

Exemple 3.1.2.a. Glissando – « Il’ je vedro il’ oblačno » ... 65

Exemple 3.1.2.a.a. Glissando – « Il’ je vedro il’ oblačno » ... 65

Exemple 3.1.2.b. Vibrato – « Il’ je vedro il’ oblačno » ... 66

Exemple 3.1.2.b.a. Vibrato – « Il’ je vedro il’ oblačno » ... 66

Exemple 3.1.2.c. Tremolo – « Il’ je vedro il’ oblačno » ... 66

Exemple 3.1.2.c.a. Tremolo – « Il’ je vedro il’ oblačno » ... 66

Exemple 3.1.2.d. Tremolo – « Ismihana » ... 67

Exemple 3.1.2.d.a. Tremolo – « Ismihana » ... 67

Exemple 3.1.2.e. Chanson « Il’ je vedro il’ oblačno » ... 69

Exemple 3.1.2.f. Chanson « Ismihana » ... 70

Exemple 3.1.3.a. Chanson « Ðul Zulejha po bostanu šeta » ... 76

Exemple 3.1.3.b. Chanson « Magla pala do pola Saraj’va » ... 77

Exemple 3.1.4. Chanson « Dva Morića » ... 85

Exemple 3.2.a. Ornements – « Okreni se niz đul-bašču » ... 90

Exemple 3.2.b. Ornements – « Okreni se niz đul-bašču » ... 90

2 Tous les exemples musicaux proviennent de l’ouvrage de Žero, Sevdah Bošnjaka: 430 sevdalinki sa notnim

zapisom [Le sevdah des Bosniaques : 430 sevdalinke avec notation musicale]. Toutes les transcriptions

proviennent du même ouvrage et ont été créées par Daniel Mehdizadeh, compositeur/pianiste/éducateur (https://danielmehdizadeh.com).

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viii

Dédicace

À toi mon frère avec qui je partageai souvent mon amour pour cette chanson. Ton départ prématuré restera un chagrin pour toujours. S’il fallait que tu m’entendes une fois de plus, que ce soit ainsi, par cet ouvrage, une sevdalinka en soi, un combat entre le bien et le mal.

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ix

Remerciements

Il serait bien plus facile d’écrire ces mots si le seul fardeau de cet ouvrage fut académique, et encore là… Au contraire, cet ouvrage est une sevdalinka en soi, un journal historique, politique et socioculturel d’une jeune fille de huit ans qui fut forcée de quitter ses terres, faute d’y laisser sa vie. Sevdalinka, parce qu’il est aussi un récit nostalgique et mélancolique, une découverte de soi dans l’inconnu, dans l’acceptation et l’inacceptation.

Sevdalinka, parce qu’il est également un ensemble de joies et de chagrins que seule la vie

sait poser sur le chemin à des moments les moins attendus. Finalement, sevdalinka, parce que malgré tout « la dignité » et « l’équilibre » ont su faire front.

Pour toutes ces raisons, je remercie, de prime abord, mon directeur, Dr Serge

Lacasse, d’avoir accepté de prendre ce long voyage avec moi, de m’avoir crue, écoutée et guidée au niveau doctoral. Un sincère merci aux Dre Sophie Stévance et Dr Laurier Turgeon

dont les connaissances sont sans frontières. Merci également aux Dre Julie Mansion-Vaquié et Dr Francis Dubé dont les commentaires ont suscité un regard plus profond sur la complexité des concepts élaborés dans cette thèse.

Merci à mes amis, Nisreen Jardaneh, Dre Roxane Prevost et Dr Gilles Comeau, ainsi qu’à ma belle-sœur, Dre Almira Kurbegović, pour leur disponibilité et leur soutien inconditionnel. Merci à Daniel Mehdizadeh, compositeur, pianiste et éducateur, pour son professionnalisme et le travail effectué au niveau de la transcription des partitions, ainsi qu’à Dre Pascale Duhamel pour son méticuleux travail d’éditrice.

Je remercie de tout mon cœur et ma conscience mes parents, Šuhreta et Ahmed Medinić, qui ont risqué leurs vies pour nous donner, leurs enfants, le meilleur de ce monde – les fondements de la sevdalinka, et ils ont réussi. Merci à mon frère, Fehim Medinić, d’avoir toujours été là pour moi, inconditionnellement, jusqu’à son dernier jour…et qui le sera toujours... Finalement, mais non le moindre, un profond merci à mon époux, Sanel Kazazić, et à mes fils, Irfan et Nihad, pour leur patience et leur support continus.

(10)

1

Introduction

0.1. Présentation

L’objectif de cette thèse est de démontrer l’influence de l’interprétation vocale sur la perception axiologique de la sevdalinka au sein de la culture bosnienne. Sevdah et

sevdalinka signifient, respectivement, « style » et « chanson » traditionnelle bosnienne. Le

terme sevdah provient du terme sâwda qui fut initialement associé à la bile noire3. Dans la médecine antique, celle-ci figurait parmi les quatre substances essentielles à l’organisme humain et se trouvait être responsable de l’état mélancolique, suggérant ainsi l’association du terme sevdah à l’amour4. Toutefois, sevdah ne signifie pas uniquement l’amour au sens propre, mais toute cause d’un état mélancolique, dont la nostalgie. Fulanović-Šošić (1933-2015) évoque, à ce sujet, la peine associée à la perte de la vie ancienne et des valeurs s’y rattachant (Fulanović-Šošić 1997, 61). Stefanovska décrit sevdah par le « regret du temps qui passe » (Stefanovska 2012, 120), un sentiment présent dans plusieurs cultures :

Les réponses aux questions que je pose à des amis serbes, bosniaques, bulgares ou turcs me le confirment : tous connaissent le mot et le sentiment, parfois même sa version plus sombre, cette nostalgie suprême que notre folklore appelle le karasevdah, ce qui – vu son sens arabe – donnerait tautologiquement la « noire atrabile ». Sous une forme ou une autre, le sevdah n’est peut-être pas un sentiment propre aux Balkans, mais il leur est consubstantiel (Stefanovska 2012, 121).

