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Chapitre 1 Conceptualisation de la dignité et de l’équilibre

1.2. Authenticité

Prenant en considération les propos précédents, une performance « authentique » de la sevdalinka devient une performance qui, au niveau comportemental, projette cette axiologie ayant pour résultat l’ambiance précise définie par le terme sevdah42. Tel qu’affirmé par Taruskin, « authenticity […] is knowing what you mean and whence comes that knowledge. And more than that, even, authenticity is knowing what you are, and acting in accordance with that knowledge » (Taruskin 1984, 2).Spécifiquement pour cette raison, l’authenticité occupe une place cruciale dans la compréhension du fonctionnement de la musique traditionnelle bosnienne. « Any approach to music which aims to contextualise it as cultural expression must foreground discussion of ‘authenticity’, since ‘honesty (truth to cultural experience) becomes the validating criterion of musical value’» (Middleton 1990, 127).

Les perceptions à l’égard de l’authenticité, ou davantage de la définition de celle-ci, sont multiples, incluant celle de Peterson (1997) dans son analyse de la musique country. Dans le but de concrétiser, je reviens au fait que lors de toute performance de la sevdalinka, les auditeurs sont à la recherche de sevdah. En d’autres mots, ils sont à la recherche de l’ambiance où la « dignité », mise en valeur par les éléments d’amour et de respect, surpasse les impacts négatifs des conflits historiques, et où la tension entre le négatif et le positif, par la résilience, cause « l’équilibre ». Ainsi, les auditeurs se mettent, indirectement, à la recherche de la véracité émanant de la performance ainsi que de la constance et de la sincérité de l’interprète. Tandis que la véracité reflète « la dignité », « l’équilibre » est mis en valeur par la constance et la sincérité de l’interprète. Ces deux éléments reflètent

42 Par performance, je fais référence à la mise en pratique des éléments se manifestant dans la musique traditionnelle bosnienne et étant responsables de la perception axiologique, notamment la dignité, l’équilibre, l’authenticité et la nostalgie. Cette mise en pratique suit deux étapes, la compréhension du contenu poético- littéraire et de son importance historique, dont politique et socioculturelle s’y rattachant, ainsi que l’interprétation vocale qui, par la phonostylistique, met l’accent sur la véracité émanant de la performance ainsi que la constance et la sincérité de l’interprète.

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respectivement les cinquième et sixième définitions de l’authenticité de Peterson (1997, 208-209).

D’une manière plus élaborée, la véracité revient à la compréhension du contenu poético-littéraire de la sevdalinka et surtout de son importance car il s’agit là d’une transmission historique, dont politique et socioculturelle. L’artiste se place dans un rôle mettant en valeur sa vérité personnelle, tout comme la vérité de « l’autre-absent » et la vérité de sa culture représentant simultanément « l’autre-présent » (Moore 2002, 209). Tel qu’affirmé par Feld, la musique se veut une entité symbolique, interprétée socialement de manière significative en termes de structure, de produit et de performance (Feld 1984, 1). Elle est en outre mise en valeur par la variété des acteurs bien préparés, investis et historiquement situés (Feld 1984, 1). Cette véracité devient alors soutenue par la constance et la sincérité de l’interprète mises en valeur, selon mon raisonnement personnel, sur les plans performanciel, comportemental et contextuel. Peterson affirme ce raisonnement dans le domaine de la musique country, un genre musical qui interagit également avec l’identité culturelle, tel étant le cas de la sevdalinka :

All would-be country music performers have to authenticate their claim to speak for the country identity. For musicians, establishing the right to speak involves knowing all the conventions of making the music and the nuances of voice and gesture that make their work sound “country”. Music and performance are vital to the audience, but signifiers are also vital (Peterson 1997, 218).

