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Le corps comme adversaire : aux sources du concept contemporain d’obésité

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Academic year: 2021

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© Marie-France Paquette, 2020

Le corps comme adversaire - Aux sources du concept

contemporain d’obésité

Mémoire

Marie-France Paquette

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Le corps comme adversaire

Aux sources du concept contemporain d’obésité

Mémoire

Marie-France Paquette

Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.)

Sous la direction de :

Lyne Létourneau, directrice de recherche Simone Lemieux, codirectrice de recherche

Québec, Canada

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Résumé

Ce mémoire cherche à comprendre quelles sont les influences normatives qui contribuent à former le regard défavorable que portent nos sociétés contemporaines sur l’obésité. L’histoire du concept d’obésité débute en partie avec la création du péché de gourmandise par l’Église catholique. Au fil des siècles, des métaphores, associant la minceur au Bien et l’excès de gras au Mal, ont implanté une image défavorable de l’excès de gras qui outrepasse les seules considérations pour d’éventuels problèmes de santé. La prise en charge, à partir du XVIIIe siècle, des questions de santé publique par les États occidentaux a conduit, à la fin du XXe siècle, à la médicalisation de l’obésité. L’examen de l’évolution du discours en matière d’obésité dans les politiques publiques montre la difficulté de concilier un modèle de vie bonne proposé par les autorités en matière de santé publique, avec les intérêts individuels et collectifs. Un constat peut d’ailleurs être tiré de cette affirmation : dans la société actuelle, deux systèmes de croyances cohabitent. Le premier, plus ancien chronologiquement, voit l’obésité comme une faute morale et une responsabilité individuelle. Le second système de croyances, beaucoup plus récent, considère quant à lui l’obésité comme une maladie épidémique dont la responsabilité est partagée à la fois entre l’individu et l’État. Au final, les influences normatives agissent sur les choix de comportements des individus, ce qui est illustré par l’adhésion ou la résistance à certaines mesures, comme la taxation des boissons sucrées.

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Table des matières

Résumé ii

Table des matières... iii

Remerciements ... v

Introduction ... 1

CHAPITRE 1 14 Du péché capital à la médicalisation : présentation de l’évolution du concept d’obésité ... 14

1.1 La gourmandise, un péché capital ... 16

1.1.1 Brève histoire de la notion de péché capital ... 16

1.1.2 Conséquences de l’imposition de la confession annuelle ... 19

1.1.3 La sécularisation du péché de gourmandise ... 21

1.2 Les figures de l’obésité : exploration du rôle des métaphores et de l’étymologie sur l’imaginaire collectif ... 22

1.2.1 Les métaphores autour du concept d’obésité ... 22

1.2.2 Différentes façons de considérer l’excès de poids ... 24

1.3 Santé publique et médicalisation de l’obésité ... 29

1.3.1 Naissance et rôle de la notion de santé publique ... 30

1.3.2 Médicalisation de l’obésité ... 33

1.4 Conclusion ... 37

Chapitre 2 39 Présentation de l’évolution du discours en matière d’obésité dans les politiques publiques ... 39

2.1 Modèle de vie bonne et conciliation des intérêts individuels et collectifs ... 41

2.2 Politiques publiques et régulation des comportements ... 44

2.2.1 Hétérorégulation et autorégulation ... 47

2.2.2 Quatre critiques de la médicalisation de l’obésité ... 51

2.3 Conclusion ... 57

Chapitre 3 59 La question de la taxation des boissons sucrées ... 59

3.1 Évolution dans la façon de considérer le sucre, du XIe siècle à aujourd’hui ... 61

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3.2 Pourquoi vouloir taxer les boissons sucrées? ... 65 3.2.1 État de la situation et buts recherchés par la taxation des boissons sucrées... 65 3.2.2 Examen du discours étatique québécois en matière de boissons sucrées ... 69 3.3 Facettes de la réception du discours des politiques publiques et

recommandations par la population ... 73 Conclusion ... 78 BIBLIOGRAPHIE ... 87

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Remerciements

Merci à Lyne Létourneau et à Simone Lemieux, respectivement directrice et co-directrice de ce mémoire, sans qui ce projet n’aurait jamais pu voir le jour. Vous avez toute ma reconnaissance.

Ce mémoire a aussi pu être réalisé grâce aux soutiens financiers suivants :

 Bourse accordée par Lyne Létourneau, grâce à une subvention obtenue du CRSH (Conseil de recherche en sciences humaines) du Canada ;

 Bourse de 2e cycle accordée par l’IDÉA (Institut d’éthique appliquée de l’Université

Laval);

 Bourse de soutien à la maîtrise du CRDSI (Centre de recherche en reproduction, développement et santé intergénérationnelle).

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Introduction

En sorte que ce moi, c’est-à-dire, l’âme par laquelle je suis ce que je suis,

est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. René Descartes, Discours de la méthode1

Le difficile rapport entre le corps et l’esprit

En ce début de XXIe siècle, la santé et le bien-être occupent une place prépondérante dans les politiques et les budgets des États et des institutions consacrés à la santé publique, de même que dans les préoccupations quotidiennes des individus. Cela peut s’observer, entre autres, par le fait que la question du contrôle du poids – et plus spécifiquement la perte de kilos superflus – est un sujet qui revient continuellement dans les différents médias. Les exemples illustrant ce constat sont multiples; que ce soit par la publication de rapports ou d’études sur l’augmentation des cas d’obésité à travers le monde ou d’articles de journaux (destinés d’ailleurs en grande majorité à un public féminin) ventant la dernière diète en vogue, célébrant le régime minceur adopté par des vedettes ou les émissions de télé-réalité montrant des personnes obèses tentant par tous les moyens possibles de perdre du poids2.

Ce souci constant à l’égard du poids interroge le rapport que l’être humain entretient avec son corps. Plus particulièrement, ce questionnement suggère que toute personne devrait arriver à maîtriser son poids, et ce, peu importe le contexte.

1 René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Éditions Gallimard, Coll. Folio, 1991, p. 104.

2 Par exemple, l’émission The Biggest Loser, diffusée aux États-Unis sur les ondes de NBC. Le Québec a sa

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Cette position peut s’expliquer en partie par le fait que, depuis l’Antiquité, les philosophes et théologiens occidentaux ont souvent traité le rapport entre le corps et l’esprit sous l’angle de leur dualité. Le corps est ainsi parfois présenté comme un outil, une sorte de machine au service de l’esprit3 (ou de l’âme), conçu comme une entité distincte, lui étant supérieure. Le corps se révélant comme une source de potentiels désordres, c’est à l’esprit (grâce à l’usage de la raison4) qu’appartient la tâche de le dominer. Ainsi, l’esprit aurait la faculté de contrôler, grâce à la volonté, toutes les pulsions, impulsions et désirs physiques. Une hiérarchie s’instaure dès lors dans la façon de concevoir la relation entre le corps et l’esprit. En examinant la nature de cette relation, une forme de moralité peut être identifiée : le corps étant perçu plutôt négativement, c’est l’esprit qui est en contrepartie valorisée.

Cette conception a marqué l’histoire du christianisme, ainsi que celle de la philosophie occidentale depuis Platon5. Dans cette perspective, « (…) le positif est toujours dans le ciel, siège de l’éternel, et le négatif est toujours dans la terre, siège de la matérialité6 ». Il s’ensuit que les conséquences d’un manque, ou pire, d’une absence de maîtrise du corps par la raison sont perçues comme pouvant

3 Le terme esprit dérive du latin spiritus, qui correspond au pneuma des Grecs et signifie

originellement « souffle », « air ». Ces racines désignent aussi ce qui anime le corps et prend en charge l’activité intellectuelle et consciente. Le mot esprit en français a seulement gardé ce dernier sens, l’animation renvoyant plutôt au terme d’âme – qui traduit l’animus latin (qui a donné « animal ») et la psyché grecque (qu’on retrouve dans tous les composés formés avec le préfixe psy-, par exemple « psychologie ». Source : Jean-Pierre Zanader (dir.)., Dictionnaire de philosophie, Paris, Éditions Éllipses, 2007, p.119.