La sevdalinka, selon Pobrić (1945-2010)5, est « une chanson bosnienne, bourgeoise, d’amour, où le mot bosnienne définit géographiquement l’authenticité de la sevdalinka, le mot bourgeoise son urbanité et le mot amour sa thématique »6. Son origine n’étant toujours pas clairement déterminée, une des hypothèses l’associe aux turčije, chansons vocales de caractère lyrique et de style turc (Karača 1997, 55). Les premiers documents traitant des

sevdalinke, appelées alors turčije, datent de 1780, et se trouvent dans les écrits de

l’historien de la littérature Mustafa Bašeskije (1731/32-1809?), traduits par Muhamed Mujezinović, mentionnant les fêtes où furent chantées celles-ci (Karača 1997, 55). D’autres

3 Voir l’annexe 1 Récitatif d’Omer Pobrić. 4 Voir l’annexe 1 Récitatif d’Omer Pobrić.

5 Omer Pobrić, l’accordéoniste et le directeur de l’Institut de sevdah. 6 Voir l’annexe 1 Récitatif d’Omer Pobrić.

(11)

2

ouvrages évoquant l’origine ancienne des sevdalinke sont Erlagenski rukopis (1925),

Voyage à travers la Bosnie (1875) de l’historien, écrivain et politicien Ivan Kukuljević

(1816-1889) et Voyage à travers la Herzégovine, la Bosnie et l’ancienne Serbie (1972) du consul russe Aleksandar Giljferding (1831-1872)(Karača 1997, 55)7. Gunić (1941-2017) mentionne également l’ethnographe et le folkloriste croate Antun Hangi (1866-1909) et son ouvrage intitulé Vie et manières des musulmans de la Bosnie et Herzégovine : « En écrivant au sujet de la sevalinka, il a dit que les Bosniaques, en chantant, modulent et exécutent des tremolos au point qu’il est difficile d’annoter la mélodie » (Gunić 2008, 341)8. À l’ancienneté des sevdalinke appuyée par ces documents s’ajoutent les qualifications plus récentes, notamment de la période communiste et post-communiste, suggérant l’importance du contenu littéraire, mis en musique sous forme de poésie, et qui transmet l’histoire du pays et le vécu du peuple bosnien. « Joies et tristesses, bonheurs et malheurs, réussites et décès dans nos espaces si tragiques, sevdalinka nous décrit souvent plus sincèrement que tous les documents officiels. En effet, un auditeur attentif peut voir les sevdalinke comme les documents du temps » (Pobrić 2003).

Sur le plan temporel, contrairement à l’évolution de la scène musicale bosnienne qui se déroule à la Renaissance (surtout à la fin du 14ème siècle et au début du 15ème siècle) et durant la période austro-hongroise (1878-1918), la sevdalinka prends son essor durant la période ottomane (1463-1878). Son contenu littéraire présente les évènements historiques et socioculturels de cette période et ses éléments musicaux mettent l’accent sur la primauté de la voix et le sentiment modal, aspects renforcés par l’instrument accompagnateur, le

saz9. Durant la période austro-hongroise, la sevdalinka est modifiée à plusieurs niveaux. Elle n’est plus entourée de l’atmosphère socioculturelle dans laquelle elle a pris son essor. Au niveau instrumental, l’accordéon, instrument tempéré, est introduit, reposant sur les

7 Erlangeski rukopis, le plus ancien ouvrage traitant de l’annotation des sevdalinke, rédigé par un voyageur inconnu allemand dans la première moitié du 18e siècle, n’a paru qu’en 1925 grâce au professeur d’allemand et de littérature serbe Gerhard Gesemann (1888-1948). Voyage à travers la Bosnie de 1875 propose certaines spécificités sur l’interprétation des sevdalinke, tandis que Voyage à travers l’Herzégovine, la Bosnie et

l’ancienne Serbie de 1972 présente des témoignages sur l’interprétation professionnelle des chansons

d’amour.

L’information exposée dans la thèse en ce qui concerne les documents anciens provient de l’article de Karača (1997) en raison de l’impossibilité d’accéder aux originaux.

8 Pour la traduction française, voir l’annexe 21 Entrevue avec Vehid Gunić. 9 Instrument oriental à cordes pincés et non-tempéré.

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3

gammes occidentales ce qui, par conséquent, amoindri la primauté de la voix (Medinić 2010, 14). D’après Bujić,

la différence entre les deux styles musicaux, celui de la période ottomane et de la période austro-hongroise, provient des aspects suivants : le premier est plus ancien, très près de l’imagination musicale du peuple, mettant l’accent sur la voix, tandis que le deuxième se caractérise par les différentes combinaisons instrumentales ne dépendant pas de la voix humaine (Bujić 2002, 144)10.

Ce point de vue demeure accentué par Gunić, allant jusqu’à qualifier l’accordéon d’instrument inapproprié pour la sevdalinka (Gunić 2008, 353). Il ajoute : « Il [l’accordéon] a été introduit de force et rarement avons-nous vu un réel équilibre entre la voix et l’accordéon. La seule personne qui a atteint cet équilibre fut Bajro Redžić, un autodidacte génial du village Polje près de Cazin11 » (Gunić 2008, 353)12. Entre les deux Guerres

Mondiales, la sevdalinka resurgit dans les kafane, lieux de divertissement pour les hommes où la musique et la consommation d’alcool provoquent un état de mélancolie profonde, notamment lorsqu’interprétée par des musiciens professionnels tsiganes. La référence au professionnalisme, dans ce cas précis, et durant la période en question, qualifiait le divertissement sur demande, dans les kafane ou lors des mariages (Medinić 2010, 14). Après la Deuxième Guerre Mondiale, la sevdalinka prend place dans les médias, mais de façon sélective. Toute sevdalinka au contenu littéraire référant à la période ottomane ou à l’aspect religieux est soit modifiée soit exclue. Fulanović-Šošić précise : « Les médias retiennent seulement les sevdalinke sans référence au passé historique » (Fulanović-Šošić 1997, 65). À titre d’exemples j’isole les chansons « Put putuje Latif-aga » [Le voyage de l’agha Latif]13 et « Ni Bajrami više nisu » [Ni Aïds ne sont plus comme autrefois]14.

L’impact négatif des médias se poursuit durant la période post-communiste, en favorisant le turbo folk, le manque de qualité, tout comme en présentant une sous-culture en tant que

10 « Les différentes combinaisons instrumentales ne dépendant pas de la voix humaine » font en sorte que la

sevdalinka passe d’un milieu intime (réunions de familles et d’amis) à un milieu public (kafane, médias). Kafane réfèrent aux lieux de divertissement pour les hommes où la musique et la consommation d’alcool

provoquent un état de mélancolie profonde, notamment lorsqu’interprétée par des musiciens professionnels tsiganes.

11 Ville du nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, située dans le canton de Una-Sana. 12 Pour la traduction française, voir l’annexe 21 Entrevue avec Vehid Gunić.

13 Pour la traduction de la chanson, voir la section 2.1.2. Chanson « Put putuje Latif-aga ». 14 Voir l’annexe 2 Traduction de la chanson « Ni Bajrami više nisu ».

(13)

4

culture (Gunić 2008, 354)15. Il y a également un retour à la sevdalinka de la période de son

essor, mais aussi la naissance du sentiment nationaliste qui, faussement, associe la

sevdalinka aux Bosniaques et non pas aux Bosniens. Néanmoins, sevdalinka a survécu à

tous les impacts des changements politiques, socioculturels et artistiques. Tel que l’affirme Gunić, « notre chanson est donc pratiquée par une grande part de la population de la Bosnie et Herzégovine, peu importe leur appartenance religieuse ou ethnique, ce qui nous donne une grande espérance pour sa survie… » (Gunić 2008, 355)16.

