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La créativité artistique; une approche phénoménologique

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Academic year: 2021

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La créativité artistique ;

une approche phénoménologique

Olivier MATHIEU

Philosophy Department McGill University, Montreal

June 2012

A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements of the degree of Doctor of Philosophy in philosophy

(2)

ii

Table des matières

Résumé

iv

Remerciements

v

Introduction

1

I. La créativité artistique ou la naissance d’une valeur originale

9 - La valeur de la créativité : l’approche naïve 9

- Le cas Edward Young 14

- Conjectures on Original Composition : une méthode de

composition originale 19

- Tradition et créativité : deux exemples, une conclusion 49

II. Art et créativité : déplacements ontologiques

75 - La créativité comme capacité de l’artiste

1. Une première approche 85

2. Béhaviorisme et fonctionnalisme 90

- Détour obligé par l’œuvre d’art

1. La priorité méthodologique du produit 114 2. La priorité méthodologique de l’ontologie :

empirisme esthétique et contrainte pragmatique 124 3. La pertinence phénoménologique du contexte

(3)

iii

III. Genèse du phénomène de l’œuvre d’art ;

l’acte de spécification

153

- La constitution intentionnelle de l’œuvre d’art 153 - Priorité normative du contexte génétique

1. Recouvrer les médiums artistiques 168

2. Intentionnalité et genèse de l’œuvre :

Le cas des van Meegerens 185

- Le critère du « piece-specification » 212

- De l’artiste 234

IV. La créativité artistique et le phénomène de l’œuvre d’art

240

- L’œuvre spécifiée est-elle une création ? 240

- La méthode de composition originale : un modèle 261 - Intentionnalité et créativité artistique ; l’origine de l’œuvre d’art 274

1. Le monde comme structure normative 278

2. Le « dire poétique » comme événement de sens 289 3. Créativité de l’acte de spécification 322

Conclusion

355

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iv

Résumé / Abstract

Cette thèse propose une caractérisation phénoménologique de la créativité artistique en tant que propriété descriptive dénotant un aspect nécessaire de la structure intentionnelle des processus génétiques liés à l’accomplissement des œuvres d’art. J’interprète, au premier chapitre, les Conjectures on Original Composition d’Edward Young, texte réputé être à la source de notre usage moderne du concept de « créativité artistique », afin d’y distinguer un sens évaluatif de la « créativité artistique » d’une signification essentiellement descriptive. Suivant les indications de Noël Carroll, je tente au second chapitre une première caractérisation de cette propriété descriptive en termes de « capacité mentale ». L’échec de cette entreprise me mènera ensuite à des considérations ontologiques touchant à la nature du phénomène de l’œuvre d’art, considérations sans lesquelles une rigoureuse prise en compte des processus génétiques qui y sont associés est impossible. M’intéressant alors particulièrement aux contributions philosophiques de David Davies et Timothy Binkley, j’établis ensuite, au troisième chapitre, la structure intentionnelle de l’accomplissement grâce auquel une œuvre d’art vient à l’être. Je montre enfin, au moyen d’un modèle issu de mes analyses des Conjectures de Young et d’une mobilisation du travail phénoménologique de Martin Heidegger, en quoi l’intentionnalité de cet accomplissement se laisse décrire comme étant artistiquement créatif.

***

This thesis offers a phenomenological description of “artistic creativity” as a merely descriptive property denoting a necessary aspect of the intentional structure of the genetic processes associated to the accomplishment of artworks. In the first chapter, I interpret Edward Young’s Conjectures on Original Composition, a text reputed to be at the source of our modern usage of “artistic creativity”, in order to distinguish its evaluative meaning from its essentially descriptive sense. Following Noël Carroll’s indications, I then try in the second chapter to offer a first characterization of this property in terms of a “mental capacity”. This endeavour’s failure then leads me to a few necessary ontological considerations about the artwork’s phenomenon, considerations without which a rigorous account of its genetic processes would be impossible. Turning to the philosophical contributions of David Davies and Timothy Binkley, I then establish, in the third chapter, the intentional structure of the accomplishment through which an artwork comes into being. I finally demonstrate, using a model generated by my analyses of Young’s Conjectures and mobilising Martin Heidegger’s phenomenological works, how the intentionality of such an accomplishment can be described as artistically creative.

(5)

v

Remerciements

Je tiens à remercier les Fonds québécois de recherche société et

culture pour l’important soutien financier qu’ils m’ont offert afin de mener mes

recherches doctorales à terme. Je veux également témoigner de toute ma gratitude aux professeurs Daniel Dumouchel et Iain Macdonald, lesquels ont généreusement accepté de lire et commenter d’importantes sections de cette thèse, ainsi qu’aux professeurs Mitia Rioux-Beaulne, Eric Lewis, Philip Buckley, Ian Gold, Jerrold Levinson et Jean-Marie Schaeffer pour tous ces entretiens où leur écoute s’est révélée aussi attentive que leurs nombreux conseils et suggestions me furent utiles. Bien entendu, je remercie tout spécialement David Davies d’avoir accepté de superviser mon travail de recherche et de diriger mes réflexions lorsqu’il le fallait. Je me considère chanceux, voire même privilégié, d’avoir pu compter sur ses capacités légendaires à débusquer les failles dans un argument.

Sur une note plus personnelle, je remercie mon épouse, Rebecca Mathieu, pour son amour, sa confiance en mon travail, sa patience, ses encouragements et son indéfectible soutien lorsqu’il me fallait consacrer tous mes efforts à la rédaction de cette thèse. J’en profite du même coup pour remercier mes beaux-parents, David et Kathy Stuart, dont les encouragements n’étaient pas moins nombreux, et dont l’extraordinaire générosité s’est révélée nécessaire à la réussite de ce projet de longue haleine. À toute ma famille et mes amis également, un grand merci !

(6)

1

Introduction

Dans le contexte de nos expériences des œuvres d’art, il nous arrive fréquemment de faire état de leur ‘créativité’ ou de leur ‘originalité’.1 Plus souvent qu’autrement, nous utilisons de tels concepts afin de donner voix à un jugement qui reconnaît à l’œuvre un trait ou un aspect novateur s’inscrivant de manière positive tant dans l’expérience que nous en faisons, que dans l’histoire de production des œuvres d’art. Ainsi, l’affirmation qu’une œuvre est ‘créative’ participerait, secrètement ou non, d’une évaluation qui lui est favorable. Tant et si bien que certains auteurs, tel que Larry Briskman, iront jusqu’à dire que la mobilisation de ces concepts dans une proposition est à chaque fois « permeated with evaluation ».2

Et, de toute évidence, c’est encore cette même intuition qui oriente le plus souvent les études menées aujourd’hui en psychologie et en sciences de l’éducation. On remarque en effet que la tendance dans ces recherches est de tenter de découvrir les conditions de possibilité de la ‘créativité’ afin de pouvoir

1 Je prends le parti, dans cette thèse, de faire jouer les deux termes comme des synonymes dès

lors qu’il est question de la valeur de la créativité. Ceci dit, il me semble assez clair que, d’un point de vue historique, une synonymie parfaite est plus que contestable. Aussi ça n’est que parce que l’usage moderne de ces concepts dans l’évaluation d’une œuvre d’art renvoie généralement à la même idée, à une valeur similairement comprise, que je traiterai la signification de l’originalité et de la créativité comme étant plus ou moins interchangeable. À moins que je ne fasse erreur, et je laisse à mes lecteurs le soin de le vérifier, l’argumentation offerte dans cette thèse ne devrait pas souffrir des quelques différences que l’on pourrait faire jouer entre ces concepts.