4 Le mot raison vient du latin ratio qui signifie « compte », « calcul », « rapport », « proportion », et désigne

la faculté propre à tout être humain de penser, apprécier, juger, connaître. L’action d’user de sa raison consiste à « raisonner », c’est-à-dire à établir des relations entre divers éléments afin de les ajuster, de les mesurer les uns aux autres avant de choisir une ligne de conduite. Le processus qui active la raison se nomme « raisonnement ». Il s’agit, à partir de certains faits, données ou intuitions, d’élaborer une réflexion qui les hiérarchise et les articule logiquement, « raisonnablement », et permet d’argumenter une position. Source : Jean-Pierre Zanader (dir.)., Dictionnaire de philosophie, Paris, Éditions Éllipses, 2007, p. 133.

5 Par exemple, Platon écrit ceci dans le dialogue intitulé Phédon « Tant que nous serons en vie, le meilleur

moyen, semble-t-il, d’approcher de la connaissance, c’est de n’avoir, autant que possible, aucun commerce ni communion avec le corps, sauf en cas d’absolue nécessité, de ne point nous laisser contaminer de sa nature, et de rester purs de ses souillures, jusqu’à ce que Dieu nous en délivre. » Platon, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, Paris, Garnier Flammarion, 1965, p. 115-116.

6 Maria Michela Marzano-Parisoli, « Le corps », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et

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conduire aux pires excès. Par exemple, dans l’Antiquité, il était communément admis que se laisser guider par les inclinaisons du corps revenait à ne plus être aux commandes de soi-même, entrainant alors des conséquences plutôt regrettables : l’individu, « devenu esclave de son propre corps (…) peut dès lors commettre toutes les infamies et cette nature compulsive l’incite ainsi à toutes les débauches, à toutes les transgressions (…)7 ». Selon ce point de vue, le corps est, en quelque sorte, un « mal nécessaire » dont il faut s’accommoder, tout en cherchant à en réduire l’influence dans la détermination des choix de la conduite quotidienne.

Chez les Grecs, le corps est aussi paradoxalement l’objet d’attentions, de soins et peut être glorifié pour ses attributs. Cet autre regard met en relief l’ambiguïté qui caractérise la relation entre le corps et l’esprit, le corps pouvant à la fois abriter le bien et le mal. Marzano-Parisoli rappelle ainsi que le corps est à la fois méprisé et divinisé par les Grecs, conception qui s’est transmise jusqu’au Moyen-Âge :

(…) il y avait une méfiance du corps en tant que réalité capable de perturber l’âme et d’empêcher la recherche de la vérité; mais, en même temps, il y avait aussi un culte du corps et de sa beauté en tant que partie du cosmos. C’est pourquoi chez les Médiévaux, le corps était vu à la fois comme un don reçu du Créateur à préserver en vue de la résurrection de la chair à la fin du monde, et comme un lieu de pêché (sic) à éduquer et réprimer.8

Aujourd’hui, la perception la plus largement véhiculée dans l’imaginaire populaire occidental est que « (…) le contrôle du corps [est] un gage de réussite. Un corps mince ou musclé est désormais le signe d’une volonté forte qui s’impose à la chair, symbole d’un individu qui a le contrôle sur sa vie9 ». Dans cette optique, l’esprit a non seulement l’obligation de tenir le corps sous son joug, mais il doit aussi se

7 Jérôme Wilgaux, Gourmands et gloutons dans les sources physiognomoniques antiques, dans Karine

Karila-Cohen et Florent Quellier (dir.), « Le corps du gourmand – D’Héraclès à Alexandre le Bienheureux », Rennes et Tours, Presses Universitaires de Rennes et Presses Universitaires François-Rabelais, 2012, p. 31.

8 Maria Michela Marzano-Parisoli, op.cit., p. 415.

9 Laurence Godin, « Entre plaisir et contrôle : l’équilibre comme fondement de la normativité et de l’action

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conformer à une certaine image idéalisée. Cet idéal est formé grâce à des normes largement véhiculées dans une société donnée, ce qui entraine souvent un désir de conformité de la part des individus. Thoms explique cela par le fait que « (…) les normes et les modèles de valeurs pénètrent dans nos conceptions générales du monde quotidien. Peu importe ici que les représentations soient "réalistes" et "reflètent" la " réalité". Le sujet est celui des univers conceptuels10 ». L’impact de ces normes est tel qu’il en arrive à transformer le rapport au corps en une quête d’un idéal plutôt difficile à atteindre, sinon carrément chimérique. Tel que le souligne Marzano-Parisoli :

(…) le respect et l’admiration du corps idéalisé, qui fait rêver dans son abstraction, cache la vérité du corps réel qui n’est jamais accepté en tant que tel. (…) Par rapport au modèle, toute déviance est refusée, toute altération est culpabilisée et toute différence se transforme en objet de différend. Le corps est de plus en plus soumis à des tabous sociaux : il ne peut être accepté que s’il est conforme aux modèles culturels et sociaux. Il est l’objet d’un jugement social qui lui impose, par toutes sortes de ruses, ses propres normes de développement, d’entretien et de présentation.11

La question du rapport au corps a été - et est encore aujourd’hui - source de malaises et d’aspirations contradictoires. De fait, la période contemporaine est caractérisée par le fait qu’elle abhorre le gras, alors que le nombre de personnes obèses ou en situation d’embonpoint ne cesse de s’accroître mondialement12. Cette hantise du gras teinte non seulement l’image du corps esthétiquement idéalisé, mais aussi du corps médicalisé. Comme le constate Fischler :

[l]es sociétés modernes, c’est assez clair, sont « lipophobes » : elles n’aiment ni la graisse ni les corps trop gros. La culture de masse, productive effrénée d’images, nous donne à admirer et à envier des

10 Ulrike Thoms, « Des perceptions de la minceur et de l’obésité de 1850 à nos jours », dans Frédérique

Audoin Brazeau et Françoise Sabban (dir.), Un aliment sain dans un corps sain – perspectives historiques, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2007, p. 321.

11 Maria Michela Marzano-Parisoli, op.cit., p. 419.

12 À ce sujet, voir : Organisation mondiale de la Santé (OMS), Obésité et surpoids

http://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/obesity-and-overweight (Page consultée le 27 novembre 2018)

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corps juvéniles et sveltes. La médecine, qui voit dans l’obésité un problème de santé publique, cherche à imposer ses propres normes quantitatives de « poids théoriques ». Les corps réels semblent s’essouffler, le plus souvent en vain, à poursuivre ces modèles rêvés ou prescrits : dans la plupart des pays développés, une forte proportion de la population se rêve mince, se vit grasse et souffre apparemment de la contradiction.13

En effet, l’excès de poids est une condition largement connotée négativement. Cela se reflète notamment dans les métaphores guerrières utilisées dans les politiques, programmes ou articles portant sur le contrôle du poids, comme l’utilisation des termes de « lutte » ou du « combat » à l’obésité14. Il est aussi possible de repérer cette perception négative dans les jugements de valeur portés à l’égard de la non-conformité à un idéal esthétique du corps. Bien que l’obésité puisse entrainer des conséquences médicales importantes (sur lesquelles nous reviendrons), soulignons ici que ces prises de position moralisantes n’ont que peu ou pas de liens avec une préoccupation pour la santé. Basdevant, lui-même médecin, affirmera ainsi que :

[l]’obésité se distingue radicalement d’autres facteurs de risques comme l’hypertension artérielle ou le diabète : c’est un symptôme visible et soumis à un jugement de valeur. L’évaluation individuelle et collective de la corpulence est avant tout subjective. Personne n’a d’opinion tranchée sur le niveau « idéal » de glycémie ou de pression artérielle. En revanche chacun a son opinion sur la corpulence « normale » répondant à des stéréotypes socioculturels (auxquels les médecins n’échappent pas, loin s’en faut).15

Considérant que l’idée selon laquelle l’esprit doit contrôler le corps est encore largement partagée, l’individu obèse ou en état d’embonpoint se perçoit souvent

13 Claude Fischler, « La symbolique du gros », Communications, no 46, 1987, p. 255.

14 Deux exemples peuvent être cités en matière d’obésité infantile : un article de l’OMS s’interroge sur ce

que l’on peut faire pour lutter contre l’épidémie d’obésité chez l’enfant, tandis que le Gouvernement du Canada affirme les rôles qu’il a à jouer dans la lutte contre l’obésité juvénile :

Sources : who.int/dietphysicalactivity/childhood_what_can_be_done/fr/et

canada.ca/fr/sante-publique/services/obesite-juvenile/role-gouvernement-lutte-contre-obesite-juvenile.html (pages consultées le 16 février 2020).