D’une façon sommaire, la sevdalinka est une chanson traditionnelle aux émotions profondes et mélancoliques qui fonctionne comme une représentation identitaire. Par chanson, elle fait référence à la structure littéraire et musicale qui seront élaborées ultérieurement. Par le qualificatif « traditionnelle », sevdalinka se conforme à la transmission des valeurs culturelles. Bien que l’étymologie du mot « folklore » renvoie au « savoir du peuple » par l’emprunt anglophone « folk » (peuple) et « lore » (savoir/connaissances/science)17 et que la définition renvoie à « l’ensemble des pratiques culturelles des sociétés traditionnelles »18, son inclusion, au niveau de la sevdalinka, ne serait significativement exacte. Le terme folklore fait également référence à la danse, notamment chez la population bosnienne, et donc une chanson folklorique pourrait suggérer une chanson accompagnée de danse, ce qui n’est pas le cas de la sevdalinka. Conjointement, l’utilisation du terme folklore ou musique folklorique pourrait créer une confusion par rapport à la catégorie de chansons qualifiées de narodna, du peuple, qui ne sont pas considérées comme des chansons traditionnelles et qui diffèrent grandement de la

sevdalinka par leur style musical. Tel que le conclut Marinus (1886-1979) dans son article

« Chanson populaire : chanson folklorique », « le sens temporaire ne doit pas seulement s’inspirer des conceptions des spécialistes mais aussi de la signification qui leur est donnée dans le langage courant » (Marinus 1954, 23). Prenant ceci en considération, la sevdalinka peut être associée à la tradition folklorique, dans ce cas rejoignant l’étymologie du terme,

15 Pour la traduction française, voir l’annexe 21 Entrevue avec Vehid Gunić. 16 Pour la traduction française, voir l’annexe 21 Entrevue avec Vehid Gunić.

17 « Étymol. et Hist. 1885 (DE PUYMAIGRE, Folk-Lore ds BONN., p. 60). Empr. à l'angl. folk-lore mot composé des deux termes saxons folk « peuple » et lore « savoir, connaissances, science » et proposé en 1846 par Ambrose Merton pour désigner ce qui était alors appelé Popular Antiquities ou Popular literature (NED s.v.) » (www.cnrtl.fr/etymologie/folklore).

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sans que la pratique ne cause de déviations. À la fin, sevdalinka évoque une représentation identitaire en racontant l’histoire d’un peuple, des points de vue historique, politique et socioculturel, et ce, à travers son contenu poético-littéraire et sa constitution musicale. Par représentation identitaire, elle combine l’histoire et le discours. L’histoire, considérant qu’elle n’est jamais vraiment objective, est surtout un phénomène mouvant. Tel que l’affirme Charaudeau, « le poids de l’histoire, ce n’est pas le retour au passé, mais le processus par lequel un peuple, à force d’actes et de paroles, se constitue un mode de pensée, une morale à travers des systèmes de valeurs, une sensibilité à travers les façons de vivre qu’il élabore » (Charaudeau 2009). Quant au discours, il se forge à travers la langue qui est un élément d’envergure dans la symbolique identitaire :

Il est clair que la langue est nécessaire à la constitution d’une identité collective, qu’elle garantit la cohésion sociale d’une communauté et qu’elle en constitue d’autant plus le ciment qu’elle s’affiche. C’est par elle que se fait l’intégration sociale et c’est par elle que se forge la symbolique identitaire. Il est également clair que la langue nous rend comptables du passé, crée une solidarité avec celui-ci, fait que notre identité est pétrie d’histoire et que, de ce fait, nous avons toujours quelque chose à voir avec notre propre filiation aussi lointaine fût-elle (Charaudeau 2009).

Cependant, c’est dans le discours que l’importance de la langue acquiert toute sa valeur et, à travers l’histoire mouvante, clarifie la représentation identitaire. « C’est que la pensée s’informe dans du discours, et le discours, c’est la langue mise en scène socialement, selon les habitudes culturelles du groupe auquel appartient celui qui parle » (Charaudeau 2009).

De 2007 à 2010, j’ai exploré la musique traditionnelle bosnienne sur le plan théorique. Cette recherche a donné lieu à un mémoire de maîtrise intitulé « Préservation des éléments mélo-théoriques anciens dans la tradition musicale contemporaine de la

sevdalinka – chanson traditionnelle bosniaque » (Medinić 2010). L’objectif de ce mémoire,

contrairement à la majorité des recherches dont j’ai pris connaissance à cette période, était de découvrir ce qui constitue la sevdalinka, tout comme le parcours du style, et de faire le lien entre cette trajectoire et les rapports avec l’histoire. Cette démonstration fut appuyée par l’analyse des traits suivants : 1) la constitution tonale (modes grecs, gammes occidentales et modes orientaux – makamlar) et l’instrumentation, 2) la métrique (texte,

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6

mélo-strophes et rythme) et 3) les embellissements (ornementations et mélismes) et l’interprétation (liberté rythmique et improvisation) (Medinić 2010).

Dans ce mémoire, un phénomène perceptuel axiologique de la musique traditionnelle bosnienne fut identifié lors de la mise en contexte historique du sevdah et de la sevdalinka, et mentionné quelques fois dans le mémoire, sans développement majeur en raison de l’éloignement de la thématique principale. Par perception axiologique, je fais référence à la valorisation de la sevdalinka pour son contenu poético-littéraire19 et musical, sa transmission et sa réception, au point d’être qualifiée d’« authentique », en tenant compte de l’atmosphère dans laquelle sont plongés les auditeurs à l’écoute d’une performance. J’ai longuement réfléchi à ce phénomène, notamment aux termes précis pouvant définir, d’une manière crédible, cette perception ou plus précisément la cause de cette dernière. C’est à la lecture du mémoire de maîtrise de Heather Laurel Peters (2007), « Song of Sevdalinka: Cultural Anthem of Bosnia-Herzegovina », que les termes « dignité » et « équilibre » ont capté mon attention. Il s’agit, en effet, de valeurs qui, selon mon raisonnement personnel, définissent les critères sur lesquels sont fondées l’esthétique du genre ainsi que la perception axiologique qu’en a l’auditoire et la qualification d’« authenticité » qui en découle. Toutefois, comprendre la provenance de ces valeurs et leurs manifestations dans les œuvres devient le point de départ d’un long processus analytique et explicatif, processus qui fait l’objet de cette thèse : de quelles manières « la dignité » et « l’équilibre » se manifestent-ils exactement dans la musique traditionnelle bosnienne ? En particulier, quel rôle joue la voix dans ce processus ?

Ces questions de départ étant discutées dans la problématique qui suit l’état des recherches, je tiens à préciser ici l’importance accordée à la voix dans ce questionnement. En effet, la musique traditionnelle bosnienne est définie par son contenu poético-littéraire et musical, autant vocal qu’instrumental. L’évolution temporelle, incluant les changements historiques, politiques et socioculturels, transforme autant le contenu poético-littéraire qu’instrumental, ce qui est démontré dans la problématique de cette thèse. La voix, quant à

19 L'utilisation du terme « poético-littéraire » réfère au contenu littéraire de la sevdalinka mis en musique sous forme de poésie. Le contenu littéraire regroupe des thématiques dominantes, que je classifie en trois catégories : 1) des sentiments religieux, patriotiques, sociaux et éthiques, 2) la description des villes et des paysages bosniens et 3) la thématique la plus fréquente, l’amour, soit pour l'être cher ou l’ambiance d’autrefois, retrouvant son vrai sens entre la sincérité sentimentale et la précision linguistique.