Scherer et Coutinho élaborent cette perspective dans l’ouvrage The Emotional Power

of Music: Multidiciplinary Perspectives on Musical Arousal, Expression, and Social Control, en présentant trois catégories d’éléments ayant un impact sur la perception

émotionnelle des auditeurs lorsqu’exposés à la musique, notamment la performance, les auditeurs et le contexte (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 130-131). Les éléments de performance se divisent en deux sous-catégories correspondant à l’interprétation de la pièce et à l’image transmise lors de cette interprétation, cette dernière incorporant l’identité et l’habileté de l’interprète, ainsi que l’état et les manières de la performance (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 130-131). Les éléments liés aux auditeurs concernent l’identité individuelle et socioculturelle, ainsi que les conventions symboliques (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 131). Quant aux éléments du contexte, il s’agit, entre autres, de l’endroit où

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l’interprétation de la performance a eu lieu, de l’évènement, et/ou de tout autre élément pouvant avoir un impact sur l’acoustique, l’ambiance du lieu ou le comportement des auditeurs (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 131).

Je ne m’attarderai pas ici sur l’aspect vocal, celui-ci appartenant à la première sous- catégorie des éléments de performance – l’interprétation, puisqu’il sera étudié en détails dans la section de l’analyse vocale; je me concentre plutôt sur l’aspect gestuel ainsi qu’environnemental, mettant en valeur, respectivement, les éléments associés aux auditeurs ainsi qu’au contexte. La deuxième sous-catégorie des éléments de performance – l’image, réfère directement aux causes, discutées précédemment, de la véracité émanant de la performance et son impact sur le récepteur ainsi que de la valorisation de l’auditoire par rapport à la constance et à la sincérité de l’interprète.

Dans le but de soutenir la véracité discutée antérieurement, dont « la dignité », les aspects gestuels et environnementaux se veulent être équilibrés. Le contenu poético- littéraire demeure l’aspect primordial de la sevdalinka et pour cette raison tout geste, ou plus précisément l’exagération de celui-ci, détournant l’attention, ne serait-ce que momentanément, de l’aspect primordial nuit à la présence et à la perception de « l’équilibre ». Tel qu’affirmé par Davies, les mouvements produits par des musiciens véhiculent également l’information émotionnelle (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 200). En d’autres mots, « facial expression and gesture of performers can profoundly affect the way music is perceived, interpreted, and experienced. Movements and facial expressions can shape the perception of music structure as well as the emotional messages communicated by the music » (Cochrane, Fantini et Scherer 2013, 201). La présence gestuelle ne se limite pas à l’expression faciale, mais peut également inclure le mouvement corporel, notamment la danse. Cette thématique demeure grandement explorée dans l’ouvrage Quand la musique prend corps (Desroches, Stévance et Lacasse, 2014), notamment par « le corps comme outil du musicien, la voix comme incarnation sonore du corps, le corps comme lieu et enjeu de la performance musicale et le corps en mouvement avec la musique » (Desroches, Stévance et Lacasse 2014, 9). Tel qu’affirmé,

le regard systématique sur le corps nous apprend beaucoup, par ailleurs, sur la mise en relation à l’espace, sur la relation aux autres et, bien entendu, sur le genre

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musical lui-même. Pratiquer une musique suppose en effet la mise en place d’un espace relationnel entre les divers acteurs. La création de cet espace singulier et dynamique permet non seulement l’émergence d’une relation entre les différents intervenants, mais elle favorise aussi la création in situ de la signature du groupe ou de l’artiste singulier. Cette signature est produite en grande partie par des modalités particulières de recours au corps (Desroches, Stévance et Lacasse 2014, 9).

Ces propos décrivent l’impact que le corps peut avoir sur une performance, la compréhension et la perception de cette dernière. Pour cette raison, l’absence du mouvement corporel demeure d’une grande importance dans l’interprétation de la

sevdalinka, où toute attention doit se porter sur le contenu poético-littéraire.

La même approche s’applique au niveau environnemental, c’est-à-dire le lieu où se déroule la performance, minimaliste du point de vue de la décoration malgré l’ampleur possible de l’espace (ce qui est le cas lors des concerts de grande envergure). La décoration, lorsqu’elle est délibérément incluse dans le lieu de performance, se veut le reflet de la modestie projetée par le contenu poético-littéraire. Encore une fois, « l’équilibre » demeure au premier plan et la distraction à son minimum dans le but de préserver l’attention sur l’aspect primordial qu’est le contenu poético-littéraire. Il n’est pas rare de voir, lors des concerts de musique traditionnelle bosnienne, l’inclusion d’éléments décoratifs de la période ottomane dans le but de replonger les auditeurs, par le symbolisme, dans cet environnement d’autrefois projeté par le contenu poético-littéraire.

