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La créativité comme capacité de l’artiste

1. Une première approche

La littérature contemporaine semble faire peu de cas du type de propriété qu’est la ‘créativité’. Plus souvent qu’autrement, on prend pour acquis qu’une proposition faisant état de la ‘créativité’ d’un objet, d’un processus ou d’une personne implique immédiatement un jugement établissant une évaluation positive.7 Nous avons toutefois de bonnes raisons de penser que les choses ne sont pas si simples : il semble en effet que nous mobilisions parfois, peut-être même fréquemment, la propriété de la ‘créativité’ afin de décrire un aspect propre aux processus génératifs associés à la production de

créations, dénotant ainsi une spécificité ou une détermination différenciant ce

processus ou cette activité d’un autre type de production. Autrement dit, la ‘créativité’ de tels processus ne les rendrait ni meilleurs, ni plus valable qu’un autre type de processus de production; seulement distincts. Et pour peu que l’on puisse s’expliquer adéquatement de cet usage discursif de la ‘créativité’, nous pourrons affirmer sans ambages ni contradictions que la créativité s’entend de manière équivoque, soit tantôt comme une propriété évaluative, tantôt comme une propriété descriptive.

86 Or, c’est précisément cette thèse que Noël Carroll s’est mis à charge d’explorer dans Art, Creativity, and Tradition. Son ambition y était principalement de rendre compte des relations qui interviennent entre la propriété de la créativité et l’efficace normatif des traditions qui informent nos rapports à l’art et ses productions. Plus précisément, son propos était de justifier la nécessité de penser la créativité artistique comme ouverte en ses possibilités par les contraintes que nous imposent les conventions historiques relatives à notre pratique de l’art, nécessité qu’ignoreraient les tenants de la ‘conception naïve’. Partant de cette idée, Carroll offre cette définition de la créativité au sens descriptif :

In the descriptive sense, artistic creativity is simply the capacity to produce new artworks that are intelligible to appropriately prepared and informed audiences. […] An artist is creative if she is able to

produce new artworks that elicit uptake from suitably prepared

viewers, listeners, or readers.8

Ainsi, selon Carroll, c’est à un artiste que l’on reconnaîtrait dans nos discours la

capacité d’être créatif dès lors que son travail de production aboutit

effectivement sur un objet qui n’existait pas auparavant et que cet objet puisse être reconnu comme une nouvelle œuvre d’art par un public adéquatement informé.9 Notre attribution de cette propriété à l’artiste n’implique donc aucun

8 Carroll 2003, p.212; mon italique. Comme je le soulignais en introduction, c’est d’abord et

avant tout à la créativité comme propriété descriptive que je m’intéresserai dans ce chapitre.

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Je reviendrai un peu plus loin sur cette condition d’intelligibilité, laquelle joue sur deux registres de significations. Il s’agit, d’une part, de l’intelligibilité de l’artéfact en tant qu’œuvre d’art et, d’autre part, de l’intelligibilité du contenu ‘sémantique’ de l’œuvre elle-même. À moins que cela ne soit précisé, c’est au premier de ces deux sens, plus ontologique, que je rapporterai la condition d’intelligibilité, la seconde signification reposant sur la première et faisant intervenir des considérations d’ordre herméneutique.

87 jugement de valeur : ayant produit une œuvre d’art, l’artiste en avait la capacité. Du reste, en insistant sur la condition d’intelligibilité comme il le fait, Carroll place clairement l’accent sur l’aspect intellectuel de cette capacité : il ne s’agit pas simplement d’une capacité physique de l’artiste, mais de sa capacité intellectuelle à mettre en œuvre ce qui est nécessaire pour que quelque chose apparaisse et soit compris comme œuvre d’art. À cet égard, donc, on peut penser que la créativité artistique décrit une capacité ‘mentale’ de l’artiste. Cela étant, bien que c’est effectivement en terme de ‘capacité mentale’ que je parlerai des thèses de Carroll sur le sujet, je reconnais dès à présent qu’il ne s’en réclame pas lui-même.10

Pour toute aussi minimaliste et adéquate que sa définition puisse paraître aux premiers abords, cette manière de comprendre la ‘créativité’ en tant que propriété descriptive est plus problématique qu’on ne le croirait. Que l’on y regarde d’un peu plus près : la créativité artistique serait une propriété relative à l’artiste lui-même dont elle dénoterait une capacité spécifique. Autrement dit, c’est de l’artiste que l’on dira, sans s’engager dans un jugement évaluatif, qu’il est ‘artistiquement créatif’. Mais que signifie l’attribution d’une telle capacité? Peut-on l’attribuer à un artiste autrement qu’a posteriori, c’est-

10 En fait, il faut bien voir que le concept de ‘capacité’ reste plutôt indéterminé dans le texte de

Carroll. Si je choisis néanmoins d’en traiter comme d’une ‘capacité mentale’, c’est en vertu des raisons évoquées à l’instant. Il n’en demeure pas moins qu’il sera toujours loisible au lecteur de faire abstraction de ce qualificatif et de formuler le concept de ‘capacité’ comme il lui sied. Dans tous les cas, l’argument déployé dans les prochaines pages ne devrait pas en souffrir. La raison en est que cet argument cible la méthodologie béhavioriste qui est de toute évidence supposée par les réflexions de Carroll, nonobstant comment on choisit de qualifier son concept de ‘capacité’.