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7

elle, demeure intacte au point de vue des aspects axiologiques qui constituent son esthétique et définissent son authenticité.

0.2. État des recherches

Somme toute, peu de chercheurs se sont penchés sur la musique traditionnelle bosnienne, en particulier sur la sevdalinka. La majorité des recherches existantes mettent en valeur des analyses d’un point de vue historique, que ce soit politique ou socioculturel. Bien que celles-ci aient un impact d’envergure sur la compréhension des fondements de la musique traditionnelle bosnienne, cette même compréhension demeure incomplète sans prendre en considération les approches musicologiques spécifiques aux différentes analyses perceptuelles et théoriques.

À ce sujet, certains spécialistes, provenant d’autres domaines que celui de la musique, se sont penchés sur cet objet d’études. Il s’agit des professeurs de littérature orale Đenana Buturović20 (2009) et Munib Maglajlić21 (2003; 2004), de l’historien de la littérature Rašid

Durić (Durić et Harthill 2009), du journaliste Vehid Gunić (1997; 2006; 2008) et du professeur de bibliothéconomie Enes Kujundžić (2003). Leurs analyses se fondent principalement sur des approches historiques et poético-littéraires, l’accent étant mis sur le contenu textuel. Prenant en considération qu’il s’agit d’une musique traditionnelle, dont un des principaux rôles demeure la transmission de valeurs culturelles, ces approches analytiques demeurent fort utiles. Tel que l’affirme Durić et Harthill, sevdalinke décrivent la manière de vivre des Bosniens, ainsi que leurs traditions :

Due to the lack of trustworthy documents, sevdalinka, for those who fully understand, must be assumed to be an authentic description of real life and the traditions of social life in Bosnia at the time of the Turkish rule. In retracing the path of sevdalinka one discovers places and people are brought to life once more; people and places immortalized by sevdalinka for their deep love and eternal qualities. Although sevdalinka originates from the deepest desires of the soul it also represents a radiant, creative and intellectual feat of mankind (Durić et Harthill 2009, section III).

20 (1934-2012).

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8

Par contre, ces mêmes approches analytiques tiennent peu compte de l’interaction musicale, notamment l’interprétation vocale qui participe « physiquement » à l’évocation de tout ce processus axiologique.

D’autres auteurs, dont Barbara Krader22 (1981), explore la musique traditionnelle bosnienne sous un angle historique et socioculturel. Ankica Petrović (2007) réfléchit en particulier sur la perception socioreligieuse. Certains articles de Karača-Beljak (1997; 1999; 2005) réfèrent à l’analyse théorique par l’énumération des caractéristiques vocales et instrumentales propices à la sevdalinka. Toutefois, dans ces cas d’analyse théorique, les caractéristiques demeurent présentées et traitées séparément du contexte historique, ce qui diverge de l’analyse que je propose où une interaction historique, perceptuelle et théorique demeure nécessaire.

Contrairement aux approches précédentes, les recherches de quatre ethnomusicologues ‒ Ludvig Kuba (1863-1956), Cvjetko Rihtman (1902-1989), Vlado Milošević (1901-1990) et Miroslava Fulanović-Šošić (1932-2015) ‒ exposent des analyses théoriques détaillées de la musique traditionnelle bosnienne. Tandis que les recherches de Kuba (1984) présentent la constitution tonale de la musique traditionnelle bosnienne, celles de Rithman (1998a; 1998b) et de Milošević (1954-1964) exposent : 1) le fondement des gammes sur les tétracordes et les pentacordes, ainsi que les schémas mélodiques, diatoniques et chromatiquement altérés, tout ceci pouvant être influencé par l’interprétation; 2) la constatation que les variations de tonalité, de rythme et de tempo influencent la détermination et la constance des intervalles harmoniques; et 3) le lien entre la musique et le texte, dont la présence de mélodies syllabiques et mélismatiques, ainsi qu’entre le rythme et le texte (Milošavljević 2000, 47-48)23. De la même façon, les recherches de Fulanović-Šošić (1997; 2001) proposent une analyse de la polyphonie traditionnelle des chansons folkloriques et des modèles mélodiques, analyse qui clarifie le fonctionnement théorique de la sevdalinka. Malgré le fait que ces approches divergent de mon analyse actuelle parce qu’elles n’interagissent pas directement avec l’aspect historique et perceptuel, ces éléments théoriques servent tout de même de référence quant à l’analyse

22 (1922-2006).

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9

vocale. Ils permettent de mieux saisir le fonctionnement des aspects agogiques de mon analyse, lesquels seront présentés en interaction avec des approches historiques et perceptuelles.

Le recueil de Semir Vranić et d’Omer Pobrić (2005) regroupe l’information essentielle au sujet de la chanson traditionnelle bosnienne, permettant ainsi de mieux comprendre le phénomène musical, qualifié ainsi par les auteurs. Leur modèle d’analyse se divise en trois volets : 1) le contexte historique du sevdah et de la sevdalinka, 2) leurs caractéristiques musicales et les manières de les interpréter, ainsi que 3) les propos perceptuels des intellectuels de divers domaines, dont des compositeurs, écrivains, ethnomusicologues, historiens littéraires et culturels, interprètes, linguistes, musiciens, philosophes, poètes et politologues. L’Institut de sevdah, sous la direction de Pobrić, a également publié de nombreux recueils de chansons traditionnelles bosniennes, complétés par du matériel audio-visuel, et dont les paroles et musiques ont été transcrites et notées. Quoique la compilation de l’information demeure plutôt générale et succincte, cet ouvrage est parmi les rares exposant simultanément plusieurs approches analytiques, notamment historiques, perceptuelles et théoriques. Tandis que les approches historiques et théoriques servent davantage de référence à mon analyse actuelle, l’approche perceptuelle demeure cruciale. Elle regroupe le propos foisonnant d’intellectuels de divers domaines et chacun de ces propos se concentre sur la perception axiologique et la qualification d’« authenticité ».

Le mémoire de maîtrise d’Heather Laurel Peters (2007) présente, quant à lui, le développement historique de la musique traditionnelle bosnienne à partir de la période ottomane, tout comme les influences ayant eu un impact sur sa forme et sa signification. Peters expose précisément les termes « dignité » et « équilibre » (Peters 2007, 128-131). Elle définit ainsi littéralement les fondements de ce genre musical, les deux termes étant relevés lors de l’écoute de la musique traditionnelle bosnienne ou des discussions autour de celle-ci par les personnes interviewées, soit des Bosniens vivant à l’intérieur et à l’extérieur des frontières du pays. Dans le but de comprendre l’interaction entre les termes mentionnés, la perception axiologique et la qualification d’« authenticité », Peters fait référence au concept de nostalgie élaboré par Svetlana Boym (2001), notamment ce qu’elle entend par « nostalgie reconstruite » et « nostalgie analysée ». Ces aspects, discutés par Peters, seront

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pris en considération dans le but de comprendre la provenance des termes « dignité » et « équilibre » et des perceptions qui s’y rattachent dans le contexte de la pratique de la

sevdalinka.