15 Arnaud Basdevant, « Définitions et classification des obésités », dans Arnaud Basdevant et Bernard

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(ou est perçu) comme unique responsable de sa prise ou de sa perte de poids. Il s’ensuit que « la morale sociale et culturelle investit aujourd’hui le domaine biologique et rend chaque personne responsable de son apparence physique16 ». Pourtant, de nombreux facteurs obésogènes sont hors de portée (ou difficilement) d’une emprise individuelle, tels que les facteurs biologiques, un environnement conçu pour l’usage de la voiture, un travail favorisant la sédentarité, etc.

Ce fort sentiment de responsabilité individuelle à l’égard du poids, auquel se joignent les jugements de valeur portés par le regard de l’Autre (et qui est aussi influencé par la norme morale individuelle et collective), peuvent déjà être identifiés comme des constituants importants de la conception contemporaine du concept d’obésité.

L’obésité, de faute morale à maladie

Au cours du XXe siècle, de même qu’en ce début de XXIe, la relation au corps (mais surtout au poids) a pris une place de plus en plus importante dans les préoccupations quotidiennes, jusqu’à devenir omniprésente. On peut le constater, d’une part, dans les préoccupations des individus vis-à-vis de l’atteinte d’un idéal esthétique du corps et, d’autre part, dans les recommandations émanant des gouvernements et organisations œuvrant dans le domaine de la santé publique, qui s’inscrivent dans le prolongement de cet idéal. De fait, la lutte à l’excès de poids s’accentuera lorsque l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lancera un signal d’alarme face au constat de l’accroissement rapide des cas d’obésité17 répartis sur pratiquement la totalité de la planète18. C’est à la suite d’une consultation menée en 1997 que l’OMS désignera l’obésité comme maladie

16 Maria Michela Marzano-Parisoli, op.cit., p. 419.

17 Précisons que, dans son acception médicale, l’obésité peut être définie comme une accumulation

excessive ou anormale de masse grasse » et par un indice de masse corporelle (ou IMC) supérieur à 30. L’IMC est calculé à partir du poids (en kilogramme) divisé par la taille (en mètre) au carré. Il constitue l’outil privilégié pour la classification des catégories relatives au poids. Voir : Arnaud Basdevant, op.cit., p. 3.

18 En 2017, on estimait le nombre d’individus touchés à 1,9 milliard.

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chronique cette même année et comme maladie épidémique en 200319. Cette décision peut sembler surprenante de prime abord, car il s’agit de la première fois que le terme « épidémie » est utilisé pour désigner une maladie non infectieuse20. Ce nouvel usage montre à quel point la question de l’obésité est devenue un sujet de préoccupation d’envergure et mondialement partagé. Cette décision illustre un changement important dans l’évolution des causes des problèmes de santé et de décès au sein des populations. Pendant des siècles, ce sont surtout les épidémies engendrées par les maladies infectieuses, de même que les fréquents épisodes de famine et de disette qui causaient le plus de décès. Des dizaines de millions de personnes sont mortes de la peste au Moyen Âge21 ou de la grippe espagnole en 1918-191922, pour ne nommer que ces exemples. Au fil des découvertes scientifiques (comme celle du processus de contagion ou de la vaccination) et de la mise en place de mesures d’hygiène publique, les épisodes épidémiques d’une telle ampleur ont pratiquement disparu, bien que le risque que de tels événements se reproduisent ne puisse jamais être totalement éradiqué. Au cours du XXe siècle, les décès causés par les maladies non transmissibles sont devenus beaucoup plus importants que ceux causés par des maladies infectieuses.

Parallèlement à cette baisse du taux de mortalité causé par des maladies infectieuses, sont survenus pendant la deuxième moitié du XXe siècle de nombreux changements dans l’offre alimentaire, ainsi qu’une prospérité

19 OMS- Organisation mondiale de la santé, Obésité : prévention et prise en charge de l’épidémie mondiale,

Genève, OMS, 2003, 284 p.

20 Au sujet de la définition d’épidémie, le Grand dictionnaire terminologique précise ceci : « Au départ, la

notion d’« épidémie » ne s’appliquait qu’aux maladies transmissibles. La notion a toutefois pris une extension de sens, et le terme épidémie peut aussi désigner un accroissement du nombre des cas d'autres types de maladies (maladies carentielles, intoxications, par exemple), de même que de tout autre phénomène humain ayant un certain caractère de gravité (accidents, toxicomanies, suicides, etc.).

Source : http://www.granddictionnaire.com/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=8385501 (page consultée le 17 juillet 2017)

21 Entre 1346 et 1352, la « Grande Peste » fit environ 20 millions de victimes, ce qui équivaut au quart de la

population de l’époque. Voir : Colin McEvedy, « Les tribulations de la peste bubonique », Philippe Charlier (dir), Les maux de nos ancêtres, Collection Pour la science, Dossier 50, Paris, Éditions Belin, Janvier-Mars 2006, p. 38.

22 40 millions de personnes en sont mortes à travers le monde. Voir : Jeffery Taubenberger, Ann Reid et

Thomas Fanning, « Le virus retrouvé de la grippe espagnole », dans Philippe Charlier (dir), Les maux de nos ancêtres, Collection Pour la science, Dossier 50, Paris, Éditions Belin, Janvier-Mars 2006, p. 49.

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économique inégalée dans l’histoire de l’humanité. La présence sur le marché d’aliments plus variés, accessibles en abondance, parfois déjà préparés et prêts-à-manger, combinée à la prolifération des commerces de restauration rapide et à l’ultra-transformation des aliments23, ont entrainé une multiplication des choix alimentaires pour une bonne partie de la population mondiale. Cette modification enregistrée dans l’offre alimentaire s’est accompagnée d’un inconvénient majeur, car c’est à partir de ce moment que le tour de taille d’un nombre toujours croissant d’individus a commencé à enregistrer une courbe ascendante. Pour expliquer la progression de l’obésité dans le monde, deux principaux facteurs sont identifiés : la dégradation de la qualité des aliments ingérée (attribuée à la hausse de la consommation des produits ultra-transformés et du fast-food, qui recèlent des taux élevés de mauvais gras, de sel et de sucre, ainsi que l’ajout de divers additifs) et la baisse globale (pouvant aller jusqu’à la totale absence) du temps consacré à l’activité physique 24 . L’obésité, considérée comme une « pathologie de l’abondance » ou « maladie de civilisation », est susceptible d’engendrer des problèmes de santé variés chez les individus touchés, voire une mort prématurée. Parmi les problèmes de santé, mentionnons les risques cardio-vasculaires, le diabète de type 2, certains types de cancer, des troubles articulaires, l’apnée du sommeil25, etc. L’obésité entraine aussi des conséquences économiques26 (par exemple, par son impact sur les sommes allouées au système de santé), qui peuvent dans certains cas être expliquées par les préjugés contre les personnes

23 Les aliments ultra-transformés sont des aliments dont la composition comprend plus de cinq ingrédients.

Outre le sel, le sucre, les huiles et les graisses, les ingrédients des aliments ultra-transformés comprennent les substances alimentaires qui ne sont pas couramment utilisées dans les préparations culinaires, comme les protéines hydrolysées, les amidons modifiés, les huiles hydrogénées et les additifs, dont le but est d'imiter les qualités sensorielles des aliments non transformés. On peut aussi retrouver dans cette liste les colorants, les arômes, les édulcorants sans sucre, les émulsifiants, les agents raffermissants, gonflants, antiagglomérants, etc. Source: Michael J. Gibney, « Ultra-Processed Foods: Definitions and Policy Issues», vol. 3, no 2, p. 3.