2 L. Briskman, Creative Product and Creative Process in Science and Art, in Inquiry; an

(7)

2 en encourager la manifestation. Le présupposé, bien entendu, c’est qu’un monde où il y a davantage de ‘créativité’ est un monde de plus grande valeur. Cette manière de penser la créativité me semble relativement évidente en psychologie, du moins depuis les écrits de G. Wallas (1926), dont le propos était d’identifier les différents stades du processus créatif chez l’individu. L’idée avouée de son entreprise était de mettre ainsi à jour des moyens d’en encourager la manifestation.3 Et c’est encore cette approche qui se confirme dans les publications philosophiques plus récentes de M. Boden, telles que The

Creative Mind (1990) et Dimensions of Creativity (1994). De même dans les

recherches et les débats récemment menés en science de l’éducation : là aussi, l’idée que la créativité soit affaire de valeur n’est, à ma connaissance, jamais véritablement débattue. Ce qui fait débat, dans les pages du Journal of

Aesthetic Education par exemple, tourne plutôt autour de la possibilité de

favoriser la créativité des élèves et des moyens pédagogiques appropriés à cette fin.

J’aimerais toutefois, dans cette thèse, explorer une autre dimension de la créativité, une dimension qui excède, ou très certainement échappe à la caractérisation foncièrement évaluative de cette propriété. Plus précisément,

3

Cf. G. Wallas, The Art of Thought, Harcourt, Brace and Company, New York, 1926). Les deux récents recueils de textes édités par Margaret Boden, The Creative Mind (1990) et Dimensions of Creativity (1994). De même, dans les sciences de l’éducation, la question de la valeur de la créativité n’est jamais véritablement débattue. Les débats les plus récents dans les pages du Journal of Aesthetic Education tournent plutôt autour de la possibilité de favoriser la créativité par des moyens pédagogiques (à titre d’exemple : L. R. Perry, Creativity and Routine et J. L. Jarrett, Personality and Artistic Creativity, in The Journal of Aesthetic Education, vol.22, n. 4, U. of Illinois Press, 1988; on évoquera encore le débat qui opposa Colin Symes à P. Tang et A. Leonard dans les pages du même journal – cf. vols. 17, 19 et 20).

(8)

3 mon ambition est de cerner la signification proprement descriptive de la créativité et de montrer que cette propriété décrit en fait une facette des processus génétiques spécifiques au phénomène des œuvres d’art. Pour le dire autrement : il s’agira essentiellement de cerner ce que nous pensons sous l’idée d’une créativité artistique et de tirer au clair comment, si c’est bien le cas, cette propriété participe de notre expérience des œuvres d’art.

Je ne m’attaquerai donc pas longuement à l’idée que la ‘créativité’ est une propriété qui relève ou participe d’un jugement évaluatif. En fait, outre la nécessité de distinguer la signification évaluative de la créativité de sa détermination simplement descriptive, je me limiterai à faire cette proposition qu’il n’est tout simplement pas possible d’en réduire l’usage à la seule évaluation des œuvres d’art et qu’il ne s’agit donc pas, dans ce cas, de créativité

artistique. De sorte que mes analyses s’accorderont pour l’essentiel avec les

thèses de B. Vermazen, dont l’article The Aesthetic Value of Originality (1991) recoupe bon nombre des conclusions tirées du travail mené au premier chapitre de ma thèse. Je montrerai effectivement comment l’argument qu’il déploie dans ce texte supporte l’idée que je défendrai ici à l’effet que la valeur de l’originalité ou celle de la créativité s’inscrit dans un jugement de nature historique évaluant la contribution d’une production relativement à un contexte normatif déterminé qui la rendait possible. Ainsi, sans nous y avoir attardé trop longtemps, nous aurons néanmoins suffisamment de raisons de penser qu’une valeur de créativité puisse être accordée tant à des phénomènes

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4 artistiques qu’à des innovations scientifiques ou artisanales. Du même coup, cela me permettra de montrer qu’il ne saurait conséquemment y avoir de créativité proprement artistique qu’au sens descriptif.

Et c’est à la justification et l’explicitation de cette proposition que l’ensemble de cette thèse sera voué. Saisissant au corps cette notion que la créativité est une propriété évaluative, je me pencherai d’abord sur les thèses d’un penseur réputé être le géniteur de cette idée, soit sur le travail d’Edward Young dans ses Conjectures on Original Composition (1759). Je montrerai, d’abord, que c’est à tort que ses interprètes et exégètes auront fait de lui le chantre d’une conception de la créativité que l’on pourrait dire ‘naïve’, soit d’une conception qui réduirait la créativité à une valeur attachée à une production répondant des traits idiosyncrasiques et géniaux de son auteur. Puis j’offrirai une interprétation alternative et, je l’espère, plus raffinée de l’argumentation déployée dans les Conjectures on Original Composition. Pour ce faire, je m’intéresserai de près à la méthode de composition originale développée par Young. Nous découvrirons alors qu’il est une équivoque habitant au cœur même de la notion de ‘créativité’ développée par Young, une équivoque dont l’élucidation permettra de constater la véritable richesse de sa contribution sur le sujet. Car Young le premier aura pressenti, s’il ne l’aura pas explicité concrètement, que la créativité doive s’entendre tantôt de manière évaluative, telle une propriété de la chose produite, et tantôt de manière simplement descriptive. Dans ce dernier cas, j’argumenterai à l’effet que la

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5 créativité dénote une particularité des processus participant de la genèse du phénomène de l’œuvre d’art.

Reléguant au quatrième et dernier chapitre la tâche de développer davantage cette conclusion issue de l’analyse des Conjectures de Young, je reprendrai au second chapitre des réflexions plus contemporaines touchant à la signification équivoque de la ‘créativité’. C’est, cette fois, les thèses de Noel Carroll qui s’offriront à notre attention. C’est qu’il aura, lui aussi, cherché à distinguer la créativité au sens évaluatif de la créativité au sens descriptif, avançant que cette dernière manière de la comprendre doit se décliner comme une capacité de l’artiste à produire de nouvelles œuvres qui soient intelligibles à un public averti, tant en leur statut ontologique qu’en leur contenu. Rapidement, par contre, nous verrons que la notion d’une capacité artistiquement créative, nonobstant la manière dont on l’explicite, échoue à rendre adéquatement compte des usages que nous faisons généralement de ce concept dans nos discours à propos des œuvres d’art. Mais cet échec ne sera pas sans issues : à tenter sans succès de défendre la réduction de la créativité artistique à une capacité mentale de l’artiste, certains préjugés ontologiques au sujet de l’œuvre d’art seront mis en lumière qui jetteront les bases d’une démarche alternative vers la caractérisation de la créativité artistique.

