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Chapitre 2 Analyse perceptuelle

2.2. Pluralité nostalgique

Étant le cas de la grande majorité des sevdalinke, dont les chansons données en exemples, les thématiques principales de la musique traditionnelle bosnienne — l’exposition des sentiments religieux, patriotiques, sociaux et éthiques, la description des villes et des paysages bosniaques, ainsi que l’amour, retrouvent leur vrai sens entre la sincérité sentimentale et la précision linguistique (Medinić 2010, 12-13) — suscitent grandement la nostalgie59. Celle-ci, tout en faisant référence à la période ottomane, se

58 Le commentaire inclus lors de l’analyse de la chanson « Kradem ti se u večeri » s’applique également ici, c’est-à-dire que la chanson exprime « la dignité » et « l’équlibre » à travers le contenu poético-littéraire, par la nostalgie et la sémantique. L’aspect musical, notamment l’interprétation vocale, n’est pas mentionné ni élaboré car l’élément analytique, à ce niveau, demeure uniquement le contenu poético-littéraire. Le lien entre la musique et le texte sera examiné ultérieurement, lors de l’analyse phonostylistique. La partition et l’extrait musical ont été inclus dans le but de donner une idée complète de l’œuvre (contenu littéraire, notation musicale et interprétation vocale/sonorité).

59 À titre d’exemples, j’isole quelques sevdalinke de plus, notamment, « Bosno moja, divna, mila », « Ima l’ jada k’o kad akšam pada », « Kad sretneš Hanku », « Kraj pendžera Jusuf stari », « Ni Bajrami više nisu »,

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projette également dans la période suivant le génocide de 1992, le postcommunisme. Comment définir cette nostalgie ? Plus encore, quel sens donner à celle-ci, prenant en considération l’envergure de différences quant à ces deux périodes historiques, tout comme l’ampleur de questionnements quant aux conséquences positives de la période communiste par rapport à la population musulmane des territoires bosniaques ? Fut-il (communisme) une réalité ou une illusion… la thématique devient une thèse en soi. Par contre, cette interaction de périodes temporelles différentes me fait penser aux propos de Qureshi : « The implication for the study of time meanings is that this-and perhaps other musics - may be articulating more than one "time" at once and thus offering the listener a plurality of time experience » (Qureshi 1994, 499).

Prenant connaissance des entrevues effectuées par Peters (2007), mais également provenant d’observations personnelles60, un point demeure grandement présent chez les Bosniens lors des discussions sur la nostalgie. En effet, le rapport entre la nostalgie et la qualité de vie d’autrefois, de sécurité, de stabilité et de prospérité (Todorova et Gille 2010, 7) est automatiquement introduit, tout comme de la moralité et du respect (Peters 2007, 128-131). Que cette perception soit réelle ou illusoire, elle se base sur la certitude que la vie d’autrefois avait un sens. « The return to this tradition does not indicate the idealization, but rather a sophisticated and reasoned decision to return to values proven over centuries providing fulfillment and harmony in daily life » (Durić et Harthill 2009).

Cette nostalgie, semblant désirer, douloureusement, une place ou un lieu, exprime après tout le désir d’un temps ou d’une période différente (Boym 2001, xv). Tel que précisé par Todorova et Gille, on passe du concept médical de « maladie du pays », associé au territoire, à un concept cognitif suggérant le désir pour une période de vie spécifique et la qualité la définissant :

« Sa Igmana pogledat’ je l’jepo », « Sjajna zv’jezdo, gdje si sinoć sjala », « S’ one strane Plive », « Tebi majko misli lete » et « Vratnik pjeva ».

