• Aucun résultat trouvé

déplacements ontologiques

L’interprétation des Conjectures proposée au chapitre précédent montre clairement que c’est à tort que l’on aura lu Young comme le chantre d’une méthode de composition originale entièrement déterminée par l’expression géniale et spontanée d’un ‘soi’ idiosyncrasique. S’il s’en est trouvé pour défendre une telle thèse au 19e siècle, ce qu’il faudrait encore démontrer, cette vision de la créativité est aujourd’hui presque unanimement rejetée. Cela étant dit, les Conjectures ne laissent planer aucun doute quant au fait que la créativité est effectivement une détermination essentielle de la valeur de l’art. L’œuvre produite au moyen d’un processus ‘créatif’ constitue un moment distinct et singulier du progrès de la connaissance humaine dans le domaine des arts; elle jette une lumière sur une facette de l’expérience humaine qu’aucune œuvre n’avait éclairé jusqu’alors.

Mais il reste encore et toujours à juger de la valeur que jette ce nouvel éclairage sur notre réalité : Swift et Milton auront tous deux produit originalement, créativement, mais c’est aux œuvres de ce dernier que l’on attribuera en outre le mérite d’être créatives, c’est-à-dire, d’ajouter

positivement à la somme de la connaissance humaine acquise par le moyen de

la composition littéraire. Quant à l’œuvre scolaire, la traduction ou l’imitation banale, si on ne leur attribue pas la propriété d’être créatives, c’est parce

76 qu’elles sont toutes déterminées en leur contenu par des règles ou des modèles qui préexistaient à la production de l’œuvre. Pour autant que ces œuvres aient quelque valeur, c’est plutôt la valeur des règles ou des modèles déterminant la composition et l’organisation de la matière que ces œuvres manifestent. Ce sont ces règles et ces modèles que le produit re-présente; n’ayant rien créé de nouveau, leur auteur aura traduit davantage que produit.

À comprendre ainsi la valeur de la créativité, on peut toutefois se demander si elle est, à proprement parler, une valeur artistique. Car ne dit-on pas de certaines découvertes scientifiques, par exemple, qu’elles sont

créatives? En fait, si la créativité n’est qu’affaire de valeur et d’évaluation, il

semble qu’un jugement vantant les mérites créatifs de quelque chose n’ait pas à se cantonner au seul domaine de l’art : c’est de toute chose manifestant les propriétés requises à une telle évaluation que l’on dira qu’elle est ‘créative’. Chez Young, déjà, on a vu que la valeur de la créativité n’est pas le reflet d’une excellence spécifiquement artistique. La créativité dénote plutôt la valeur du

progrès accomplit par la création dans un domaine spécifique de la

connaissance humaine. Autrement dit, la créativité n’est une valeur artistique que parce qu’elle dénote la contribution d’une œuvre d’art dans l’économie plus générale de la connaissance humaine. Et il ne suffit pas à l’attribution de cette propriété que l’œuvre soit nouvelle et originale. Encore faut-il que cette originalité se traduise en progrès pour la République des Lettres. Dès lors que c’est le progrès qui sert de critère afin de déterminer la valeur créative d’un

77 produit, qu’importe s’il s’agit d’une œuvre d’art, d’un théorème mathématique ou d’un traité scientifique : toute production artéfactuelle humaine qui puisse raisonnablement être interprétée comme faisant progresser la marche historique de la connaissance humaine sera favorablement jugée comme

créative.1 Il n’y a donc rien de surprenant à ce que Young inscrive les noms de Bacon et de Newton sur une courte liste de génies qui inclut par ailleurs Milton et Shakespeare.