88 à-dire lorsque l’artiste n’est pas effectivement et manifestement en train de créer ou sans avoir l’œuvre produite sous les yeux? Car si la créativité est véritablement une capacité de l’artiste, comme la douleur l’est de l’être humain, ne doit-il pas être possible de la lui attribuer significativement sans avoir à attendre sa manifestation dans le comportement? Après tout, à réduire le sens de cette capacité à « tel artiste était capable de produire telle œuvre parce que celle-ci a effectivement été produite », on ne dit rien de suffisamment intéressant qui justifierait que l’on mobilise cette propriété dans nos discours sur nos pratiques de l’art.

Le texte de Carroll laisse par ailleurs planer certaines ambiguïtés qui témoignent de la difficulté à justifier notre attribution de cette capacité à un individu. Il affirme d’une part que l’artiste créatif est celui dont on peut encore attendre de nouvelles œuvres pour en avoir produit avec succès dans le passé. Mais il nous dit encore d’autre part que l’artiste aux prises avec les angoisses de la page blanche ne peut être décrit comme étant créatif.11 De sorte que l’on pourrait croire qu’il faille se résigner à ne plus attendre de nouvelles œuvres d’un artiste dès l’instant où celui-ci peine, pour un temps, à produire quoi que ce soit! Cela est évidemment ridicule, ce qui laisse croire que le critère nous échappe encore qui pourrait adéquatement justifier l’attribution d’une capacité telle que la créativité artistique à un individu. En fait, c’est la nature même de cette capacité qui semble encore difficile à cerner.

89 Or, si la créativité artistique est effectivement une capacité mentale spécifique de l’individu, de l’artiste, il faut pouvoir s’en expliquer adéquatement. C’est-à-dire qu’il faut être en mesure de déterminer suffisamment la réalité d’une capacité mentale, de même que le critère qui justifie son attribution à un individu, avant de préciser davantage la signification spécifique de la capacité à être ‘artistiquement créatif’. Sans prétendre à l’exhaustivité, je pense que l’on peut réduire à trois le nombre de voies qui s’offrent généralement à celui qui veut tenter pareille entreprise : une première, que l’on pourrait qualifier de ‘réaliste’, une seconde, reposant sur une méthodologie ‘béhavioriste’, et une troisième, essentiellement ‘fonctionnaliste’.

Il me paraît assez évident que la thèse de Carroll au sujet de la créativité en tant que capacité mentale ne peut reposer sur une conception réaliste. Selon une telle approche, la réalité d’une capacité mentale se réduirait à un état physico-chimique du cerveau observable chez les individus qui en sont doués. Dans le cas qui nous occupe, cela aurait pour signification que la créativité est attribuable à ces individus chez qui l’on dénote un état du cerveau approprié. Or, avant même de réfuter cette approche en attaquant ses fondements méthodologiques, on peut facilement voir qu’à identifier la capacité créative à un état physico-chimique du cerveau, on courrait le risque de retomber dans les rets d’une conception naïve de la créativité. Il s’agit sans contre dit d’une approche particulièrement appropriée à la thèse selon laquelle

90 la créativité repose sur une disposition naturelle, un talent inné, qui distingue l’individu créatif des autres. Or c’est précisément ce genre de conception que Carroll veut éviter, et l’on doit conséquemment supposer que cette approche n’est pas compatible avec son projet. Qui plus est, le texte de Carroll ne révèle aucun intérêt pour les états du cerveau de l’artiste et se concentre explicitement sur la production concrète qui répond de cette capacité. Ainsi que je le signalais à l’instant, c’est à chaque fois dans les termes de sa manifestation phénoménale que Carroll justifie l’attribution d’une capacité créative à un artiste : c’est parce qu’il a produit ou parce qu’il ne produit plus que l’on décrit un individu comme ayant la capacité d’être créatif ou non, et non parce qu’il est naturellement et réellement doué d’une capacité particulière manifestée par un état physico-chimique du cerveau.

Nous verrons dans un moment qu’il est encore d’autre raison de rejeter, en général, l’approche réaliste pour la détermination et l’attribution de capacités mentales. Mais ce sont plutôt les deux autres alternatives qui doivent retenir notre attention, soit celle que semble priser Carroll, l’approche béhavioriste, et celle défendue par Hilary Putnam, le fonctionnalisme.