60 Les observations personnelles proviennent de ma propre exposition à cet environnement musical dès un jeune âge, surtout lors de la naissance du sentiment nostalgique dû au génocide de 1992. J’ai grandi dans un environnement où la sevdalinka était pratiquée, discutée, analysée, mais surtout vécue. À cela s’ajoutent : 1) l’entrevue avec le journaliste Vehid Gunić à Ottawa, en 2007, incluse dans l’annexe de la thèse, 2) la présence au concert d’Omer Pobrić à Detroit, en 2006 et 3) l’organisation de deux concerts bénéfice (sur la sevdalinka), à Ottawa, en 2006, et à Dallas, en 2011.

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In the post medical era of nostalgia, however, we confront a less corporeal notion of grief and obsession. Also, a less territorialized one – today, nostalgia most often appears discursively not as a search for a place, a home or nation, but as a socio-temporal yearning for a different stage or quality of life... (Todorova et Gille 2010, 18).

Joignant ce concept à la similarité des sentiments exprimés lors des périodes historiques différentes, il y a une forte corrélation avec le fait que la nostalgie n’est pas un phénomène à sens unique ou provenant d’une cause unique, mais plutôt de l’interaction de plusieurs développements. En d’autres mots, la nostalgie est un phénomène latéral et non pas littéral (Boym 2001, 354). Boda définit ce phénomène par le « travail de deuil » qui se fait dans un espace mobile. En d’autres mots,

un espace nostalgique dans lequel on ne « tombe » pas : on y entre, on en sort, traversées plus ou moins longues, va-et-vient possibles, portes et fenêtres ouvrant sur l’extérieur, sur l’autre, sur d’autres temps. C’est un espace mobile et souple, avec lequel le sujet peut jouer. La régression qui y mène n’est pas rigide, on y décèle une dynamique permettant au sujet de puiser dans l’archaïque sans s’y noyer, d’y trouver une source et non un refuge (Boda 1999, 276).

Au sentiment de nostalgie s’ajoute également l’exil, grandement présent lors des conflits politiques. La caractéristique principale de l’exil, ou de l’exilé, est la double conscience, une double exposition aux temps et espaces différents, une bifurcation perpétuelle (Boym 2001, 256). La perplexité surgit inévitablement. Le concept du passé, du présent et du futur perd ses points de repère. Et que dire de l’appartenance ? Après tout, le retour au pays d’origine ne signifie pas nécessairement un rétablissement de l’identité; il peut même projeter l’image d’un deuxième exil (Boym 2001, 289). En effet, lorsque l’exilé revient au pays d’origine il réalise souvent qu’il n’y a là rien de homey et qu’il se sent davantage chez lui dans le pays d’exil où il a appris à vivre (Boym 2001, 307). Étant également une possibilité, « …il a déjà eu la déception, lors d’un retour au pays, de voir que ce retour ne soulageait pas la nostalgie, que parfois, paradoxalement, il l’avivait » (Boda 1999, 277). Finalement, il ne faut pas isoler les cas où le départ est un choix « volontaire » et non pas « forcé », pour plusieurs raisons possibles, notamment l’impossibilité d’accepter les changements politiques et socioculturels. Comme l’explique Boda, dans ce cas, le départ devient une façon de préserver l’image de l’objet et l’image de soi :

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Partir peut donc être un moyen de laisser les choses en l’état, de ne pas les voir détruites; l’image de l’objet et l’image de soi « laissées là-bas », dédoublées, ne subissent pas l’épreuve du temps. Quitter pour ne pas altérer revient à quitter pour ne pas perdre. En quelque sorte, ce n’est pas le départ qui créerait la nostalgie mais l’inverse. Certains immigrés vivent très douloureusement les changements opérés pendant leur absence. A l’opposé, partir peut être un moyen de médiatiser la relation à l’objet. Le sujet se sent guetté par des retrouvailles qui menacent d’abolir toute distance avec l’amour premier, mortifère. La rupture est alors recherchée dans la tentative d’aménager une distance plus viable à l’objet, d’entériner une rupture antérieure incertaine : partir donc, perdre, pour ne pas perdre la parole. Partir pour mieux aimer l’objet, partir pour mieux le retrouver et partir pour mieux se retrouver au sens de se constituer, renforcer son avènement comme sujet (Boda 1999, 277).