Un autre élément pouvant compromettre « l’équilibre » concerne le code vestimentaire de l’interprète. Encore une fois, toute distraction à ce sujet, notamment par le manque de pudeur, devient une contradiction par rapport au contenu poético-littéraire. Ce dernier fait référence à une période de grande discrétion émotionnelle, tel que décrit par Vranić et Pobrić :

A more moderate separation of girls that was practiced among the majority of the urban population, led to a special form of love encounters, ašikovanje, a gradual love acquainting with precisely established rules of love declaration, according to which, place, time and circumstances of the lovers’ meetings were rather precisely determined: it took place mostly on Friday afternoons, but also on other days and in different times of the day, at the gate or ašik pendžer43,

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mušepci44...On days determined for flirting, boys used to walk on the streets in

groups, and girls used to stand in ašik pendžer or to peer out through a half- open courtyard door. One of the typical ways of understanding each other in this love dialogue was sevdalinka, which represented a unique form of communication between the female voice singing behind mušebak, the court- yard wall, and the male voice singing on the other side of it (Vranić et Pobrić, 2005, 27-28).

Remarquons qu’il existe là une interaction entre l’intensité et la discrétion, notamment dans la thématique d’amour. Tandis que le contenu poético-littéraire intensifie l’aspect émotionnel, par la sensualité et la sensibilité, sa présentation, autant au niveau de l’interprétation que du comportement, se fait de façon discrète.

En résumé, « l’équilibre » des éléments performanciels discutés précédemment, dont l’aspect gestuel et environnemental, tout comme vocal qui sera élaboré ultérieurement, confirme la constance et la sincérité de l’interprète ayant pour résultat la valorisation de la prestation par l’auditoire. Simultanément, cet « équilibre » soutient la véracité émanant de la performance, une performance dans ce cas considérée comme « authentique », ayant pour conséquence la présence d’une perception axiologique favorable. Avant de créer cet épanouissement psychologique et émotionnel, l’interprète se trouve dans une position de prise de conscience de l’importance du contenu poético-littéraire de la musique traditionnelle bosnienne qui se veut une communication de normes socioculturelles, morales et spirituelles. Le regroupement de ces normes expose des valeurs qui définissent les critères sur lesquels est fondée l’esthétique du genre, soit « la dignité » et « l’équilibre », ainsi que la perception axiologique positive qu’en a l’auditoire et la qualification d’« authenticité » qui en découle. Une fois ce processus analytique interne appréhendé, et tel qu’affirmé par Davis, tout musicien doit alors trouver sa manière d’interpréter par la combinaison de la conscience historique et de la musicalité intuitive (Davis 2010, 80). Les deux demeurent nécessaires; tandis que le premier appuie et guide le deuxième, le deuxième enrichit et anime le premier (Davis 2010, 80).

44 Fenêtres avec des barreaux.

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Tableau 1.2. Perception émotionnelle

É lém en ts de per fo rm an ce (p er for m an ciel)

Interprétation (ne s’applique pas à ce niveau analytique; sera élaboré dans la section de l’analyse vocale)

Image

- Identité et habileté de l’interprète

- État et manières de la performance

La véracité émanant de la performance et son impact sur le récepteur (dignité)

La valorisation de l’auditoire par rapport à la constance et à la sincérité de l’interprète (équilibre)

É lém en ts des aud ite u rs (c om p or te m en tal ) Identité individuelle et socioculturelle

La tradition : transmission des coutumes et des croyances interagissant avec des aspects politiques et socioculturels

L’interaction slave et orientale

La dignité et l’équilibre provenant de l’interaction de l’amour, du respect et de la résilience

Conventions symboliques É lém en ts du c on te xte (c on te xtuel )

Endroit et événement La décoration se veut le reflet de la modestie projetée par le contenu poético-littéraire

Le symbolisme (inclusion des éléments décoratifs de la période ottomane)

Le code vestimentaire se veut le reflet de la pudeur projetée par le contenu poético-littéraire

Éléments additionnels ayant un impact sur l’acoustique, l’ambiance et le

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