0.3. Problématique

Les sujets abordés lors de la présentation de l’état des recherches, tels que le contexte historique, l’impact de ce dernier sur les éléments constitutifs et les manières d’interpréter la sevdalinka, tout comme l’introduction des caractéristiques vocales et instrumentales, demeurent d’une grande importance dans l’étude de la musique traditionnelle bosnienne. Ils permettent de rendre compte de l’ensemble des éléments qui définissent l’esthétique du genre. Toutefois, il appert que toute discussion de ce genre musical par les connaisseurs, amateurs et/ou professionnels, réfère à cet ensemble dans le but de renforcer, directement ou indirectement, l’importance de la perception axiologique et du caractère « authentique » de la pratique. Comment élaborer alors la perception axiologique, et surtout la qualification d’« authenticité », tout en étant conscients du contexte historique, incluant simultanément ses nombreux changements et ses impacts sur les éléments constitutifs et les manières d’interpréter la sevdalinka ? Si cela est possible, comme le suggère clairement la revue documentaire, quels éléments en sont responsables ? Les composantes majeures de la sevdalinka sont les aspects poético-littéraires et musicaux, incluant la performance vocale et instrumentale. Puisqu’il demeure étroitement lié aux changements historiques entourant le genre, l’aspect poético-littéraire n’a pu demeurer fixe au fil du temps. En effet, malgré le fait que les thématiques principales soient transmises d’une période à l’autre, notamment la présence 1) des sentiments religieux, patriotiques, sociaux et éthiques, 2) de la description des villes et des paysages bosniens et 3) de la thématique la plus fréquente, l’amour, retrouvant son vrai sens entre la sincérité sentimentale et la précision linguistique (Medinić 2010, 12-13), le contenu demeure partiellement modifié par des facteurs divers, dont les normes et les principes de ces périodes respectives, et des libertés prises à un moment ou à un autre avec ce qui est considéré comme « authentique » par le peuple bosnien. Sur le plan musical, plus précisément instrumental, deux facteurs divergent de la possibilité de l’instrumentation

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d’être l’élément responsable majeur de la perception axiologique et du caractère « authentique ». Avant tout, il existe toujours des sevdalinke sans accompagnement instrumental qui demeurent tout de même perçues comme étant aussi valables aux yeux des auditeurs que les sevdalinke accompagnées24. De plus, la musique traditionnelle bosnienne fut, à ses débuts, une musique sans accompagnement qui, graduellement, sous l’influence de courants historiques, notamment ottoman et austro-hongrois, est devenue accompagnée au saz25 et, par la suite, par les ensembles orchestraux comme on les connaît aujourd’hui (Karača-Beljak 1997, 57). Malgré ces changements sur le plan instrumental, différentes

sevdalinke, sous différents accompagnements, demeurent associées à la perception

axiologique qu’en ont les auditeurs et qualifiées d’« authentiques ». Ceci m’amène à considérer l’aspect musical vocal comme responsable, au premier chef, de la constance perceptuelle de la sevdalinka malgré tous les changements historiques survenus. De plus, l’aspect musical vocal sert d’unification du texte et de la musique dont la transmission intégrée demeure nécessaire dans le but d’obtenir ce que de nombreux auteurs, dont Vranić et Pobrić (2005, 87), appellent non seulement la musique, mais bien le phénomène musical. Selon un raisonnement personnel, le processus de cette transmission semble se diviser en deux catégories, perceptuelle et vocale. Ce raisonnement est appuyé par les propos de l’interprète Himzo Polovina (1927-1986), caractérisant la sevdalinka de poésie chantée (Vranić et Pobrić 2005, 94-95). Nous retrouvons cette perception autant chez les amateurs que les spécialistes de divers domaines. À ce sujet, Durić affirme : « Il faut vivre son rythme et son vers, s’arrêter au-dessus d’un mot, revivre en elle (sevdalinka) l’éclat transcendantal-métaphysique – la vision de poésie complète » (Vranić et Pobrić 2005, 91-92). De ce point de vue, l’interprète se retrouve alors, primordialement, dans l’obligation d’appréhender l’ampleur et l’importance du contenu poético-littéraire de la sevdalinka qui se veut une chanson traditionnelle transmettant l’évolution historique, dont politique et socioculturelle, d’un peuple.

24 Les sevdalinke sans accompagnement instrumental consistent en sevdalinke chantées par une voix soliste a

cappella, c’est-à-dire sans aucun accompagnement, ni instrumental, ni vocal.

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La compréhension du contenu poético-littéraire joint la valeur qu’est la « dignité ». À certains moments, du point de vue politique, elle se retrouve dans la survie du destin tragique — suite des nombreux génocides et guerres — et à d’autres moments, du point de vue socioculturel, dans sa manière d’être urbaine, ce qui, chez les Bosniens, et selon Peters, se manifeste à travers le respect et le raffinement, puisque « dignity is expressed by Bosnians in their acceptance of fate along with its tragedy and suffering, while managing to maintain core values, recognizing and focusing on that which is beautiful » (Peters 2007, 136). Suivant cette prise de conscience, l’interprète se retrouve à faire l’expérience de ce sentiment de « dignité » et à le transmettre pareillement à l’auditoire. Il devient dès lors important que cette transmission vocale demeure « équilibrée », comme c’est le cas de la compréhension de la « dignité » reposant simultanément sur la tragédie et la beauté. Cet « équilibre » a un impact direct sur le jugement de l’auditoire, plus précisément sur la dissociation, autant chez les amateurs que les professionnels, de l’interprétation « authentique » ou « vraie » de celle qui est caractérisée d’inappropriée. Tout en me référant aux propos ci-dessus, je souhaite ainsi approfondir mon questionnement en me demandant dans quelle mesure l’interprétation vocale exprime ces valeurs « de dignité » et « d’équilibre » responsables de la perception axiologique et du caractère « authentique » liés à la sevdalinka.

Dans le but d’élaborer ce questionnement, la thèse vise quatre objectifs. En premier lieu, déterminer la provenance des termes « dignité » et « équilibre ». Ensuite, définir la qualification perceptuelle d’« authenticité » et mesurer la portée de ces termes. En troisième et quatrième lieux, présenter l’importance du contenu poético-littéraire dans le but d’introduire les manipulations vocales qui transmettent physiquement la perception du contenu poético-littéraire26.

0.4. Cadre théorique et méthode

Afin de répondre au premier objectif, la première étape de la méthode consistera à déterminer la provenance des termes « dignité » et « équilibre » mentionnés dans la

26 Par « manipulations vocales » je fais référence à l’interprétation vocale incorporant les manières d’appliquer les mélismes.

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recherche de Peters (2007, 128-131). Abordant la musique traditionnelle bosnienne de plus d’une manière27, l’auteure insiste sur leur point commun, non seulement en tant que résultat

analytique mais également en tant que témoin d’une perception partagée : le respect (Peters 2007, 128-129). Le respect provient du fait que la sevdalinka, malgré la complexité historique — politique et socioculturelle — se reflétant à travers celle-ci, représente un style de vie28 faisant intervenir les concepts de la beauté. Tel que l’affirme Pobrić, « sevdalinka, however, is cherished among Bosnians as representing all that is beautiful and positive in life » (Peters 2007, 2).