Tous ces éléments référant à la nostalgie postcommuniste et définissant la perception du peuple bosnien rejoignent également le concept de nostalgie de Boym (2001). Boym distingue deux types de nostalgie : « reconstruite » (reconstructive) ou « analysée » (reflective) (Boym 2001, xviii). Tandis que le passé et l’avenir national réfère à la nostalgie « reconstruite », la mémoire individuelle et collective met l’emphase sur la nostalgie « analysée » (Boym 2001, xviii). La nostalgie « reconstruite » tend vers une reconstruction transhistorique du chez-soi perdu, se projette en tant que la vérité et la tradition et protège la vérité absolue (Boym 2001, xviii). La nostalgie « analysée », de son côté, se développe dans le désir en soi, sur l’ambivalence du désir et de l’appartenance, et ramène la vérité absolue au doute (Boym 2001, xviii). La nostalgie « analysée », d’après Boym et en se référant à Freud, comporte des éléments de deuil et de mélancolie (Boym 2001, 55). Par « deuil » elle fait référence à la perte de l’être cher ou la perte du pays d’origine, de la liberté ou d’un idéal qui passe avec le temps de deuil (Boym 2001, 55). Par « mélancolie » elle signifie une perte davantage abstraite et inconsciente qui ne disparaît pas avec le temps de deuil (Boym 2001, 55). « While its loss is never completely recalled, it has some connection to the loss of collective frameworks of memory... form of deep mourning that performs a labor of grief both through pondering pain and through play that points to the future » (Boym 2001, 55). De plus, l’envergure de cette complexité nostalgique s’amplifie lors de l’inclusion d’autres éléments d’importance, entre autres, le genre, l’âge (génération), et la perception des valeurs donnant un sens à la vie.

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En résumé, le contenu poético-littéraire de la sevdalinka, avec ses thématiques principales dont l’exposition des sentiments religieux, patriotiques, sociaux et éthiques, la description des villes et des paysages bosniaques, ainsi que l’amour — dans les sens du sentiment amoureux entre deux êtres chers et/ou l’attachement émotionnel à l’ambiance de

šeher — évoque le sentiment nostalgique. De ce sentiment nostalgique, mis en valeur par la

terminologie sélective en soi et dans le contexte, resurgit l’identité individuelle et socioculturelle qui nous replonge dans l’importance de « la dignité » et de « l’équilibre ». Cette dernière renvoie à une période de satisfaction interne, où la vie avait un sens, que ce soit la période ottomane ou plus récemment la période communiste. Ce « sens » provient de la croyance en des valeurs spécifiques, perçues comme disparues du temps présent, notamment la sécurité, la stabilité et la prospérité (Todorova et Gille 2010, 7), tout comme la moralité et le respect (Peters 2007, 128-131). Cette perception demeure renforcée chez l’exilé, condamné, consciemment ou inconsciemment, à mener une « vie double », une vie d’un passé dorénavant inexistant et d’un avenir à tout jamais incomplet. Peut-être le seul apaisement à cette « double conscience », définit ainsi par Boym (2001, 256), demeure le concept du poète Rainer Maria Rilke : « Nous naissons, pour ainsi dire, provisoirement quelque part. C’est peu à peu que nous composons, en nous, le lieu de notre origine pour y naître après-coup et chaque jour plus définitivement » (Rilke, cité dans Boda 1999, 272)61.

À ce sujet, Boda précise deux types de lieu, le lieu de naissance (espace géographique) et le lieu d’origine (espace psychique) (Boda 1999, 272). « En ce lieu qui est construit et reconstruit jour après jour, nous n’avons jamais fini de naître – de la même manière que dans le premier lieu, nous n’avons jamais fini de mourir » (Boda, 1999, 272).

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