24 Arnaud Basdevant, « L’obésité : origines et conséquences d’une épidémie », Biologies, vol. 329, no 8, 2006,

p. 562-569.

25 Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’obésité, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 11-12.

26 Institut national de santé publique, Les conséquences économiques associées à l’obésité et à l’embonpoint

au Québec : les coûts liés à l’hospitalisation et aux consultations médicales, Montréal, Institut national de santé publique, 2015, 28p.

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obèses27. De plus, l’obésité peut aussi engendrer des conséquences sociales, en engendrant par exemple la stigmatisation et la discrimination des personnes obèses28.

L’épidémie d’obésité étant maintenant considérée comme un fait acquis par les gouvernements (nationaux, provinciaux et municipaux) ainsi que par les organisations internationales, ceux-ci se sont mobilisés afin de mettre en place des actions pour contrer et réduire sa propagation. Par conséquent, l’OMS a établi en 2004 un plan d’action29 en matière de lutte à l’obésité et à l’embonpoint. Ce document est accompagné de recommandations que les états membres de l’Organisation des Nations unies (ONU)30 sont invités à intégrer dans leurs propres politiques de santé publique. Une meilleure alimentation et l’exercice physique étant deux facteurs reconnus comme permettant de réduire en partie les cas d’obésité, les solutions proposées reviennent la plupart du temps (mais pas seulement) à conseiller des modifications aux comportements individuels. L’adoption d’une telle stratégie suggère que la responsabilité collective devant l’obésité revient à transmettre les bonnes informations afin de permettre à la population de faire des « choix santé ». Un changement dans l’approche retenue semble toutefois s’opérer alors que certaines mesures, plus coercitives, sont parfois envisagées. On pense notamment à l’interdiction de la vente de boissons gazeuses dans les formats de plus d’un demi-litre dans les restaurants, arénas et cinémas, proposition envisagée par le maire de New York en 201231.

Dans le cadre de ce mémoire, nous approfondirons notre exploration des influences normatives (par exemple : culturelles ou scientifiques) qui ont contribué

27 Karmpaul Singh et al. «Is there more to the equation? Weigh bias and the cost of obesity», Canadian

Journal of Public Health, vol. 110, no 1, 2019, p. 17–20.

28 Sarah E, Jackson, Rebecca J. Beeken et Jane Wardle. «Perceived weight discrimination and changes in

weight, waist circumference, and weight status », Obesity, vol. 22, no 12, décembre 2014, p. 2485-2488. 29 OMS- ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ, Stratégie mondiale pour l’alimentation, l’exercice

physique et la santé, Genève, OMS, 2004, 23 p.

30 Cela s’explique par le fait que l’OMS est une institution spécialisée de l’ONU.

31 À ce sujet, voir :

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à construire le regard contemporain porté sur l’obésité. Tout particulièrement, nous tenterons de mettre en lumière le modèle de vie bonne qui a été proposé par les autorités religieuses, puis par les organisations dédiées à la santé publique, afin d’encadrer les pratiques en matière d’alimentation.

Pour ce faire, nous présenterons tout d’abord la transformation du concept d’obésité au cours de l’histoire, ainsi que les influences normatives qui ont conduit à la conception contemporaine de l’obésité. Cette analyse permettra d’expliquer la représentation de l’obésité mobilisée dans les politiques publiques qui cherchent à inculquer de saines habitudes alimentaires. Ensuite, nous aborderons les effets potentiels sur les conduites individuelles du modèle de vie bonne promu par certains gouvernements par l’intermédiaire de politiques ou recommandations en matière de santé publique. Cette analyse permettra de mettre en relief que les valeurs privilégiées dans les politiques en matière de santé publique ne concordent pas nécessairement avec celles des individus. En troisième lieu, une étude de cas portant sur le sucre, et plus spécifiquement sur la taxation des boissons sucrées, permettra d’illustrer l’évolution dans la façon de percevoir le sucre, ce qui explique en partie pourquoi la taxation des boissons sucrées est devenue emblématique des mesures de lutte à l’obésité. L’exemple du sucre et de la taxation des boissons sucrées permettra aussi d’illustrer les notions discutées dans les deux premiers chapitres : montrer l’évolution dans la façon de considérer le sucre à travers les siècles et illustrer par cet exemple la volonté de la part de différents gouvernements d’exercer une influence sur les choix de consommation des individus, qui, de leur côté, n’adhèrent pas nécessairement à cette mesure, pour diverses raisons, dont quelques-unes seront explorées.

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Présentation de l’approche

L’angle sous lequel la problématique de ce mémoire a été élaborée s’inspire en grande partie de l’approche développée par la psychologie sociale. Afin de mieux comprendre la pertinence de cette discipline dans le cadre d’une recherche en philosophie, nous en présenterons brièvement les caractéristiques en nous référant à son histoire.

D’après la définition classique proposée par Allport, qui est un des pionniers du domaine :

[l]a psychologie sociale s’intéresse à tout ce qui relève, de près ou de loin, à l’influence que peuvent avoir des personnes sur d’autres personnes. Plus précisément, la psychologie sociale emprunte une voie scientifique pour tenter de comprendre et d’expliquer comment les pensées, les sentiments et les comportements des individus sont influencés par d’autres individus, que ces derniers existent bel et bien, qu’ils relèvent de l’imaginaire, ou encore que leur présence soit simplement implicite.32

De fait, comme le souligne par exemple Moscovici, il est impossible que la constitution de l’identité de l’individu puisse se soustraire aux influences des constituantes de la société dans laquelle il évolue. Selon celui-ci, l’appartenance à une classe sociale influencerait même les « (…) réactions les plus anodines33 ». Dans cette perspective, il est impossible qu’un individu puisse totalement s’abstraire des influences extérieures au moment d’entamer une réflexion sur la pertinence d’une action à entreprendre ou sur une position intellectuelle à adopter.