C’est à l’analyse de ces préjugés, et de leurs impacts sur notre compréhension de la créativité artistique, que la seconde moitié du deuxième chapitre sera consacrée. Considérant qu’il ne saurait être d’analyse rigoureuse

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6 de la créativité artistique sans avoir minimalement établi au préalable les déterminations du phénomène dont elle décrirait un aspect de la genèse, je me tournerai vers la priorité méthodologique du produit défendue par Larry Briskman. Je montrerai toutefois qu’à parler d’une priorité méthodologique du

produit on manque nécessairement de rendre justice à toute la richesse du

phénomène des œuvres d’art. Ici, c’est la contrainte pragmatique mise de l’avant par David Davies, notamment, qui me permettra de démontrer que la compréhension de ce qu’est une œuvre d’art ne saurait se laisser réduire sous le concept de « produit ». Ainsi, faute d’avoir pu nous convaincre que le « produit » doit toujours d’abord occuper l’esprit de celui qui veut penser la créativité qui est liée à son phénomène, Briskman aura néanmoins su attirer notre attention sur ce que j’appellerai la priorité méthodologique de l’ontologie. Répondant de cette priorité, j’opérerai un bref détour par quelques considérations ontologiques dont l’ambition sera de fournir une description ontologique minimale ou suffisante de l’œuvre d’art, cela afin de déceler quelques-unes des conditions qui en rende le phénomène possible. Considérant toutefois qu’il n’est ni possible ni souhaitable de me consacrer, dans le cadre de cette thèse, à une véritable ontologie de l’œuvre d’art, je me mobiliserai à cette fin certaines contributions récentes de David Davies sur le sujet.

Ce choix n’est bien entendu pas fortuit. On verra, d’une part, que ce recours aux thèses de Davies me permettra d’installer rigoureusement une ontologie minimale de l’œuvre d’art qui passe le test de la contrainte

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7 pragmatique. Mais on pourra également constater, d’autre part, que ce choix répond d’un certain souci d’économie. En effet, le travail de Davies entrepris notamment dans Art as Performance (2004) nous dirigera presque naturellement, au chapitre suivant, vers la détermination de l’accomplissement de l’artiste qui intéresse particulièrement cette thèse.

C’est que, tant Davies que Timothy Binkley, auquel je m’intéresserai particulièrement dans ce chapitre, ont cherché à développer des ontologies de l’art où l’agence intentionnelle de l’artiste déployée dans son accomplissement joue un rôle essentiel dans la spécification du phénomène de l’œuvre en tant que telle. Suivant les indications tirées de leur ontologie et de leurs analyses de l’accomplissement de l’artiste, j’explorerai conséquemment la constitution

intentionnelle de l’œuvre d’art, à savoir, la manière dont son phénomène

répond nécessairement d’un accomplissement dont la structure intentionnelle est spécifique, en ses déterminations, à la genèse d’une œuvre d’art. Je conclurai enfin que c’est la spécificité de cette structure intentionnelle qu’il convient de décrire comme étant artistiquement créative.

Le quatrième et dernier chapitre de cette thèse sera tout entier voué à la modélisation de l’intentionnalité artistiquement créative déployée comme structure dans la spécification d’une œuvre d’art. J’utiliserai à cette fin, dans un premier temps, l’interprétation de la méthode de composition originale de Young exposée au premier chapitre. Cela me permettra à la fois de donner un contenu plus intuitif aux conclusions issues du troisième chapitre et de dresser

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8 un modèle analytique de la thèse défendue. C’est ce modèle que je récupérerai dans un second temps afin de montrer comment il s’accorde en outre avec les thèses phénoménologiques d’Heidegger, lesquelles ne manquent pas d’insister sur la structure intentionnelle du phénomène de l’art. Je tâcherai alors de montrer qu’une interprétation ‘appliquée’ du travail de Heidegger, c’est-à-dire une mobilisation de la structure intentionnelle de ce qu’il nomme le « dire poétique » hors du cadre philosophique qui lui confère une fonction existentielle spécifique, conforte la thèse que je défends et permet en outre d’établir une condition nécessaire à l’existence même d’un horizon normatif où quelque chose comme une œuvre d’art peut se manifester.

À terme, mon espoir est que cette démarche aura convaincu mon lecteur qu’il est effectivement quelque chose de telle qu’une créativité

spécifiquement artistique, une créativité dont la signification décrit les

modalités intentionnelles nécessaires à l’accomplissement d’une œuvre d’art, et que le travail accompli dans cette thèse en illumine une dimension essentielle.

(14)

9

I. La « créativité artistique » ou la

naissance d’une valeur originale

La valeur de la créativité : l’approche naïve

Sans trop y réfléchir, on oppose le plus souvent l’œuvre ‘créative’ à celle qui ne fait que reprendre les dogmes ou les conventions d’une certaine tradition artistique. Selon cette conception, que l’on pourrait qualifier de naïve ou d’immédiate, la valeur d’une production artistique ‘créative’ reposerait essentiellement sur la spécificité idiosyncrasique de son processus génétique. Articulant en son médium les traits d’une individualité librement exprimée, l’œuvre d’art serait le lieu d’une irréductible originalité dont l’unicité contrasterait positivement avec toute autre forme de production artéfactuelle. La créativité serait par conséquent la marque d’une plus-value, l’indice que l’œuvre dont elle est la propriété répond en son être et sa signification de conditions anhistoriques, voire même transcendantes ; manifestation d’une signification ou d’une vérité absolument nouvelle et originale, parce qu’absolument singulière et particulière aux talents naturels de l’artiste, l’œuvre créative ouvrirait sur une réalité que rien, dans le fil de l’histoire, ne permettait d’anticiper.

Certes, la formule est un peu forte. Il n’en demeure pas moins qu’en opposant la signification et la valeur de l’œuvre créative à ce qui puise ses

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10 racines dans les modèles et les dogmes d’une tradition, la conception naïve de la créativité implique effectivement que les conditions de possibilité du ‘créatif’ échappent aux déterminations historiques d’une pratique artistique. Dans la même ligne, Stein Haugom Olsen écrit :

One assumption central to the view of art as created rather than made, is that it is of the essence of art to bring something novel into being, not merely in the sense of bringing a new work of art into being, but in the stronger sense of not repeating what has been done before.4

Avec ses règles, ses écoles et ses manières de faire, la tradition menotterait l’artiste et limiterait d’emblée ses possibilités de création. Pour autant que les conventions et les normes en vigueur déterminent la pratique artistique, celle-ci ne peut faire autrement qu’en répéter, d’une manière ou d’une autre, les contenus.

Derrière cette position théorique se cache l’intuition que la créativité proprement artistique est une valeur qui repose sur la manifestation spontanée d’un soi authentique, du génie de l’artiste, trouvant à même sa personne et ses talents tous les germes de sa création. Radicalement opposée à une œuvre imitative dont les conditions de possibilité seraient nécessairement enracinées dans la tradition ou le contexte historique de production, la créativité artistique serait la marque d’une œuvre dont la possibilité relève uniquement de l’individualité de l’artiste telle qu’elle est entièrement et complètement

4

Stein Haugom Olsen, Culture, Convention, and Creativity, in The Creation of Art; New Essays in Philosophical Aesthetics, éd. Gaut, B, et Livingston, P., Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p.195

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11 dégagée des déterminations tentaculaires de la tradition. C’est ainsi que, contrairement à l’œuvre imitative qui n’est que répétition, l’œuvre de génie est en propre une création, la manifestation d’un nouvel être.

Mais comment ne pas voir, après les développements de la philosophie de l’histoire et ceux de la phénoménologie aux 19e et 20e siècle, qu’à la conception naïve de la créativité correspond une compréhension superficielle et insuffisante des rapports entre le travail de l’artiste, fut-il véritablement génial, et l’enracinement historique de sa pratique ? Il y va en fait d’un véritable

préjugé contre la tradition : celle-ci n’offrant que matériel à « répétition », la création de nouvelles valeurs dans l’histoire exige nécessairement que l’on

arrache la production artistique à ses filets.