Cette conceptualisation est ainsi étroitement liée aux termes « dignité » et « équilibre » comme fondement de la musique traditionnelle bosnienne, celle-ci étant constituée non seulement de la chanson (sevdalinka), mais également de l’atmosphère (sevdah) produite : « Sevdalinka is fundamentally an experience that is deeply personal, symbolic, and even spiritual » (Peters 2007, 105). Dans le but de clarifier cette conceptualisation et les termes s’y rattachant, je me réfère à l’approche analytique de Keil et Feld (1994), spécifiquement au processus de communication par lequel ils définissent la transmission des valeurs traditionnelles au niveau musical. « La dignité » et « l’équilibre », en tant que fondements de la musique traditionnelle bosnienne, demeurent à la base de la structure musicale, celle-ci étant définie par l’interaction entre le contenu poético-littéraire et la performance. Tandis que le contenu poético-littéraire met l’accent sur la nostalgie et la sémantique, la performance consiste en la véracité et la sincérité de l’interprète, et ce, au moyen de la phonostylistique.

Lors de la deuxième étape de la méthode, je fais appel à la recherche de Peterson (1997) sur l’authenticité en musique country, ainsi qu’à la recherche de Scherer et Coutinho29 (2013) sur la perception émotionnelle. Peterson introduit six définitions de l’authenticité d’après l’Oxford English Dictionary. De ces six définitions, j’en retiens deux, soit la cinquième et la sixième, qui mettent respectivement en perspective la véracité

27 La thèse de Peters comprend, en plus de l’introduction, les six chapitres suivants : « Sevdalinka: Origins and Influences », « Text and Music: Distinctions and Transformations », « Individuals and Contexts of Participation in Sevdalinka », « Ethics and Aesthetics of the Urban », « Cultural Symbolism » and « Sevdalinka Today and in the Future ».

28 « In fact, sevdalinka has been described as not only being a musical genre, but a lifestyle » (Peters 2007, 2). 29 (1933-2014).

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émanant de la performance et son impact sur le récepteur ainsi que la valorisation de l’auditoire par rapport à la constance et à la sincérité de l’interprète (Peterson 1997, 208-209). Tel que l’affirme Peters, dont je partage l’opinion, les deux dernières définitions rejoignent la caractérisation perceptuelle d’« authenticité » de la musique traditionnelle bosnienne et solidifient le lien entre celle-ci et les qualificatifs « dignité » et « équilibre ». En d’autres mots, la véracité de la performance ainsi que la constance et la sincérité de l’interprète font en sorte qu’une sevdalinka, ou plutôt l’interprétation de celle-ci, est perçue par l’auditoire comme étant prava ou « vraie », terme fréquemment utilisé par les bosniens, ce qui rejoint les propos de Peters :

The real preoccupation of Bosnians is the experience which occurs between performer and listener during performance. This has everything to do with sincerity and credibility. A performance may be deemed as being “correctly delivered” but still lacking authenticity in delivery. The performer is expected to “experience” the depth and meaning of the song he or she delivers and bring a relevant, knowledgeable and truthful interpretation to the listener. Credibility is essential and it is linked to the experience of the sevdalija30 at a given moment and his or her ability to relay this to the listener (Peters 1997, 18). Dans le but de clarifier ce processus d’interaction entre les définitions mentionnées ci-dessus et la caractérisation perceptuelle d’« authenticité », je me réfère aux trois catégories d’éléments ayant un impact sur la perception émotionnelle des auditeurs lorsqu’exposés à la musique élaborées par Scherer et Coutinho : la performance, les auditeurs et le contexte (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 130-131). Dans les deux cas, autant au niveau de l’authenticité que de la perception émotionnelle, il s’agit d’une manifestation simultanément subjective et intersubjective, interagissant avec les deux dernières étapes de la méthode, c’est-à-dire la compréhension de l’importance du contenu poético-littéraire par l’interprète et sa transmission, qualifiée autrement de l’interprétation vocale. L’analyse de l’interprétation vocale se base sur le concept de phonostylistique de Léon (1969; 1973; 2009), ainsi que sur l’application de ce concept à la performance, élaborée par Lacasse (2008; 2010).

Lors de la troisième étape de la méthode, j’élabore la présence de la nostalgie autant au niveau poético-littéraire qu’émotionnel (de l’auditeur). Dans le premier cas,

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je me réfère à la sémantique historique mentionnée par Starobinski31 (1966) dans le

but de montrer le sentiment nostalgique engendré par la terminologie sélective turque. Cette dernière, en soi et au niveau du contexte dont elle relève, évoque l’identité individuelle et socioculturelle et les conventions symboliques, étant simultanément les deux sous-catégories des éléments des auditeurs élaborés par Scherer et Coutinho (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 131).

Dans le cas de la nostalgie présente au niveau émotionnel de l’auditeur, je m’oriente vers les recherches de Boym32 (2001) et Boda (1999), notamment la nostalgie postcommuniste et la nostalgie de l’exilé. Sevdalinka, tout comme une grande partie de la musique traditionnelle, sinon la totalité, projette les normes socioculturelles, morales et spirituelles. Sous l’effet de l’évolution temporelle, incluant les déroulements historiques et politiques, ces normes changent, pour le meilleur ou le pire, selon notre perception. En me référant aux entrevues de Peters, ainsi qu’à mon expérience personnelle, le deuxième sentiment mentionné demeure grandement présent chez les Bosniens, possiblement davantage chez les Bosniaques, peu importe leur localisation, notamment dans le sillage du génocide de 1992, ayant pour conséquence l’émergence d’une nostalgie : « They expressed discouragement regarding cultural values and the irretrievability of a “better” past. While they loved

sevdalinka as much as ever, they did not seem to have the energy or the heart to

return to that which represented the joyful “rightness” in life » (Peters 2007, 134). La nostalgie postcommuniste, ainsi que deux types de nostalgie caractérisés par Boym, « reconstruite » (restorative) et « analysée » (reflective), permettent de mieux comprendre cette réponse simultanément psychologique et émotionnelle. Les définitions respectives quant à la nostalgie « reconstruite » et « analysée » demeurent la référence au passé et à l’avenir national et la description de la mémoire individuelle et culturelle (Boym 2001, 49). D’une manière plus précise, « two kinds of nostalgia are not absolute types, but rather tendencies, ways of giving shape and meaning to longing. Restorative nostalgia puts emphasis on nostos and proposes to rebuild the lost home and patch up the memory gaps. Reflective nostalgia dwells in algia, in

31 (1920-2019).

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longing and loss, the imperfect process of remembrance » (Boym 2001, 41). Boda, à son tour, soulève une perspective nouvelle en introduisant deux types de lieu de naissance, le lieu géographique et le lieu psychique (Boda 1999, 272).