Ce constat n’est pas l’apanage de l’époque contemporaine. De fait, l’étude des rapports entretenus entre la société et l’individu a débuté bien avant la naissance de la discipline de la psychologie sociale. Rosenbaum évoquera par exemple

32 Susan T. Fiske, Psychologie sociale, Bruxelles, Éditions De Boeck, 2008, p. 12.

33 Pierre Moscovici, « Introduction », dans Serge Moscovici, Psychologie sociale, Paris, PUF, Collection

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Aristote et sa définition de l’homme comme « animal politique », qui montre l’indissociabilité des concepts d’individu et de société, l’un ne pouvant exister sans l’autre. De même, Bègue notera la présence de plusieurs idées se rapportant à la psychologie sociale chez des philosophes de l’Antiquité, médiévaux et modernes34. Toutefois, c’est à Comte (1798-1857) qu’il attribuera la paternité de la psychologie sociale35. Notons aussi l’intérêt qui se développe, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, pour des recherches portant sur la psychologie des peuples. Comme le rappelle Bègue, « (…) l’intention [est] de démontrer combien la pensée individuelle et les comportements en groupe s’avère profondément façonnés par la société36 ». L’ouvrage Psychologie des foules37, du médecin et sociologue Gustave Le Bon, publié en 1895, marquera ainsi un tournant dans la recherche en psychologie sociale. La thèse de l’ouvrage, selon laquelle le raisonnement des individus diffère lorsqu’ils sont pris isolément ou se retrouvent au sein d’une foule, sera largement discutée au sein de la communauté scientifique au cours du XXe siècle. Au cœur de cette recherche se trouve donc le concept de « soi », qui peut être défini comme étant « (…) l’ensemble des perceptions et connaissances que les gens ont de leurs caractéristiques. (…) Le concept de soi est "plus ou moins complexe, plus ou moins clair, plus ou moins stable et différemment organisé selon les individus"38 ». Selon Berjot et Delelis, le soi est essentiellement une création sociale, modelé par toutes les composantes du monde qui nous entoure. Cela a pour conséquence qu’il s’agit toujours d’un processus individuel qui variera d’une personne à l’autre : « [l]'impact de toute situation de stimulation "objective" dépend de la signification personnelle et subjective que l'acteur attache à cette situation39 ». Berjot et Delelis rappelleront ainsi que les représentations individuelles sont fortement marquées par le rapport idéologique entretenu avec la société ainsi que

34 Alexis Rosenbaum, op.cit., p. 10.

35 Laurent Bègue, « Psychologie sociale », Encyclopédie Universalis [en ligne], consulté le 18 décembre 2018,

URL : http :∕∕universalis-edu.com∕encyclopedie∕psychologie-sociale∕

36 Laurent Bègue, op.cit.

37 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, Collection Quadrige, 2002, 132 p.

38 Sophie Berjot et Gérald Delelis, 27 grandes notions de psychologie sociale, Paris, Dunod, 2014, p. 12. 39 Lee Ross et Richard E. Nisbett, The Person and the Situation: perspectives of social psychology,

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les normes institutionnelles40. Pour Ross et Nisbett, c’est grâce à la connaissance des interprétations subjectives et des croyances des individus que l’on peut comprendre et expliquer la plupart des comportements humains quotidiens41. Cette méthode va tout à fait dans le sens de l’approche proposée dans ce mémoire, c’est-à-dire explorer les différentes influences normatives qui façonnent la conception contemporaine de l’obésité.

40 Sophie Berjot et Gérald Delelis, op.cit., p. 22. 41 Lee Ross et Richard E. Nisbett, op.cit., p. 60.

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C

HAPITRE

1

Du péché capital à la médicalisation :

présentation de l’évolution du concept

d’obésité

Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les conditions,

de tous les pays et de tous les jours ; il peut s’associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte.

Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût42

Ce premier chapitre traitera principalement de l’évolution du concept d’obésité, qui a connu, au cours des siècles, des transformations dans les façons de le concevoir. Vu tout d’abord au Moyen Âge comme une des conséquences du péché de gourmandise, on envisageait alors l’obésité comme le signe d’une faillite morale et d’un manque de volonté de l’individu. Puis, avec la progression des connaissances médicales (par exemple sur les différentes causes de l’obésité) et de l’augmentation des cas de personnes manifestant cette condition, l’obésité est, quelques siècles plus tard, comprise comme étant une maladie épidémique. Cette nouvelle façon de considérer la question de l’obésité nous amènera à faire une brève présentation de l’histoire de la prise en charge de la santé publique par l’État. De fait, la lutte à l’obésité est considérée comme un enjeu de santé majeur par les organisations dédiées à la santé publique43.

42 Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, Flammarion, 1982, p. 19.

43 MSSS- Ministère de la Santé et des Services sociaux, Programme national de santé publique 2015-2025,

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Cette partie, plus descriptive, permettra de mieux comprendre l’approche contemporaine en matière de lutte à l’obésité, par l’exploration des influences normatives qui ont influencé l’histoire de ce concept. L’identification de ces influences est aussi une étape importante afin d’analyser les approches et l’importance accordée à l’obésité comme problème de santé publique. Comme le font remarquer Blondeau, Gagnon et al., « la formulation et l’adoption de politiques publiques, voire de politiques favorables à la santé, ne sont pas le résultat d’une rationalité parfaite mais découlent de la confrontation entre divers systèmes de croyances "défendus" par différents groupes d’acteurs44 ». Ce sont donc deux principaux systèmes de croyances que nous tenterons de mettre en lumière dans ce chapitre. Le premier, plus ancien chronologiquement, voit l’obésité comme une faute morale et une responsabilité individuelle45. Le second système de croyances, beaucoup plus récent, considère quant à lui l’obésité comme une maladie épidémique dont la responsabilité est partagée à la fois entre l’individu et l’État. La coexistence de ces systèmes de croyances rend difficile l’intervention des institutions publiques afin de modifier durablement les comportements individuels en matière de perte ou de contrôle du poids. En effet, le premier système de croyances est susceptible de mener à l’adoption d’une position réfractaire à toute intervention de l’État dans une sphère considérée comme étant exclusivement privée et individuelle. Par exemple, les mesures cherchant à restreindre le nombre de commerces de restauration rapide dans un quartier donné pourront être vues comme un empiètement injustifié sur les libertés individuelles, étant donné que, dans cette perspective, la collectivité n’a pas à se mêler des comportements alimentaires des individus, jugés comme étant seuls et uniques responsables de leur choix et des conséquences de ceux-ci sur leur santé. Le second système est non seulement favorable à de telles interventions, mais les réclame.

44 Danielle Blondeau, France Gagnon et al., « Les enjeux éthiques de l’élaboration des politiques publiques

favorables à la santé : réflexion et illustration », Aporia, vol. 3, no 3, p. 24.

45 Il est à noter que cette perception de l’obésité perdure encore aujourd’hui au sein de la société

occidentale. À ce sujet, voir: Eric J. Oliver et Taeku Lee, « Public Opinion and the Politics of Obesity in America », Journal of Health Politics, Policy and Law, vol. 30, no 5, October 2005, p. 923-954.

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1.1 La gourmandise, un péché capital

L’association entre la gourmandise et la notion de péché est un legs important de la religion catholique, dont l’histoire, les préceptes, les textes sacrés, etc., habitent encore profondément l’imaginaire collectif (du moins en Occident)46. Lors de l’établissement de la liste des péchés capitaux et de l’instauration de la confession annuelle par l’Église catholique, la morale de l’obéissance caractérise la société de l’époque. À cet égard, l’identification des péchés capitaux représente une façon pour cette institution de s’assurer une mainmise sur les conduites individuelles afin que celles-ci se conforment à ses directives. Pour mieux comprendre cette influence importante, nous présenterons tout d’abord une brève histoire de la notion de péché capital. Nous verrons ensuite comment son ascendant sur les conduites individuelles valorisées par l’Église s’est largement répandu grâce à l’imposition de la confession annuelle. Nous complèterons ce tableau par la mise en lumière de l’évolution du péché de gourmandise, qui a connu une forme de sécularisation au sein de la société contemporaine.

1.1.1 Brève histoire de la notion de péché capital

La méfiance autour des plaisirs procurés par la nourriture est ancienne et s’est transmise depuis des siècles, ce qui explique son ancrage ferme au sein de la culture occidentale47. De fait, c’est la notion de péché capital qui cristallise les mises en garde envers l’abus de nourritures terrestres. Cette notion, qui a été introduite par l’Église catholique à partir du IVe siècle apr. J.-C.48, est associée à la gourmandise. Pourtant, le péché capital n’est mentionné ni dans l’Ancien ou le

46 Notamment, par le nombre de croyants, mais aussi par l’architecture (comme les églises, les monastères),

l’art (représentations de scènes marquantes dans la peinture, la sculpture), la littérature (textes religieux ou faisant référence à des personnages ou récits de la Bible), etc.