Or, malgré son caractère irréfléchi, cette conception de la valeur de la créativité et ce préjugé contre la tradition seraient encore monnaie courante. Noël Carroll, que la question intéressait récemment, remarquait que ces idées trouvaient fréquemment voix dans ses salles de classe en plus d’avoir été historiquement défendues par les Futuristes italiens, dans les écrits polémiques de Pierre Albert-Birot et, de manière plus importante peut-être, dans la tradition philosophique occidentale des 18e et 19e siècles.5 Je dis « de manière

plus importante » lorsqu’il s’agit de cette tradition puisque ce sont les réflexions

entreprises à cette époque au sujet de la production des œuvres d’art qui, pour

5 Cf. Noël Carroll, Art, Creativity, and Tradition, in The Creation of Art, ed. B. Gaut & P.

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12 une large part, auront historiquement façonné le sens des concepts dont il est ici question.

Il est en effet généralement admis que cette période, qui s’étend entre la première Querelle des Anciens et des Modernes et la troisième Critique de Kant, marque un moment capital dans l’autonomisation et l’évolution de la réflexion philosophique touchant à l’art et à ses œuvres.6 C’est à ce moment que, sous la plume de nombreux auteurs tels que l’abbé Dubos, Joseph Addison, Alexander Baumgarten, David Hume, Charles Batteux, Alexander Gerard, Edward Young, Edmond Burke, Emmanuel Kant et bien d’autres encore, les maîtres-concepts de la philosophie de l’art et de l’esthétique contemporaine ont acquis leurs premiers raffinements. On remarque par exemple que les thèmes de l’originalité et du génie auront fait l’objet d’un engouement particulier en Écosse et en Angleterre entre les années 1750-1775.7 Et si c’est à

6

Annie Becq fait une démonstration aussi précise que rigoureuse de l’importance qu’aura eu le 18e siècle pour l’esthétique française. À ce sujet, on lira à profit sa Genèse de l’esthétique française, Pacini Editore, Pise, 1984, 486p. Dabney Townsend propose une lecture similaire du 18e siècle anglais dans l’introduction qu’il a écrite pour son Eighteenth Century British Aesthetics : « It is now taken for granted that, even if the concepts themselves are not present [in 18th century England], our understanding of them requires us to look back before their origin to their roots in the philosophy and criticism of the late seventeenth and eighteenth centuries. » (D. Townsend 1999, p.2)

7

On aurait peine à recenser tous les textes parus à cette époque qui traitent, d’une manière ou d’une autre, du « génie » tant ils foisonnent. J’aurai plus loin l’occasion de revenir sur ce concept si intimement lié au problème de la création artistique dans un chapitre voué à cette question. Pour l’heure, je ne mentionnerai que les ouvrages anglais et écossais les plus significatifs de cette période : Armstrong, John, Sketches: or essays on various subjects. 2e édition revue et corrigée, London, 1758. 91p.; Beattie, James, The minstrel; or, the progress of genius. Dublin, 1775. 71p.; Brown, John, Essays on the Characteristics, 2e édition, London, 1751. 417p.; Duff, William, An essay on original genius; and its various modes of exertion in philosophy and the fine arts, particularly in poetry. London, 1767. 316 p.; Duff, William, Critical observations on the writings of the most celebrated original geniuses in poetry. Being a sequel to the Essay on original genius, London, 1770. 373p.; Gerard, Alexander, An essay on taste. The second edition, with corrections and additions. To which are annexed, three dissertations on the

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13 tort que l’on ferait de cette période foisonnante la source unique d’une progression historique quasi-nécessaire menant droit à l’exaltation romantique de la ‘créativité’ comme valeur – après tout, le néoclassicisme qui s’impose en Europe plus ou moins à la même époque, et jusque dans les premiers moments du 19e siècle, atteste du contraire – il n’en demeure pas moins que cette période aura marqué de manière déterminante les contours et les usages du concept. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les plus récentes publications philosophiques s’intéressant à la créativité afin de constater qu’il est des auteurs de cette époque avec lesquels il demeure pertinent, voire nécessaire de dialoguer. De ces auteurs, il en est un que l’on évoque fréquemment lorsqu’il est question de penser les causes principales du renversement des valeurs néoclassiques d’imitation et d’émulation de la tradition en faveur des valeurs de créativité et d’originalité. Il s’agit d’Edward Young et, plus particulièrement, de son texte intitulé Conjectures on Original

Composition (1759).

same subject, by Mr de Voltaire, Mr d’Alembert, and Mr de Montesquieu, Edinburgh, 1764. 298p.; Gerard, Alexander, An essay on genius, London, 1774. 442p.; Hogarth, William, The analysis of beauty. Written with a view of fixing the fluctuating ideas of taste. London, 1753. 182p.; Kames, Henry Home, Lord, Elements of criticism, Edinburgh, 1762, 3 volumes; Ogilvie, John, Philosophical and critical observations on the nature, characters and various species of composition, London, 1774, 2 volumes; Warton, Joseph, An essay on the genius and writings of Pope, London, 1756, 2 volumes; Warton, Thomas, Observations on the Faerie Queene of Spenser. London, 1754. 325p.; William Sharpe A dissertation upon genius, London, 1755, 140p.

(19)

14

Le cas Edward Young

Sorte de ‘lieu commun’ dans la littérature contemporaine en esthétique et en philosophie de l’art, la publication des Conjectures on Original

Composition en 1759 marquent pour plusieurs le début d’un mouvement

‘moderniste’ délaissant les dogmes néoclassiques de l’imitation et de la vraisemblance au profit de valeurs plus romantiques telles que la créativité, le génie et l’originalité. F.E. Sparshott, par exemple, faisait cette affirmation en conclusion à son article A Personal Poetics : « the value of originality has become deeply embedded in our whole way of thinking about art and even about science ».8 Or, note-t-il à ce propos, le texte des Conjectures serait l’une des premières manifestations de cette idée, lui donnant naissance en quelque sorte pour la tradition qui devait lui faire suite. Et c’est effectivement ce que remarque Bruce Vermazen dans son article de 1991 sur la valeur de l’originalité : « Originality seems to have begun its career as a valued property of works of art in the eighteenth century, with the publication of Edward Young’s Conjectures on Original Composition in 1759 ».9 Il s’en trouve même pour aller un peu plus loin, tel Noël Carroll qui argumente à l’effet que les

Conjectures articuleraient la première expression détaillée – et également naïve

– du rejet ‘moderniste’ des modèles et des conventions traditionnels au profit

8

F.E. Sparshott, Every Horse Has a Mouth: A Personal Poetics, in The Idea of Creativity, ed. M. Krausz, D. Dutton & K. Bardsley, Brill, Leiden/Boston, 2009, p.189

9 B. Vermazen, The Aesthetic Value of Originality, in Midwest Studies in Philosophy, vol. 16, #1,

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15 de processus de production entièrement déterminés par la créativité spontanée de l’artiste.10

À dire vrai, mes recherches sur le sujet n’ont toujours pas découvert d’interprétations qui s’écartent significativement de cette manière de lire Young : même les lectures plus prudentes et nuancées telles que celles offertes par Peter Kivy dans The Possessor and the Possessed ou par Paul William Bruno dans sa thèse de doctorat sur le concept de ‘génie’, vont dans le même sens.11 Pour ces deux auteurs, en effet, il ne fait aucun doute que le principe innéiste qui assure et fonde la valeur de l’œuvre originale la dégage simultanément des exigences élevées par les règles, valeurs et modèles traditionnels. Or ce principe innéiste, ainsi que je le montrerai, ces auteurs le comprennent également comme la manifestation spontanée de l’individualité ou des talents naturels de l’artiste. Aussi m’est-il d’avis que ces deux auteurs auront également manqué de saisir les nuances importantes que Young fait jouer dans sa caractérisation de la méthode de composition originale.