Finalement, une fois le processus de l’importance du contenu poético-littéraire appréhendé par l’interprète, l’interprétation vocale regroupe et projette, d’une façon crédible, tous les éléments mentionnés précédemment, dont « la dignité » et « l’équilibre », « l’authenticité » et « la nostalgie ». L’introduction de l’adjectif « crédible » demeure d’une grande importance sur ce plan. La déformation de toute manipulation vocale, divergeant de « l’équilibre » discuté précédemment, déplace la

sevdalinka de « vraie » à « autre ». Prenant cela en considération, l’objectif de la

quatrième étape de la méthode concerne la discussion des éléments strictement vocaux transmettant, par le processus comportemental, la compréhension du contenu poético-littéraire.

À ce but, je me réfère au concept de phonostylistique de Léon (1969; 1973; 2009), ainsi qu’à l’application du concept dans la recherche de Lacasse (2008; 2010). Léon associe à la phonostylistique la fonction de transmission d’information supplémentaire (Léon 1969, 73). « La phonostylistique, comme je la conçois, ne s’intéresse pas au référentiel en tant que tel mais au message secondaire qui l’accompagne » (Léon 2009, 161). Lacasse adapte ce concept lors d’une performance, et ce, au niveau 1) générique, 2) de l’interprète, 3) du personnage et 4) microacoustique (Lacasse 2010b).

In summary, female radio singers of sevdalinka were gifted artists who were able to project their voices with the utmost of control and they did so with notable restraint. In particular, their expressivity lay in delicacy rather than in sentimental colouration or powerful display of virtuosity. By approaching ornamental turns of narrow range, for instance, with careful diminuendo rather than vibrato force, they draw the listener in, causing one to listen more intently. The manner described above is not limited to female urban performance however (Peters 2007, 98)33.

33 Peters décrit ici, et d’une manière précise, l’interprétation vocale des sevdalinke, notamment les manières d’appliquer les mélismes. La citation semble suggérer qu’il s’agit principalement des chanteuses, mais l’écoute des extraits musicaux permet de conclure que les chanteurs appliquent les mélismes de la même manière. Tout éloignement de l’équilibre défini par ces manières d’appliquer l’ornementation affaiblit la perception et la caractérisation de la sevdalinka « authentique » et la rend « autre », concept élaboré dans la partie « Conceptualisation de la dignité et de l’équilbre ».

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En résumé, l’objectif de ma recherche demeure de découvrir de quelle manière « la dignité » et « l’équilibre », critères sur lesquels est fondée l’esthétique du genre, se manifestent-ils exactement dans la musique traditionnelle bosnienne et quel rôle joue la voix dans ce processus. L’analyse étant divisée en quatre étapes, je débute en déterminant la provenance des termes « dignité » et « équilibre » introduits par Peters (2007). Je poursuis en définissant la qualification perceptuelle d’« authenticité » en me basant sur la cinquième et sixième définition de Peterson (1997) provenant de la discussion sur l’authenticité en musique country, notamment la véracité émanant de la performance et son impact sur le récepteur ainsi que la valorisation de l’auditoire par rapport à la constance et à la sincérité de l’interprète. Dans les deux cas, ce processus simultanément psychologique et émotionnel a pour fondement l’importance accordée au contenu poético-littéraire. Dans le but d’expliquer cette importance, je me penche sur les théories de la nostalgie, notamment la nostalgie postcommuniste, incluant « la référence au passé et au futur national et la description de la mémoire individuelle et culturelle » (Boym 2001, 49). Finalement, j’introduis les manipulations vocales qui, selon des observations personnelles en tant que spectatrice, transmettent physiquement la perception du contenu poético-littéraire, notamment par le biais de paramètres phonostylistiques (Léon 1969; 1973; 2009 et Lacasse 2008; 2010), lesquels semblent participer au processus de valorisation de l’auditoire.

En concluant, je tiens à expliquer non pas l’absence mais plutôt la moindre importance accordée à une démarche ethnographique dans ma recherche, la majorité de mes propos étant basée sur les recherches dont j’ai pris connaissance ainsi que l’expérience personnelle. En effet, une grande partie de recherches existantes sur la musique traditionnelle bosnienne résultent de démarches ethnographiques qui ont souvent présenté celle-ci d’une manière décortiquée. Ainsi, la sevdalinka fut et est toujours grandement analysée du point de vue historique, socioculturel, poético-littéraire, théorique et même perceptuel. Cependant, rarement trouverons-nous une interaction de deux angles ou plus, ce qui demeure l’essentiel de mon analyse actuelle, notamment par l’interaction des aspects historiques, perceptuels et vocaux. L’analyse historique incorpore des éléments politiques et littéraires à travers le sentiment nostalgique et le contenu poético-littéraire. L’analyse perceptuelle se base sur des éléments cognitifs, dont l’axiologie et l’authenticité. Finalement, l’analyse théorique incorpore des éléments musicaux au niveau de la

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performance et de la phonostylistique. De plus, il existe peu de travaux analytiques, du point de vue théorique, sur la musique traditionnelle bosnienne. Les analyses vocales sont encore plus rares. Celles qui existent font davantage des présentations générales, alors que tout le matériel nécessaire pour ce genre d’analyse est disponible, d’où l’intérêt de ce travail basé sur une approche toute nouvelle, notamment sur l’analyse phonostylistique et sa démonstration à l’aide du spectrogramme.

Par expérience personnelle je fais référence à mes origines bosniaques, une enfant qui naquit et grandit dans l’environnement de la musique traditionnelle bosnienne, dans une famille d’accordéonistes (père et frère) de la sevdalinka en particulier. De plus, je fus également une enfant de la guerre (génocide de 1992) et vis la naissance du sentiment nostalgique autant dans le milieu familial que dans l’environnement, bosniaque et bosnien, autre que familial. Cette position comporte inévitablement des inconvénients et des avantages. Tandis que j’envie l’objectivité possible d’un chercheur n’étant pas d’origine bosniaque, je demeure reconnaissante de pouvoir, par moment, m’éloigner de l’analyse scientifique et laisser le sentiment d’appartenance parler, malgré sa complexité, laquelle est discutée lors de l’analyse perceptuelle. Je me retrouve alors dans les deux directions d’un chemin à sens unique, un voyage sans départ et sans fin, dont la seule importance demeure de faire connaître un discours perplexe et « authentique », pouvant éclairer certains aspects analytiques des autres musiques et dans ce cas être utilisé par un rapprochement analytique, selon une approche de « comparatisme approfondi », définie ainsi par Herzfeld dans le domaine de l’anthropologie (Herzfeld 2001) : « The kind of reflexive comparativism I am suggesting here offers precisely this advantage: instead of making “our own” mode of immovable touchstone, for the evaluation of all others, we treat it as an interesting cultural object in its own right » (Herzfeld 2001, 64). Est-ce possible ? Ce genre musical spécifique peut-il être pertinent pour un domaine aussi vaste que la musicologie, prenant en considération son existence obscure dans la communauté académique occidentale, ainsi qu’une approche analytique se basant significativement sur l’expérience personnelle ? Comme le précise Qureshi dans son analyse de la musique Qawwali, point de vue que je partage en considérant la musique traditionnelle bosnienne, malgré la différence des genres musicaux analysés, c’est dans l’interaction que l’essentiel réside, l’interaction entre l’abstrait et le concret, l’émotif et le social, la norme et le particulier :

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From my vantage point the vivid, immediate and very audible way in which Qawwali music discourse expresses and connects the abstract with the concrete, the emotional with the social, and the normative with the idiosyncratic – all this not only shows the range of semantic possibilities inherent in a musical structure, but also points unequivocally to the musical process as the dynamic locus where musical meaning is articulated and makes its unique impact (Qureshi 1986, 233). [...] This semantic content, the meaning of Qawwali music, is at once specific and general. General not in the sense of vague, but in the sense of wide-ranging, encompassing a number of different, even contrasting dimensions, each of which is quite clearly definable (Qureshi 1986, 228).