47 Cela ne signifie pas pour autant que d’autres cultures et civilisations n’ont pas cherché à établir une forme

de contrôle social autour de l’alimentation.

48 Mireille Vincent-Cassy, Un péché capital, dans Catherine N’Diaye (dir.), « La gourmandise – Délices d’un

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Nouveau Testament49. Un des épisodes les plus importants de la vie de Jésus mérite en revanche d’être mentionné, à savoir celui de son dernier repas avec ses disciples, alors qu’il y partage le pain et le vin qui symbolisent sa chair et son sang. Ces aliments permettent, par ce que nous nommerions aujourd’hui le principe d’incorporation50, l’élévation de l’âme et la communion avec Dieu. La connotation associée à ces aliments est donc positive. De plus, Jésus est représenté comme celui qui nourrit, au sens propre comme au sens figuré. L’Eucharistie est à cet égard un moment fort important dans le cérémonial de la messe catholique. À l’opposé, l’Ancien Testament relate davantage d’épisodes dont pourront s’inspirer les théoriciens du péché de gourmandise (et même y voir l’héritage du péché originel), afin de l’illustrer. Ainsi, comme le met en relief Quellier :

[l]’Ancien Testament contient de nombreux récits qui seront interprétés dès les premiers temps du christianisme comme des références au péché de gourmandise. La cession par Esaü de son droit d’aînesse pour un plat de lentilles illustre le désir irraisonné de nourriture, d’autant plus que les lentilles offrent un mets bien vil ; (…) sur la route de la Terre promise, le peuple d’Israël glisse vers l’idolâtrie à partir du moment où il désire une alimentation plus goûteuse que la manne envoyée par Dieu (…).51

La nourriture apparait donc comme une tentation entrainant des décisions déraisonnées (la cession du droit d’aînesse par Esaü à son frère Jacob contre un plat de lentilles) ou bien détournant de Dieu (l’association de l’idolâtrie avec le souhait d’une alimentation plus goûteuse). Pourtant, ce que l’on peut identifier comme une forme de suspicion envers la nourriture ne donnera pas tout de suite lieu à des indications précises destinées aux croyant(e)s en matière de comportement alimentaire. Il faudra encore attendre quelques siècles pour que

49 Il est bien sûr question du péché originel dans la Genèse. Toutefois, le fait qu’Ève croque le fruit de la

connaissance du bien et du mal évoque plutôt toute la symbolique du rapport à Dieu et de la condition humaine (par le fait de croquer dans la pomme, qui est le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal), qu’une illustration du rapport à l’alimentation. La métaphore du « fruit défendu » et de la tentation qui y est associée sera en revanche abondamment relayée dans l’imaginaire collectif.

50 Ce principe est défini ainsi par Claude Fischler : « Incorporer un aliment, c’est, sur un plan réel comme sur

un plan imaginaire, incorporer tout ou partie de ses propriétés : nous devenons ce que nous mangeons. L’incorporation fonde l’identité. » Voir : Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Éditions Odile Jacob, 2001, p. 66.

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l’Église catholique se penche sur cette question. De fait, c’est de la toute fin de l’Antiquité et du début du Moyen Âge que proviennent les écrits déclinant les vices ou péchés capitaux. Ceux-ci servent alors de règles de conduite destinées aux moines catholiques. L’établissement de la gourmandise comme vice ou péché :

(…) apparaît dans l’histoire du christianisme dans un contexte géographique et humain bien particulier, celui des Pères du désert, ces ermites qui fondèrent les premières communautés de moines établies dans le désert égyptien. Afin de ne pas entraver l’élévation de leur âme vers Dieu, ces religieux infligeaient à leur corps une rigoureuse ascèse52.

Évagre le Pontique (346-399) 53 établit la liste de huit principaux vices. Jean Cassien (350-env.-432)54, dans son ouvrage Conférences55, en conservera le même nombre. Toutefois, c’est véritablement avec Saint Grégoire 1er le Grand, au VIe siècle56, que les péchés capitaux seront ramenés au nombre de sept57 et qu’ils prendront la forme que nous leur connaissons aujourd’hui58. Il s’agit de l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, la luxure, la paresse et la gourmandise. La gourmandise, qui n’est pas considérée comme faisant partie des péchés les plus graves, est plutôt jugée comme étant une sorte de porte d’entrée menant vers d’autres tentations59. Se laisser aller à la gourmandise équivaut en effet pour l’individu à se mettre en situation de faiblesse, de sorte qu’il ne pourra plus alors se protéger des autres vices. Les excès alimentaires, qui outrepassent le comblement

52 Florent Quellier, op.cit., p. 17.

53Pierre Thomas Camelot, « Évagre le Pontique (346-399) ».

http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/evagre-le-pontique/ (page consultée le 14 juin 2017).

54Jacques Dubois, « Cassien Jean (350-env.-432) ».

http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/jean-cassien/ (page consultée le 14 juin 2017).

55 Jean Cassien, Conférences 1, Paris, Éditions du Cerf, 2008, 504 p.

56 Source : Pierre Thomas Camelot, « Grégoire 1er le Grand saint (540 env.-604) ».

http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/gregoire-ier-le-grand/ (page consultée le 24 juillet 2017).

57 Saint-Thomas d’Aquin établira aussi la liste de sept vices capitaux dans sa Somme théologique, au XIIIe

siècle.

58 Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, Éditons Aubier,

2003, p. 10.

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des besoins de base, seront donc plus particulièrement ciblés. Car, comme le souligne Vecchio :

[d]ans la civilisation médiévale, trop manger est avant tout un péché. Certes, la littérature médicale abonde de remarques sur les dangers provoqués par un régime trop riche, et des traités spécifiques (le Diaetarii) sont consacrés aux problèmes de l’alimentation, mais la réflexion sur la nourriture et sur ses excès, sur la nature du plaisir qu’elle provoque et sur les conséquences qu’elle produit, s’inscrit à l’intérieur du discours éthique et se traduit par l’analyse d’un péché, la gourmandise.60

La nourriture apparaît donc comme la « voie royale de la tentation61 ». À partir de ce moment, une méfiance s’installera à l’égard des plaisirs de la table pour qui souhaite se conformer aux injonctions de l’Église.

1.1.2 Conséquences de l’imposition de la confession annuelle

Du IVe siècle au XIIIe siècle, les règles de conduite se rapportant aux péchés capitaux s’appliqueront essentiellement aux moines. C’est lors du quatrième concile de Latran, convoqué par le pape Innocent III en novembre 1215, que sont imposées à l’ensemble de la population de nouvelles pratiques : la communion ainsi que la confession annuelle62. Dans cette entreprise, la liste des péchés capitaux élaborée précédemment se révélera particulièrement utile. Comme l’explique Vincent-Cassy :

[l]’aveu des péchés doit être obtenu par un interrogatoire du fidèle basé sur la grille des vices conçue par Grégoire le Grand au VIe siècle. La gourmandise en fait donc partie. Il ne faut pas s’étonner de l’usage d’une tradition vieille de sept siècles pour imposer une nouveauté. C’est la manière habituelle de procéder de l’Église. Le tout, c’est de l’adapter

60 Silvana Vecchio, « La faute de trop manger : la gourmandise médiévale entre éthique et diététique », dans

Julia Csergo (dir.), Trop gros? L’obésité et ses représentations, Paris, Éditions Autrement, 2009, p. 33.