Je remarque que c’est là une perspective que défend également B. Vermazen dans The Aesthetics of Originality. Il y soutient en effet la thèse que l’originalité ou la créativité « per se is not a property of works of art that should be counted as contributing to their aesthetic value. »2 Dans la mesure où ce qu’il comprend comme une valeur esthétique dénote une valeur de l’œuvre d’art qua œuvre d’art, cette thèse est équivalente à l’affirmation que la « créativité » n’est pas du lot de ces propriétés liées spécifiquement à notre évaluation des œuvres d’art. En fait, là où la créativité dénote l’expression d’une évaluation positive, pense Vermazen, elle dit bien plutôt la valeur que nous accordons à l’avènement d’une nouvelle propriété dont on juge qu’elle participe positivement au progrès historique d’un domaine d’activité défini. Autrement dit, l’avènement historique d’une propriété X particulière peut être

1

Notons au passage l’apparente proximité entre cette manière de comprendre la valeur de la créativité et celle de la H-creativity qui retenait l’attention de M. Boden dans son article What Is Creativity? (in Dimensions of Creativity, ed. M. Boden, MIT Press, Cambridge, 1994, p.76 sq.). Je dois toutefois remettre à une autre occasion la tâche de mesurer cette proximité.

2 Vermazen, B., The Aesthetic Value of Originality, in Midwest Studies in Philosophy, vol.16,

78 une source de plaisir ou de satisfaction dès lors que cette propriété se révèle elle-même avoir une valeur positive dans l’évaluation de phénomènes se rangeant sous une structure normative définie, celle relative à nos évaluations esthétiques, par exemple.

If originality is a quality that goes beyond mere newness and somehow incorporates value, that value is only value for historical inquiry, since the value of the original object for the practice and understanding of art could inhere in later repetitions.3

Il faut bien voir, par conséquent, que si la propriété X dénote une valeur spécifique à l’évaluation de phénomènes sous cette structure normative, il n’en est rien pour celle de la créativité qui, elle, ne fait que dire la satisfaction éprouvée à l’apparition de cette nouvelle valeur positive. On peut penser, du reste, que les considérations historiques qui justifient l’évaluation de quelque artéfact comme ‘créatif’ reposent sur une interprétation téléologique du rôle et de la valeur des événements apparaissant au fil de l’histoire. La notion de ‘progrès’ me paraît en effet intimement liée à celle d’une destination déterminée vers laquelle on progresse : un monde en paix, une société plus juste, une interaction entre l’humain et l’univers qui soit davantage déterminée par la juste connaissance de ce dernier, etc.

Quoi qu’il en soit, la satisfaction que dit l’évaluation de quelque chose comme étant ‘créatif’ relève à l’évidence de considérations historiques qui ne sont clairement pas restreintes au domaine de nos évaluations des œuvres

79 d’art. Et bien que la lecture des Conjectures on Original Composition que Vermazen propose souffre de n’avoir pas su se défaire d’ambiguïtés qui la rendent incohérente, il n’en demeure pas moins qu’il aura bien vu que Young n’en pensait pas moins :

It is likely that he considers that extension [of the republic of letters] valuable not in itself, but because the new province, the new way of doing things, is itself valuable. If that is the source of originality’s value, then any piece that intimates the new way of doing things should be just as valuable as the chronologically first piece, that is, the one that is really new, really original. The chronologically first piece clearly has a historical and sentimental value that the later repetitions lack. But its historical value must be distinguished from its value as an instructive object for the artist eager to settle in new provinces or the beholder eager to visit them.4

De sorte qu’à penser la créativité comme une propriété dénotant la

valeur d’un produit ou d’une œuvre d’art, l’affirmation à l’effet qu’une œuvre

d’art est créative sera équivalente au jugement qui souligne la créativité d’une preuve mathématique. Il y va en fait d’un jugement quant à l’avènement historique d’une propriété ou d’une manière de faire dont il est donné de penser qu’elle participera positivement au progrès d’un domaine d’activité spécifique. Or, si c’est là la seule signification qu’il est possible de donner à la créativité, il est alors tout lieu de penser qu’elle n’est pas à proprement parler une propriété artistique, mais plutôt l’expression d’une évaluation historique.