Je suis alors à la fois analyste et objet d’analyse, défini souvent dans le domaine musical en tant qu’« autre », terme ayant ses lacunes. « … Devenir l’autre n’est pas non plus le meilleur moyen de le connaître : on devient parfois trop près de l’objet pour le saisir. L’analyse externe prend alors le relais et aussi tout son sens » (Fernando et Desroches 2009, 257), d’où le privilège de ma fonction d’analyste. Ceci étant dit, cette présence double dans l’environnement bosniaque et bosnien clarifie l’importance de moindre envergure accordée à une démarche ethnographique. Tel qu’expliqué par Qureshi,

rather than explicitly linking presentational style to ethnographic content, I have decided to write about sarangi music in terms of my own experience. I realize that this has produced writing that presses language and may strike readers as un- usual; the intent is to prompt other than ethnographic kinds of questioning about how meanings become known and how experience of music changes kinds of knowing (Qureshi 2000, 806).

Ainsi, je me place dans la même position, celle d’écrire sur la musique traditionnelle bosnienne en me basant largement sur mon expérience personnelle et en m’appuyant sur des analyses scientifiques, et non pas l’inverse. Mon rôle, à la fois, d’analyste et d’objet de l’analyse, permet cette approche; une approche dont le but ultime demeure de clarifier la source, mais surtout la raison, de nombreux propos perceptuels déjà existants, associant la

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Chapitre 1

Conceptualisation de la dignité et de

l’équilibre

1.1. Perception axiologique et qualification d’« authenticité »

« The interpretation of an original sevdalinka is always a deep and intimate process of re-evaluating emotions in their complexity, and re-examination of life and its meaning » écrit Durić (Durić et Harthill 2009). Cette perception axiologique demeure grandement présente, directement ou indirectement, dans toute discussion sur la musique traditionnelle bosnienne, que ce soit parmi les amateurs ou les connaisseurs, à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières du pays. En d’autres mots, c’est une attente sous-entendue. Qu’entendons-nous alors par perception axiologique ? Me basant non seulement sur les lectures et les analyses, mais également sur l’appartenance à l’environnement dont je fis et ferai toujours partie dû à mes origines bosniaques, je me permets de définir la perception axiologique par la valorisation de la sevdalinka pour son contenu poético-littéraire et musical, sa transmission et sa réception, au point d’être qualifiée d’« authentique », en tenant compte de l’atmosphère dans laquelle sont plongés les auditeurs à l’écoute d’une performance. Pour n’inclure que quelques exemples à ce sujet, j’introduis les propos de Pobrić, Rizvić34 et Spahić35 :

In my opinion, sevdah is an aura surrounding you, it is of invisible and non-material form, but every individual who defines aesthetics as part of his/her life may feel sevdah in its slightest form and in the smallest space (Vranić et Pobrić 2005, 24).

Sevdalinka is not just a love song; it is a song about sevdah. That is where its

essence lies. It is the song of the Slavic and Oriental emotional fructification and a combination of the following: the Oriental – according to the intensity of its passion, the power and potential of its sensuality; the Slavic – according to the dreamy, inconsolable, painful sensitivity, and the width of its spirituality (Vranić et Pobrić 2005, 25).

We have a unique kind of song that forgets neither the body, nor the senses and feelings, neither the external – the popular – nor the internal – esoteric, spiritual, conceptual, sensual, emotional, and all this together – and much more than that – that is our sevdalinka, which has preserved love, and never evoked shame but virtue, honour and character (Vranić et Pobrić 2005, 31).

34 Muhsir Rizvić (1930-1994). Professeur de littérature. 35 Mustafa Spahić. Politologue et Imam.

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Ce qui intrigue dans cette approche perceptuelle, notamment l’ampleur de son importance, demeure la cause de celle-ci. Il s’agit là d’un questionnement d’envergure et de longue date, déjà indirectement soulevé dans mon mémoire de maîtrise (Medinić 2010). Dans le but d’élaborer cet aspect analytique je me réfère aux termes précis, introduits par Peters (2007, 128-131) dans son mémoire de maîtrise « Song of Sevdalinka: Cultural Anthem of Bosnia-Herzegovina », soit « la dignité » et « l’équilibre ». Je crois qu’il s’agit là de fondements de la musique traditionnelle bosnienne, en d’autres mots de valeurs qui, selon mon raisonnement personnel, définissent les critères sur lesquels sont fondées l’esthétique du genre ainsi que la perception axiologique qu’en a l’auditoire et la qualification d’« d’authenticité » qui en découle.

En effet, sevdalinka est une chanson traditionnelle. Par « traditionnelle », elle fait référence aux coutumes et croyances qui interagissent simultanément avec des aspects politiques et socioculturels et définissent l’histoire d’un peuple, d’une culture, d’une nation : « The art of music above all the other arts is the expression of the soul of the nation, and by a nation I mean...any community of people who are spiritually bound together by language, environment, history and common ideals, and above all, a continuity with the past » (Williams 1987, 68). Tel que soulevé par Williams, l’importance majeure ne provient pas que de la référence aux coutumes et croyances et leurs interactions, mais davantage de la transmission de tous ces aspects d’une génération à l’autre — la continuité du passé — malgré le changement temporel et les modifications inévitables s’y rattachant. Cette transmission, sous forme musicale, se fait par la communication, cette dernière étant définie par Keil et Feld (1994, 79) de processus socialement interactif et intersubjectif construisant la réalité par le message et l’interprétation. Ainsi, la communication réside dans le dialecte, dans la relation entre la forme et le contenu, le courant et l’information, le code et le message, la culture et le comportement, la production et la réception, la construction et l’interprétation (Keil et Feld 1994, 78). De plus, prenant en considération la présence du multiculturalisme sur les territoires bosniaques36 et pareillement dans la

36 Selon le président de l’Institut de recherche sur le génocide - Canada, Emir Ramić, le recensement de la Bosnie-Herzégovine de 1991 indiquait une population de 4 377 033 habitants dont 1 902 956 (43,47%) musulmans, 1 366 104 (31,21%) orthodoxes, 760 852 (17,38%) catholiques, 242 682 (5,54%) yougoslaves et 104 439 (2,38%) autres. En 1991 les minorités nationales recensées comprenaient : Albanais (4922), Monténégrins (10 048), Tchèques (590), Hongrois (893), Macédoniens (1596), Allemands (470), Polonais

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Tableau 1.2. Perception émotionnelle

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