61 Ibid., p. 35.

62 La pratique de la confession existait déjà (surtout pour les moines), mais aucune règle n’en déterminait la

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à la société des laïcs, quitte à invoquer d’autres autorités si nécessaire.63

La transposition de cette grille pour la confession de laïcs ne va cependant pas de soi. Afin de susciter l’acceptation par la population du péché de gourmandise, l’Église fera donc valoir les conséquences d’une alimentation trop riche ou abondante sur la santé. Cette stratégie est décrite de la manière suivante par Casagrande et Vecchio :

[a]yant toujours eu du mal à expliquer pourquoi la gourmandise est un vice, prédicateurs et confesseurs éprouvent quelque gêne à reproposer un péché typiquement monastique au public tiède et distrait des villes, à un public toujours plus différencié et « laïque », assez peu sensible aux valeurs de l’abstinence et du jeûne. Il n’est possible de retenir son attention qu’à condition de brandir des arguments nouveaux, en quelque sorte d’actualité, tels que l’attention au corps et à son bien-être. L’insistance sur les implications spirituelles du vice de gourmandise doit laisser place à une observation peut-être plus prosaïque, mais bien plus efficace : manger trop fait du mal.64

Afin d’imposer sa conception du rapport à l’alimentation, le discours de l’Église s’est donc développé autour d’une préoccupation partagée par la population, à savoir celle de la santé. Un univers métaphorique, hérité de la notion de péché de gourmandise et associé au gros et à l’obèse, en découlera. Au bout du compte, il en ressortira qu’« un ventre plat est la porte du paradis sur terre ; un ventre rebondi, le plus sûr chemin de l’enfer social65». Legs durable de l’établissement de la nomenclature des vices capitaux et de l’instauration de la confession annuelle, la notion de péché a imprégné durablement le rapport de la société occidentale à l’alimentation.

63 Mireille Vincent-Cassy, op.cit., p. 24. 64 Casagrande et Vecchio, op.cit., p. 215.

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1.1.3 La sécularisation du péché de gourmandise

Au cours du XXe siècle, l’emprise de l’Église catholique sur la conduite des laïcs s’est peu à peu atténuée66 et la pratique de la confession ne concerne plus qu’un nombre restreint de pratiquants. À l’opposé, la notion d’autonomie de la personne a pris une importance grandissante au sein de la société. Ce changement a eu un impact considérable sur le choix des conduites individuelles, qui ne se déterminent plus seulement en fonction du discours véhiculé par l’autorité de l’Église. Comme le souligne Pelluchon, « [l]’autonomie est devenue une valeur et même une source de valeurs, c’est-à-dire que les décisions individuelles doivent être respectées, quel que soit leur contenu ou leur degré de sagesse, parce qu’elles émanent du sujet67 ». Dans le domaine des choix alimentaires, le système de croyances basé sur la notion du péché de gourmandise trouve une illustration sécularisée dans la conception manichéenne de l’alimentation, qui catégorise les aliments en termes de bien et de mal. Fischler affirme à ce sujet ce qui suit :

[l]a morale alimentaire s’est en grande partie, sinon totalement, laïcisée et médicalisée. Mais pour s’être dégagée de la religion, elle n’en est pas moins restée une morale. Les rapports de ce qui est bon au goût et de ce qui est bon pour le corps sont toujours (…) arbitrés par la morale : si le bon n’est pas toujours considéré comme sain, le sain est presque nécessairement saint. C’est en tout cas ce que l’on observe dans le discours des mangeurs contemporains, qui opposent constamment la santé au plaisir, la règle (médicale), à la transgression (gourmande), le goût à la substance, la nutrition à la sensation. Ils parlent de leur alimentation, même quand ils ne sont pas explicitement « au régime », en termes « d’écarts » », « d’entorses », de « faute » plus ou moins « vénielle » ou de « petit péché » (…).68

Suivre les préceptes recommandés en matière de saine alimentation, les rejeter en bloc ou osciller entre le sain et le malsain sont des options qui se déploient dans le domaine de la morale. On en arrivera ainsi à considérer aujourd’hui qu’« aspirer à

66 Et ce, malgré les tentatives de modernisation du concile Vatican II (1962-1965).

67 Corinne Pelluchon, L’autonomie brisée – Bioéthique et philosophie, Paris, Éditions PUF, Collection

Quadrige, 2014, p. 40.

68 Claude Fischler, Le Bon et le Sain(t), dans Fabrice Piault (dir.), « Le mangeur. Menus, mots et maux », Série

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se donner une bonne alimentation, c’est un peu vouloir mériter un certificat de bonnes mœurs 69». C’est donc dans ce contexte marqué par le fait que le discours véhiculé en matière de bonne alimentation est largement influencé par les normes culturelles et religieuses qui se sont transmises depuis des siècles70 qu’évolue le mangeur contemporain.

En résumé, la désignation de la gourmandise comme péché aura eu un impact sur les représentations de l’alimentation et de l’excès de poids. Bien que la pratique de la confession annuelle soit devenue presque désuète, la notion de péché, loin de disparaître, s’est plutôt sécularisée et continue d’influencer les comportements en matière d’alimentation.

1.2 Les figures de l’obésité : exploration du rôle des métaphores et

de l’étymologie sur l’imaginaire collectif

L’Église catholique a considérablement influencé la représentation de l’excès de poids en Occident. Cependant, cette ascendance s’inscrit dans le continuum d’une préoccupation beaucoup plus ancienne (point sur lequel nous reviendrons). Dans cette partie, nous examinerons de quelles façons ont été considérés les corps gros et obèses dans l’histoire, et ce, afin de déterminer si la hantise du gras est un phénomène contemporain. Cet examen s’effectuera plus spécifiquement à travers les métaphores associées à la grosseur et à la minceur, de même qu’à partir de l’étymologie de certains termes.

1.2.1 Les métaphores autour du concept d’obésité

Depuis des siècles, la lutte à l’obésité n’a cessé d’être menée sous des motifs très divers : qu’ils soient religieux (pour faire obstacle au péché), esthétiques (un corps gros ou obèse ne répond pas aux standards de beauté), moraux (l’obèse est

69 Claude Fischler, « Le complexe alimentaire moderne », Communications, no 56, 1993, p. 207. 70 La question des normes sera plus longuement abordée dans le chapitre suivant.

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incapable de se contrôler; il prend plus que sa part) ou médicaux (l’obésité est une maladie qui peut engendrer de nombreuses pathologies). Notre propos s’attardera plus spécifiquement sur les considérations morales qui sont sous-jacentes au concept d’obésité. Comme nous le montrerons, celles-ci transparaissent des métaphores associées à la santé à la période contemporaine.

En effet, les métaphores entourant le concept d’obésité teintent l’ensemble de nos représentations de cette condition. La métaphore, qui est une figure de style fondée sur l’analogie, associe une image éloquente à un concept qui, dès lors, peut être connoté positivement ou négativement. Dans son livre La maladie comme métaphore71, Sontag a bien mis en valeur l’impact des métaphores sur la façon de considérer une maladie. Au début de son essai (qui porte plus spécifiquement sur le cancer et la tuberculose), elle insiste tout particulièrement sur les fausses perceptions que peuvent engendrer les métaphores autour d’une maladie, ainsi que la compréhension pervertie de celle-ci qui en résulte. Comme le remarque Oliver, Sontag a mis en évidence le fait que nous voyons rarement les maladies pour ce qu'elles sont, mais les considérons souvent comme des métaphores pour autre chose. Ce processus entraine l’attribution d’un sens à la maladie qui dépasse souvent la pathologie réelle72 . La persistance et la transmission de métaphores associées à la grosseur et à la minceur jouent un rôle pivot dans ce phénomène. Voici, rapidement présentées, quelques métaphores associées à l’obésité qui permettront de mieux comprendre notre propos. Gracia et Contreras rapportent que « la grosseur est considérée physiquement et moralement comme peu saine, obscène, propre aux fainéants, aux relâchés et aux gloutons73 ». A contrario, l’idéal de minceur (sur lequel nous reviendrons un peu plus loin) « incarne, dans le sens le plus vrai du terme, les principales vertus de la

71 Susan Sontag, La maladie comme métaphore- Le sida et ses métaphores, Paris, Christian Bourgeois éditeur,

2009, 231p.