La question se pose, donc, de savoir si l’on peut effectivement parler d’une créativité proprement artistique. Si la créativité est nécessairement affaire de ‘valeur’ et d’évaluation, il semble que la réponse à cette question

80 doive être négative. Or il n’est pas clair du tout que la créativité doive s’entendre ainsi. En effet, pour peu qu’il ait produit quelques œuvres et que son activité de création n’ait pas entièrement cessé, on dira parfois d’un artiste qu’il est créatif. Après tout, il est plus que fréquent dans notre pratique courante des œuvres d’art de se rapporter à celles-ci comme à autant de ‘créations’, ce que l’on semble moins enclin à faire dans le cas de théorèmes mathématiques particulièrement ingénieux ou de découvertes scientifiques particulièrement saillantes. Dans ces derniers cas, c’est plutôt de manière figurée que l’on parlera de ces découvertes et inventions comme autant de ‘créations’. Quant à la manière que nous avons de faire usage du terme dans nos rapports à l’art, je remarque que nous y recourrons presqu’à chaque fois et ce, nonobstant ce que l’on aura à dire des talents de l’artiste ou du succès de sa composition. La convention semble effectivement justifier que l’on dise de Guernica qu’elle est une ‘création’ de Picasso au même titre que l’Église à Blainville de Duchamp, cela même s’il est évident que ces œuvres ne jouissent pas du même statut dans l’histoire de l’art, ni même dans l’œuvre de ces artistes.

À nouveau, l’interprétation des Conjectures de Young nous est utile afin de comprendre ce dont il en retourne. Car si, d’une part, il ne manque pas de cerner le mérite créatif d’une production – artistique ou scientifique – en fonction du progrès qu’elle marque dans l’histoire de la connaissance, Young

décrit par ailleurs la spécificité de la production artistique en terme

81 mettre en œuvre un processus de composition original ou créatif sans pour autant que l’œuvre produite soit jugée créative – que l’on se rappelle pour une dernière fois l’exemple de Swift. Autrement dit, il semble tout à fait possible, même à la seule lumière du texte de Young, de penser la spécificité des processus de production associés à la réalisation d’une œuvre d’art en terme de

créativité sans pour autant qu’une telle description ne fasse intervenir un

jugement de valeur, que celui-ci soit à propos de l’œuvre produite, de l’artiste, ou des processus eux-mêmes. ‘Créativité’ ne fera alors que décrire une particularité de son objet.

Dans le cadre de l’interprétation que j’ai offerte des Conjectures, la ‘créativité artistique’ dénoterait la propriété d’un processus de production soumis à la méthode de composition, soit un processus engagé dans une imitation de la nature, laquelle imitation doit être fondée sur la particularité

naturelle de l’expérience ‘immédiate’ qu’en fait un individu.5 Le processus créatif se distingue ainsi du processus analogue en science dans l’exacte mesure où il n’y est plus question d’imiter la nature, mais de révéler les régularités qui se manifestent dans l’expérience afin de pouvoir faire des prédictions quant au déroulement d’événements similaire.6 L’invention scientifique possède cette

5 À moins d’indications explicites, j’entendrai désormais par « créativité » cette signification

descriptive du concept de « créativité artistique », lequel est lié spécifiquement à notre compréhension de la genèse des œuvres d’art. J’invite du reste mon lecteur à considérer qu’il n’est ici question que d’alléger le texte qu’il a sous les yeux, et non pas d’une sorte de pétition de principe en vertu de laquelle je considérerais donné l’objet que les réflexions entreprises dans cette thèse doivent justement établir en sa réalité et sa signification précise.

6 Si l’on veut encore parler d’imitation dans ce cas, ce sera d’une manière fort différente et très

82 dimension prédictive, pratique, qui fait tout simplement défaut à l’œuvre d’art. Car, l’œuvre d’art véritable, celle qui procède d’un processus créatif, garde intact la marque de l’originalité, de la singularité dont elle est issue, résistant d’emblée à sa réduction sous quelques visée prédictive et invitant ainsi davantage à la contemplation d’une vérité qu’à sa manipulation.