Il serait toutefois injuste d’affirmer que ces derniers interprètent les

Conjectures de manière à révéler la naïveté de ses thèses. Intéressés comme ils

l’étaient à décrire la contribution de Young à l’évolution de la réflexion philosophique sur le génie et son rapport aux contenus normatifs de la

10

Cf. N. Carroll, Art, Creativity, and Tradition, in The Creation of Art, ed. B. Gaut & P. Livingston, CUP, Cambridge, 2003, p.209

11

P. Kivy, The Possessor and the Possessed, Yale University Press, London, 2001, et particulièrement le troisième chapitre, “Breaking the Rule”, p.22-36; P.W. Bruno, The Concept of Genius: Its Origin and Function in Kant’s Third Critique, Boston College, Department of Philosophy, Boston, 1999, 198p.

(21)

16 tradition, leur entreprise n’avait tout simplement pas cette dimension critique et évaluative. Il n’en demeure pas moins qu’en affirmant tous deux qu’il faudra attendre Kant pour une exposition et un traitement rigoureux de la question, ils auront peut-être manqué de cerner adéquatement la complexité de l’argument des Conjectures. En effet, si Kivy reconnaît que Young se serait mieux saisi de l’intuition de Longin selon laquelle ‘enfreindre les règles’ peut parfois se révéler être une vertu du génie, il précise aussitôt : « Young I think has begun to do it justice. But the note is not paid in full, as we shall see, until Kant gets his hands on the concept of artistic genius. »12 Je suggérerai plutôt, par contre, que c’est Kivy qui aura manqué de faire le compte, Young s’étant amplement acquitté de ses dettes.

Dans les pages qui suivront, je ne procéderai pas à la réfutation complète de cette thèse selon laquelle les Conjectures de Young auraient été, comme l’affirme clairement Vermazen, à la source de la valorisation Romantique et/ou Moderne de l’originalité et de la créativité spontanée, et ce pour au moins deux raisons. D’abord, je doute fort que quiconque ayant fait pareille proposition argumenterait longtemps face à la critique. Il est beaucoup plus probable, ainsi que le notait Robert L. Chibka, que les références contemporaines au texte de Young cherchent à établir une sorte de ‘borne

12

Kivy 2001, p.35; dans le cas de Bruno, la charge et la critique sont un peu plus sévères : Young aurait tablé sur des distinctions mal maîtrisées et vagues afin de défendre l’idée que la production originale répond spontanément de conditions naturelles et/ou divines (cf. Bruno 1999, p.34-35). Cette charge, que j’aurai l’occasion de contester plus loin, aboutit comme la critique de Kivy sur l’idée qu’il faudra attendre Kant et la période du Sturm und Drang afin d’obtenir une expression adéquate pour ces intuitions (cf. p.36).

(22)

17 historique’, marquant tant bien que mal le lieu et l’époque de l’émergence de ces idées ; à preuve, aucun des auteurs évoqués jusqu’à présent ne fait reposer son argumentation sur la vérité de cette proposition.13

Ce qui nous conduit droit à la seconde raison qui justifie que l’on n’ait pas à se préoccuper de cette lecture de l’histoire : la prolifération étourdissante de textes et d’essais entre 1750 et 1775 sur les concepts d’originalité, de génie et d’invention suggère plutôt que, loin d’avoir engendré seul la valorisation Moderne de ces idées, Young participait en fait d’une mode de son temps – une mode alors nulle part aussi populaire qu’en Grande-Bretagne.14 Qui plus est, de nombreux indices invitent à penser que les premiers lecteurs des Conjectures auraient durement jugé leur auteur, l’accusant, non sans ironie, d’avoir manqué d’originalité ! Dans son Life of Johnson, James Boswell rapporte par exemple une rencontre entre Samuel Johnson et Edward Young où ce dernier lui aurait lu le texte des Conjectures. Or, à en croire Boswell, Johnson n’aurait pas ménagé Young dans ses remarques : non seulement s’en serait-il pris au style ampoulé de Young, mais il aurait en outre exprimé sa surprise de le voir si convaincu de l’originalité de ses propos alors que ceux-ci avaient déjà acquis le statut de maximes communes pour l’époque.15

13

Robert L. Chibka écrit: “Modern studies mention the Conjectures most frequently as a showcase for emerging ideas, a mileage-marker on the road from Neoclassicism to Romanticism.” (The Stranger Within Young’s Conjectures, in ELH, vol. 53:3, Johns Hopkins University Press, automne 1986, p.541)

14

À cet égard, je renvoie le lecteur à la note 6, ci-haut.

15 Cf. ce passage tiré du Boswell’s Life of Johnson: “[Johnson] told us, the first time he saw Dr.

(23)

18 On pourrait certainement pousser la démonstration plus loin en insistant, ainsi que le fait Kivy, sur l’influence qu’auraient exercé le traité sur le

sublime de Longin ainsi que le texte #160 à propos du génie qu’a publié Addison

dans le Spectator sur la rédaction des Conjectures. Je considère toutefois avoir fourni suffisamment de raisons justifiant que l’on rejette l’idée que les

Conjectures marquent effectivement, et à elles seules, la naissance de la

valorisation moderne de l’originalité en art. Aussi, plutôt que de contester plus avant cette lecture de l’histoire des idées, j’entends m’attaquer plus directement aux lectures et aux interprétations des Conjectures qui justifient cette manière d’en comprendre l’efficace historique. Plus précisément, mon ambition est de montrer que le texte de Young abrite une réflexion aussi riche que complexe sur la production des originaux, une réflexion qui n’aura pas besoin d’attendre Kant pour rendre adéquatement compte des rapports entre le travail du génie et la normativité de la tradition.

Cette démonstration aura du reste son utilité pour l’argumentation développée dans cette thèse puisqu’elle servira de point d’ancrage et d’exemple privilégié afin de donner voix aux idées que j’entends défendre à doctor might read to him his Conjectures on original Composition, which he did, and Dr. Johnson made his remarks; and he was surprized to find Young receive as novelties, what he thought very common maxims. He said, he believed Young was not a great scholar, nor had studied regularly the art of writing; that there were very fine things in his Night Thoughts, though you could not find twenty lines together without some extravagance.” (‘Thursday, September 30th’, Journal of a Tour of the Hebrides in Boswell’s Life of Johnson, ed. G.B Hill & Rev. L. F. Powell, OUP, Oxford, 1934-50, v. 5 p.269) À ce sujet, on peut lire à profit l’article de James Engell, Johnson on Novelty and Originality, in Modern Philology, University of Chicago Press, Vol. 75, No. 3, février 1978, pp. 273-279

(24)

19 propos de la créativité artistique. Je tâcherai en effet de conduire l’analyse des

Conjectures de Young jusqu’à cette conclusion que la ‘créativité’ ne s’oppose

pas en son phénomène aux structures normatives d’une tradition. Plutôt, l’existence de pratiques structurées normativement par la valeur de modèles traditionnels apparaît déjà chez Young comme l’une des conditions nécessaires à la possibilité d’attribuer à un phénomène la propriété d’être ‘créatif’. Mais le texte de Young nous invite en outre à penser qu’il est au moins deux usages du concept de ‘créativité’, chacun s’installant en une relation différente avec les structures normatives d’une tradition : un premier, cernant une valeur associée à une certaine production, et un second décrivant plutôt une manière de faire particulière à la genèse des œuvres d’art. C’est cet équivoque dans notre usage du concept qui sera le point de départ du prochain chapitre. Il sera alors question de cerner la signification que l’on peut accorder au sens descriptif de la créativité.