72 Eric J. Oliver, « The Politics of Pathology: How Obesity Became an Epidemic Disease », Perspectives in

Biology and Medecine, vol. 49, no 4, autumn 2006, p. 625. Citation originale: « The late Susan Sontag

famously observed that we rarely see diseases for what they are but often view them as metaphors for something else: we attribute meaning to sickness that often goes beyond the actual pathology. »

73 Mabel Gracia et Jesús Contreras, « Corps gros, corps malades? Une perspective socioculturelle », Le corps

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société industrielle moderne, à savoir la rationalité, l’entrain, la mobilité, la maîtrise de soi, la jeunesse éternelle et l’attractivité74 ». De fait, le Bien, dans le discours véhiculé par les différentes instances dédiées à la santé publique, mais aussi par la culture populaire, est associé à la minceur et le Mal à la grosseur. Ce constat est expliqué de la façon suivante par Gracia et Contreras :

[l]e Bien, les idéaux de la perfection, de la pureté, qui correspondaient auparavant aux valeurs transcendantes, correspondent à présent à cette « bonne santé » corporelle idéalisée et dénoncée depuis un certain temps dans notre société. Le Mal, les péchés tels que l’abandon aux appétits du corps, la gourmandise, la luxure, la paresse, ne sont plus punis par l’enfer après la mort mais conduisent à des enfers beaucoup plus immédiats : la maladie, la mort, l’obésité, les manifestations de la vieillesse… tous signes flagrants de péchés contre l’hygiène corporelle et alimentaire (…).75

Les usages des métaphores associées à la santé montrent la prévalence persistante de l’influence de la notion de péché et de faute morale associées à la gourmandise et à l’excès de poids.

1.2.2 Différentes façons de considérer l’excès de poids

Les corps gros et obèses ont-ils déjà été préférés sur le plan esthétique? Une première façon d’examiner la représentation de l’obésité consiste à en examiner l’étymologie, qui donne des indications précieuses afin de mieux comprendre les métaphores qui y sont associées. Comme l’explique Fischler, l’étymologie de certains termes associés au poids illustre un sens plutôt négatif. En voici quelques exemples :

[l]e latin « crassus », qui signifie « épais, grossier », a donné « graisse » en français, « grasso » en italien, mais aussi « crasse » et « crass » en anglais (avec le sens de « grossier », comme l’expression

74 Ulrike Thoms, « Des perceptions de la minceur et de l’obésité de 1850 à nos jours », dans Frédérique

AUDOIN BRAZEAU et Françoise SABBAN (dir.), Un aliment sain dans un corps sain – perspectives historiques, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2007, p. 333.

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« une ignorance crasse »). Cette proximité ne semble guère indiquer un penchant ancien en faveur de la graisse. Quant à « obèse », il provient du participe passé (« obesus ») de « obedere », qui signifie « consommer, dévorer », mais a aussi, d’après Gafiot, le sens de « saper, éroder ».76

Cette présentation sommaire de l’étymologie des mots « graisse » et « obèse » permet d’affirmer sa contribution à la perception négative associée à ces termes. S’ajoute le fait que certains mots perdent parfois leur sens d’origine pour acquérir une connotation négative. C’est le cas pour le terme « embonpoint », qui apparait au XVIe siècle et signifiait littéralement être en bon point, c’est-à-dire avoir atteint un équilibre entre la grosseur et la maigreur77. Or, sa définition a évolué et, aujourd’hui, l’embonpoint ne correspond plus du tout à l’équilibre, mais plutôt au dépassement de la norme acceptée en matière de poids.

Sur un autre plan, il est aussi possible d’identifier un changement dans les perceptions à l’égard du gros et de l’obèse selon les contextes historiques. De fait, l’obésité, avant de pouvoir être mesurée par des instruments de pesée78, reposait sur l’identification d’une déviance par rapport à la norme édictée en matière de poids au sein d’une société donnée. Bien avant le Moyen Âge, les médecins grecs et romains de l’Antiquité (comme Galien, Hippocrate et Caelius) s’inquiétaient des conséquences de l’obésité79. Déjà à l’époque, l’exercice physique (et parfois l’usage de purgatifs) était prescrit afin d’initier une perte de poids80. Bien qu’il soit pratiquement impossible d’avoir une idée précise du poids à partir duquel les médecins recommandaient ces traitements, il n’en demeure pas moins que l’établissement d’une norme idéale à laquelle les corps devaient se conformer existait déjà à l’Antiquité, ce dont atteste l’existence même de telles prescriptions.

76 Claude Fischler, « La symbolique du gros », op.cit., p. 258.

77 Georges Vigarello, Les métamorphoses du gras – Histoire de l’obésité, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 99. 78 Un des premiers pèse-personnes a été inventé par Jean-Joseph Firmin au XVIIIe siècle.

79 Par exemple le grec Hippocrate (460 av. J.-C. – 377 av. J.-C), considéré comme le père de la médecine,

considérait que les personnes souffrant d’excès de poids étaient plus susceptibles de mourir soudainement. Source: David B. Allison, Morgan Downey et al., « Obesity as a Disease: A White Paper on Evidence and Arguments Commissioned by the Council of The Council Society», Obesity, vol. 16, no 6, June 2008, p. 1163. 80 Jean-Pierre Poulain, « Éléments pour une histoire de la médicalisation de l’obésité », Obésité, vol. 4, no 1,

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Vers la fin du Haut Moyen Âge (période qui s’étend de 476 ap. C. à 987 ap. J.-C.) et au tout début du Moyen Âge classique (de 987 ap. J.-C. à 1328 ap. J.-C.), les statures fortes étaient appréciées. Cela s’explique en partie par le fait que cette période est marquée par des famines fréquentes81 et que la corpulence est associée à la puissance physique. Cette perception n’est pourtant pas unanime au sein de la population et une dualité peut être détectée dans la façon d’appréhender la grosseur. Comme le note Vigarello, qui est un des grands spécialistes de la question, l’une est « (…) pourvoyeuse de formes, de forces, faite de chairs denses, sinon de vivacité ; l’autre extrême, mais non chiffrée, étouffant la "chaleur vitale" par ses irrémédiables excès. La première serait signe d’opulence, la seconde de débilité82 ». Entre l’opulence et la débilité, il semble difficile de trouver un juste milieu. Le rapport à l’excès de poids est donc caractérisé par l’ambivalence dans la façon de le considérer.

À partir du XVe siècle, un changement s’opère dans la façon de considérer la grosseur. Cela se reflète particulièrement dans les techniques artistiques, qui évoluent dans leurs façons de représenter le corps. Si auparavant les silhouettes étaient toutes reproduites à l’identique (la tapisserie de Bayeux83 en est une bonne illustration), ce n’est plus le cas à la fin du Moyen Âge. Vigarello y voit d’ailleurs là le signe d’un changement dans le regard porté sur le corps. Plus spécifiquement,

[l]e signe d’une lente et explicite attention portée aux contours, celui aussi d’une tentative de préciser et de stigmatiser leurs excès. Le thème s’avive au XVe siècle : le « gros », nouvellement présent dans l’iconographie, révèle sans doute une manière également neuve de l’observer.84

81 Georges Vigarello, op.cit., p. 26. 82 Ibid., p. 29.

83 La tapisserie de Bayeux, longue de 70 mètres et haute de 50 centimètres, raconte « la conquête du trône

d’Angleterre par Guillaume le Conquérant, de 1064 jusqu’à son dénouement à la bataille d’Hastings ». Elle aurait été réalisée entre 1066 et 1082.

Source : http://www.bayeuxmuseum.com/la_tapisserie_de_bayeux.html (page consultée le 20 août 2017)

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