Cette distinction doit certainement être prise cum grano salis, mais il m’apparaît néanmoins qu’elle présente quelque chose qui s’accorde avec nos intuitions les plus communes quant aux produits de la science et à ceux de l’art. Aussi, si l’on accepte cette manière de comprendre la notion de créativité en son sens descriptif, nous sommes apparemment désormais autorisé à en réserver l’usage pour notre description des processus de production propres aux œuvres d’art. Comprise de la sorte, non seulement est-ce que la propriété de la ‘créativité’ se rapporterait-elle spécifiquement au domaine de la production artistique – encore faudra-t-il déterminer comment –, mais on remarque en outre que la mobilisation de cette propriété dans le discours n’articule aucun jugement de valeur : la reconnaissance d’une démarche créative ne garantit pas tout simplement pas la valeur ‘créative’ de la production dans la marche historique de la connaissance humaine. Tant et si bien qu’il nous est désormais loisible de penser qu’un équivoque habite le cœur de la ‘créativité’ : elle aurait ce premier sens, évaluatif, décrivant la valeur du progrès accomplit par l’œuvre et ce second, simplement descriptif, distinguant les processus de production des œuvres d’art d’autres types de production.

83 Noël Carroll s’est aussi penché sur cet équivoque dans la notion de ‘créativité’. Sa réflexion s’annonce conséquemment comme un excellent point de départ pour l’entreprise du présent chapitre qui n’est pas autre chose que de s’enquérir de ce que pourrait décrire la créativité artistique. Cherchant à élucider la notion de ‘créativité artistique’ depuis sa signification descriptive, je ne rejette pas entièrement la possibilité que sa signification évaluative puisse également se révéler spécifiquement distincte de la créativité dont on vante les mérites dans d’autres domaines. Ayant toutefois constaté, tant chez Young que chez Vermazen, que la dimension évaluative de la créativité apparaît reposer sur des intérêts qui excèdent toujours déjà le seul domaine de l’art, cette voie m’apparaît plus ardue et moins intuitive. Si, du reste, on peut établir qu’il est quelque chose de tel qu’une ‘créativité artistique’ au sens descriptif, cela permettra peut-être ultérieurement d’en déduire la signification évaluative. Un tel projet, cependant, devra attendre une prochaine occasion.

Ma première tâche en ce chapitre sera donc de tenter une première approche de la ‘créativité artistique’ à partir de sa signification équivoque. Je montrerai en fait comment les thèses de Carroll, qui identifient également cette équivoque, échouent à cerner adéquatement la signification de la créativité au sens descriptif. J’explorerai ensuite les causes de cet échec, montrant comment la nature de la créativité artistique exige de la pensée qui veut s’en saisir qu’elle procède en s’engageant d’abord auprès de l’œuvre. Mais de cette nécessité, celle de la priorité méthodologique de l’œuvre d’art, on verra qu’elle impose

84 des conditions méthodologiques différentes selon que l’on comprenne l’œuvre comme un produit dont les propriétés sont manifestes ou comme un

phénomène dont les propriétés ‘essentielles’ sont de nature relative. Un détour

par des considérations ontologiques sera donc nécessaire avant que l’on ne puisse enfin cerner rigoureusement ce que décrit la ‘créativité artistique’.

Sans pour autant risquer l’aventure ontologique dans sa pleine mesure, j’avancerai prudemment une argumentation prouvant de manière suffisante que la notion de ‘produit’ ne peut expliquer adéquatement la manifestation d’une œuvre d’art en tant que telle. Mon ambition est d’offrir au lecteur de bonnes raisons de penser qu’une prise en compte des propriétés relatives au contexte génétique d’une œuvre est en fait nécessaire à l’expérience de son contenu proprement artistique – nécessaire, mais certainement pas suffisante.

85