Conjectures on Original Composition : une méthode de

composition originale

On pourrait m’objecter qu’il y a contradiction à affirmer, d’une part, que la contribution historique de Young n’a pas été aussi importante que voudraient le croire les auteurs contemporains et que, d’autre part, les Conjectures expriment une pensée qu’il est encore pertinent d’explorer quelque deux cent cinquante ans plus tard. La contradiction, cependant, n’est qu’apparente. En

(25)

20 effet, que l’on se soit trompé en exagérant l’efficace historique des Conjectures ne signifie pas que leur contenu soit dépourvu de sens ou d’intérêt, ni même que l’œuvre n’ait eu aucun effet sur l’évolution historique des concepts de créativité et d’originalité. En fait, il est indéniable que ce texte de Young joue, ou a joué, un rôle important dans le développement de cette histoire ; pourquoi y ferait-on encore référence aujourd’hui s’il n’avait été d’aucune portée ? C’est donc que quelque chose s’y joue qui nous y appelle encore. Et c’est parce que j’aurai voulu répondre adéquatement à cet appel, parce que j’aurai voulu découvrir le vrai visage de Young derrière le masque que porte la figure rhétorique, que j’aurai tenté de dégager les Conjectures d’une lecture trop étroite, une lecture qui en aura amené plus d’un à considérer Young comme le héraut d’une thèse anti-traditionaliste.

En fait, et c’est là ce que mon interprétation des Conjectures tentera de montrer, Young n’oppose pas la valeur d’une composition proprement créative et originale à celle des modèles hérités du passé ; bien au contraire, ceux-ci doivent nourrir celle-là. Cela étant dit, il ne fait aucun doute que Young exhorte la valeur de l’originalité et de la créativité jusqu’à en faire une dimension essentielle de nos pratiques de l’art. Ce qu’il faut voir, par contre, c’est que ce plaidoyer en faveur de l’original ne signifiera jamais un rejet de la tradition, de ses contenus et de leur valeur.

Ce n’est certainement pas à rien que l’on aura interprété Young comme affirmant la valeur de la créativité contre celle de la tradition. Fréquemment

(26)

21 cité par les auteurs contemporains traitant philosophiquement de la question de la créativité artistique, ce passage des Conjectures on Original Composition semble effectivement militer en faveur d’une production artistique

spontanée et, donc, dégagée des contraintes normatives de la tradition :

An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made.

Imitations are often a sort of Manufacture wrought up by those Mechanics, Art, and Labour, out of pre-existent materials not their

own.16

Qui voudra découvrir chez Young les traces d’une conception naïve de la créativité artistique trouvera dans ce passage une matière appropriée à ses desseins. En effet, cette image de la génération organique des productions géniales semble aller dans le sens désiré, impliquant une sorte de continuité de nature entre l’artiste-producteur et son œuvre-produit.17 Ainsi Noël Carroll, en mal de donner une voix à la conception naïve de la créativité, articule-t-il son interprétation des Conjectures autour de cette citation, lui en adjoignant quelques autres dans une succession rapide et dénuée de véritable explication, si ce n’est que cette conclusion laconique : « By emulating the canon, artists alienate themselves from their own sources of genius, and originality ».18 Si cela avait été la somme – modeste – de son interprétation des Conjectures, Carroll aurait eu le bonheur de ne pas avoir eu tout à fait tort sans toutefois avoir eu

16

Young 1759, p.12

17 À propos de l’usage rhétorique de l’organicité dans les théories esthétiques du 18e siècle, on

lira à profit l’article de « Organicism, Rupturalism, and Ism-ism » d’Eric Rothstein (Modern Philology, Vol. 85:4, From Restoration to Revision: Essays in Honor of Gwin J. Kolb and Edward W. Rosenheim, University of Chicago Press, Chicago, mai 1988, p.588-609)

(27)

22 parfaitement raison – il sera nécessaire de préciser un peu plus loin dans quelle mesure cette conclusion touche juste. Il ne s’en sera toutefois pas contenté : considérant que la production d’un original doit procéder de manière

spontanée et naturelle, Carroll en tire cette conséquence que la tradition est

nécessairement un frein à la production originale, faisant en quelque sorte obstacle à la capacité de l’artiste de laisser surgir ses œuvres à partir de son individualité. Or, à en croire le texte de Carroll, c’est cette thèse, à saveur franchement Rousseauiste, qu’aurait retenue l’histoire : l’époque romantique aurait procédé à sa radicalisation jusqu’à jeter les fondements des mouvements explicitement anti-traditionalistes du début du 20e siècle, ceux des Futuristes ou des Pierre Albert-Birot.

Pour le dire brièvement : Carroll déploie une argumentation militant pour une continuité historique forte entre le texte des Conjectures et le rejet radical de la tradition et de ses contenus par le modernisme naissant. Non seulement est-ce que la progression de son texte le laisse clairement entendre, mais il y a encore cette conclusion qui vient achever ce survol rapide de l’évolution historique de la conception naïve et qui confirme ce qui a été dit : “If artistic creativity, properly so called, is the spontaneous outpouring of the authentic self uncontaminated by anything else, then tradition is its nemesis.” Or il m’apparaît très significatif que le concept de ‘spontanéité’ intervienne dans l’argumentation de Carroll à l’instar d’un serre-livres, c’est-à-dire lorsqu’il cite pour une première fois le texte des Conjectures, puis une autre fois à la

(28)

23 toute fin, lorsqu’il s’agit de tirer les derniers traits du portrait de la conception naïve de la créativité. Ainsi installée dans l’histoire du déploiement de la pensée anti-traditionaliste, l’interprétation de Carroll aboutit clairement sur cette conclusion que les Conjectures auraient été la première manifestation de cette conception de la production artistique insistant sur la spontanéité de l’expression géniale de l’individualité.

Intéressé au même passage des Conjectures, Peter Kivy en offre une interprétation beaucoup plus prudente et nuancée dans son essai de 2001, The

Possessor and the Possessed. Déjà, en replaçant le propos des Conjectures dans

le contexte de ses influences historiques, Kivy évite d’en faire jouer le sens relativement à une supposée postérité. Du même coup, il en offre une lecture qui demeure beaucoup plus près du texte ; peut-être même un peu trop près.

De manière tout à fait appropriée, Kivy fait remarquer que « the vital

roots of genius », de même que ‘la nature végétale de l’original’, sont autant

d’images qui servent à caractériser le génie comme un phénomène naturel : pour autant qu’il puisse se manifester librement, le génie conduira

naturellement, voire spontanément, à la production d’une œuvre originale de

valeur. Pour le dire autrement, une œuvre sera immédiatement de valeur dès lors que sa production sera entièrement déterminée par une activation des talents et/ou facultés naturelles du génie. Or, essentiellement en vertu de raisons internes à l’argument déployé dans The Possessor and the Possessed, c’est sur ce caractère actif du génie que Kivy voudra insister.

(29)

24 Kivy, ainsi que le titre de son essai le suggère, propose une lecture de l’évolution historique de ce concept sur la base d’une dichotomie opposant deux caractérisations fondamentales du génie. Il y aurait, d’une part, ces définitions du génie qui en décrivent les manifestations en termes d’enthousiasme, de délire et de possession divine. Puis il y aurait, d’autre part, ces compréhension du génie qui le ferait dépendre d’une capacité qu’il revient à l’individu – qui la possède – d’activer. Ainsi Longin, dans son traité sur le sublime, aurait défendu une telle conception du génie en l’opposant explicitement aux thèses de Platon. Et Young, selon Kivy, s’en sera inspiré dans ses réflexions sur la composition originale.

Que l’influence de Longin sur Young soit réelle ou non, je laisse au lecteur le soin de le déterminer. Ce qui m’importe ici, c’est que Kivy aura bien vu que Young fait du génie un talent qu’il revient à l’individu de déployer dans ses productions. Contrairement à Carroll qui insiste davantage sur la ‘spontanéité’ de la production géniale, Kivy veut faire ressortir la nécessité pour l’artiste de s’engager, par ses efforts et une certaine méthode, à la manifestation de ses talents. Conséquemment, l’élucidation du phénomène de la production originale telle qu’entendue par Young exige que l’on explicite les exigences que ce type de production élève à l’endroit de l’artiste. À cette fin, Kivy – comme tant d’autres – appuiera son interprétation sur ce passage des

(30)

25 First, Know thyself. [...] Therefore dive deep into thy bosom; learn the

depth, extent, bias, and full fort of thy mind; contract full intimacy with the stranger within thee, excite and cherish every spark of intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull, dark mass of common thoughts; and collecting them into a body, let thy genius rise (if a Genius thou hast) as the Sun from Chaos; and if I should then say, like an Indian, worship it, (though too bold) yet should I say little more than my second rule enjoins, viz. Reverence thyself.19

De ces quelques lignes, qu’il lit en conjonction avec la citation précédente, Kivy tirera la conclusion suivante : « The original may, indeed, be a ‘vegetable’, a wild, uncultivated one at that. But even a wild flower must first be

found, and then picked. »20 J’en comprends que Kivy reconnais la nécessité d’un certain effort de la part de l’artiste afin de connaître adéquatement ses talents et de leur donner libre cours dans la production d’une œuvre. Mais, malheureusement, cette interprétation – aussi métaphorique que laconique – que nous offre Kivy constitue l’essentiel de ses conclusions touchant au sens de ces passages dans l’œuvre de Young. Tout intéressé qu’il était à faire la démonstration que Young défendait une théorie du génie actif, il lui aura suffit

19 Young, p.52-53; je cite ici ce passage des Conjectures tel qu’on le trouve dans l’essai de Kivy.

C’est en effet de cette manière, à la vérité tronquée, que l’on rapporte le plus souvent ces lignes pourtant essentielles à l’économie de l’argumentation de Young. Derrière cette tactique éditoriale, je ne vois qu’une intention possible : faire ressortir autant que possible la place et le rôle de l’individualité du génie dans la méthode de composition originale que défendrait Young. Il y a d’ailleurs fort à parier que bon nombre d’auteurs contemporains ne connaissent des Conjectures que cette citation, ce qui expliquerait pourquoi ils sont si nombreux à en faire un précurseur privilégié du Romantisme. Or, s’il est indubitable que l’individualité de l’artiste est au fondement de la méthode de composition défendue par Young, cette manière de citer le texte des Conjectures fait obstacle à la compréhension exacte du type d’individualité dont il est question. Je reproduirai par conséquent cette citation un peu plus loin lorsqu’il faudra préciser le sens de l’individualité visée par Young, augmentant alors la citation des passages pertinents omis.

(31)

26 de pouvoir indiquer là où le texte des Conjectures confirmait sa lecture afin de passer à la prochaine étape de son argumentation.

Or, cette prochaine étape s’intéresse précisément à la valeur que Young reconnaît à une œuvre géniale qui s’écarte pourtant des exigences normatives traditionnelles. Cependant, afin de bien comprendre les conditions de possibilité de la valeur d’une telle œuvre, il m’apparaît essentiel de pouvoir dégager plus clairement et explicitement l’activité à laquelle engage la composition originale. Hélas, Kivy nous laisse ici sur notre faim, ménageant le passage entre la première partie de son argumentation et la suivante par une simple juxtaposition d’idée : « What further characterizes genius for Young ? », demande-t-il, comme si la valeur des production géniale pouvait se comprendre indépendamment de l’activité propre au génie dans ses productions.21 Faut-il se surprendre, par conséquent, que son analyse de la valeur de l’original dépende de longues citations à peine analysées dont il tirera la conclusion – ou la ‘suggestion’ – suivante :

We get the suggestion here, as I think we never do in Longinus or Addison, that breaking the rules is not merely a necessary evil in genius, to some greater good, but, at least at times, a positive virtue in its own right. That is the intuition that, I suggested early on, Longinus failed to do justice to. Young I think has begun to do it justice. But the note is not paid in full, as we shall see, until Kant gets his hands on the concept of artistic genius in 1790.22

21 Ibidem

(32)

27 Il m’est plutôt d’avis, toutefois, que c’est Kivy qui aura manqué de rendre justice à la pensée de Young, lequel s’acquitte plus qu’adéquatement de la ‘note’ dont il fait état. Remarquez bien, si je me refuse aux conclusions de Kivy, ce n’est pas parce qu’il aura eu tort dans l’interprétation qu’il propose des

Conjectures, mais parce qu’il n’aura pas réussi à en dévoiler toutes les richesses,

demeurant peut-être un peu trop à la surface du texte. J’aimerais par conséquent plonger plus profondément dans l’argumentation du texte de Young afin de montrer en quoi il recèle une pensée riche et complexe à propos de la relation entre la méthode de composition originale et la valeur d’une œuvre ainsi produite.

***

S’il est vrai que Carroll et ceux qui partagent son interprétation des

Conjectures ont tort d’imputer à Young une conception naïve de la créativité

artistique, il faut pouvoir en faire la démonstration là où le texte semble leur donner raison. Cette citation, déjà rapportée plus haut, s’offre conséquemment comme un excellent point de départ :

An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made.

Imitations are often a sort of Manufacture wrought up by those Mechanics, Art, and Labour, out of pre-existent materials not their

own.23

(33)

28 Avançons d’abord cette proposition, que si l’originalité de l’œuvre croît

naturellement et spontanément de l’activité du génie, cela ne signifie jamais

chez Young qu’elle dépende des idiosyncrasies de l’artiste ni qu’elle en soit la manifestation – ce à quoi pourrait engager l’interprétation de Carroll qui insiste sur la notion de spontanéité propre à la production géniale. Il est vrai que l’original gagne sa spécificité en vertu du génie qui est à sa source, mais ce ‘génie’ ne correspond pas pour autant aux déterminations de l’individualité

immédiate de l’artiste.24 Plusieurs indications que l’on trouve ça et là dans le texte des Conjectures invitent plutôt à penser que le génie, comparé tantôt à la force du corps,25 tantôt à une vive énergie d’origine céleste26 et plus loin encore à une sagesse innée,27 décrit essentiellement une certaine vigueur des facultés de l’esprit.28

Dans une formule que l’on retrouvait déjà chez Dubos en 1719 et que la plume de Goethe rendra plus tard classique, Young nous dit que le génie est cette force, cette puissance, d’accomplir de grandes choses sans avoir à recourir aux moyens réputés nécessaires à cette fin.29 Plus loin, il écrit encore

24

J’entends par ‘individualité immédiate’ cette manière dont un individu se distingue d’un autre en vertu de ses qualités propres et de ses idiosyncrasies. On verra un peu plus loin qu’une partie importante de la méthode de composition originale avancée par Young exige très précisément un dépassement de cette forme d’individualité.

25 Cf. Young 1759, p.30 26 Cf. Young 1759, p.35 27 Cf. Young 1759, p.36-37 28 Cf. Young 1759, p.46 29

Cf. Young 1759, p.26; cette manière de penser le talent du génie est en fait une sorte de ‘lieu commun’ dans la littérature sur le sujet. Quant à la formule de Dubos, on peut la trouver dans ses Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, à la première section du second livre : « On appelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement

(34)

29 que le génie implique une concentration des énergies de l’esprit où celles-ci sont entièrement et vigoureusement engagées à la réalisation d’une fin précise.30 Définit de la sorte, il est évident que le génie ne décrit pas l’individualité idiosyncrasique de l’artiste mais implique davantage une qualité

naturelle spécifique, un don inné, déterminant la manière dont il est possible

pour un individu de mobiliser et d’engager énergiquement ses facultés dans la réalisation d’une œuvre ou d’un projet. À cet égard, Kivy a raison lorsqu’il écrit que « genius is power ».31 Et il ne fait pas fausse route lorsqu’il ajoute qu’il revient à l’individu de cultiver et d’harnacher ce pouvoir du génie – il est seulement dommage qu’il ne nous renseigne pas davantage sur la tâche qui attend l’individu qui voudrait s’y mettre.

Cette tâche, que décrit la méthode de composition originale, nous en trouvons la meilleure indication dans ce second passage des Conjectures qui a déjà été évoqué et qu’il convient de reproduire également, l’augmentant cette fois de textes en périphérie que les auteurs contemporains préfèrent presque toujours omettre :

Since it is plain to see that men may be strangers to their own abilities, and by thinking meanly of them without just cause, may possibly lose a name, perhaps, a name immortal; I would find some means to prevent these evils. Whatever promotes virtue, promotes something more, and carries its good influence beyond the moral man: to prevent these evils, I borrow two golden rules from Ethics, which are no less golden in

certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine. » (Abbé Dubos, Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1993 (1719), p.173)

30 Cf. Young 1759, p.85 31 Kivy 2001, p.34

(35)

30 composition, than in life. First, Know thyself. Secondly, reverence

thyself. I design to repay Ethics in a future Letter, by two rules from

Rhetoric for its service.

1st, Know thyself. Of ourselves it may be said, as Martial says of a bad neighbour, Nil tam prope, proculque nobis. Therefore dive deep into thy bosom; learn the depth, extent, bias, and full fort of thy mind; contract full intimacy with the stranger within thee, excite and cherish every spark of intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull, dark mass of common thoughts; and collecting them into a body, let thy genius rise (if a Genius thou hast) as the Sun from Chaos; and if I should then say, like an Indian, worship it, (though too bold) yet should I say little more than my second rule enjoins, viz. Reverence thyself.32

Une fois replacée dans son contexte argumentatif, l’injonction lancée à l’artiste de mieux se connaître se laisse difficilement lire en direction d’une méthode de composition articulée autour des idiosyncrasies de l’artiste. Du soi qu’il importe de connaître, Young nous dit qu’il est d’abord et avant tout un

étranger que l’on peine à voir ou à entendre. Comment concilier cette image de

l’étranger avec l’idée de l’individualité immédiate de l’artiste ? A fortiori lorsque Young nous dit encore de cet ‘étranger en soi’ qu’il correspond à cette dimension de divinité qui nous habite tout un chacun et qu’il nous revient de révéler et de cultiver par un effort d’introspection.33 Du reste, force est de constater que Young donne à cet effort introspectif des accents résolument éthiques, voire religieux : ‘Connais-toi toi-même’ et ‘Révère ta propre personne’ (« Know thyself & Reverence Thyself »), ces commandements qui incombent à

32

Young, p.52-53; généralement, on omet tout le premier paragraphe ainsi que la citation de Martial (« L’un à l’autre étrangers, pour le voir ou l’entendre je ne sais bientôt plus comment m’y prendre », Épigrammes, livre I, 87, 10) ; cf. supra note 18.

33

Cf. Young 1759, p.30-31: « sacer nobis inest deus » , « nul n’est sans un dieu sacré en lui » ; la citation est tirée des Epistulas morales de Sénèque et Young la cite probablement de mémoire puisque le texte exact diffère quelque peu : « sacer intra nos spiritus sedet » (Livre 4, 41.2).

(36)

31 l’artiste, lui intiment ce devoir de plonger en son propre sein pour y découvrir ou y reconquérir, non pas une image ou une idée qu’il aurait de lui-même, ni même les traits saillants de sa personnalité intime mais, au contraire, « cet étranger qui habite en lui. »34

Répétons-le : il ne saurait être question d’un exercice introspectif qui doit reconduire à l’individualité idiosyncrasique de l’auteur. Évoquant Sénèque et Martial comme il le fait, Young me paraît clairement affirmer que ce soi qu’il importe de connaître n’est pas immédiatement accessible à la conscience de l’artiste. Aussi, Robert L. Chibka fait-il fausse route lorsqu’il réduit cet effort d’introspection à un projet narcissique.35 Il est d’ailleurs assez symptomatique que son interprétation de « l’étranger en soi » ignore complètement le contexte de cette citation dans les Conjectures pour la faire plutôt parler à travers une lecture psychologisante et programmatique. Ceci étant dit, cette notion du soi comme ‘étranger’ demeure énigmatique et il convient que l’on s’y attarde si l’on veut jeter une pleine lumière sur la méthode de composition originale défendue dans les pages des Conjectures.

34

Cf. Young 1759, p.52 sq. On ne doit pas s’étonner de voir intervenir des thèses d’ordre éthique dans les Conjectures puisque le projet initial de Young était de procéder en un premier temps à une analyse conjecturale du génie approprié à la composition originale puis, dans un second temps, à une analyse similaire du génie dans la composition morale. Plusieurs passages des Conjectures confirment ces intentions (Cf. p.3, p.31 et p.52 : « I design to repay ethics in a future letter, by two rules from rhetoric for its service. ») et on trouve encore de nombreuses allusions à ce sujet dans la correspondance qu’entretenait Young avec S. Richardson (à ce sujet, on lira l’excellent article de Alan D. McKillop, Richardson, Young, and the ‘Conjectures’, in Modern Philology, vol.22, n.4, University of Chicago Press, mai 1925, p.391-404).

35

Robert L. Chibka, The Stranger Within Young's Conjectures, in ELH, Vol. 53, No. 3, Johns Hopkins University Press, automne 1986, pp. 541-565: “Young’s formula for original genius – “contract full intimacy with the stranger within thee” – is a narcissistic project.” (p.555)

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