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Modèle de vie bonne et conciliation des intérêts individuels et collectifs

Les politiques de prévention en santé publique tentent, surtout par la diffusion d’informations, de faire adopter de saines habitudes de vie à la population. Mais il arrive que certaines politiques, motivées par un souci de bienfaisance envers la santé des citoyens, s’efforcent, par des moyens plus coercitifs, de faire pencher la balance du côté de l’abandon de certains choix de consommation jugés nocifs pour la santé. La lutte contre le tabagisme en est un bon exemple. Cependant, la volonté de bienfaisance de l’État peut dans certains cas entrer en conflit avec l’autonomie individuelle. Le cas échéant, une telle situation contreviendrait au principe d’une société juste « qui fait toujours appel au fait que les individus, étant libres de choisir, sont responsables de leurs actions118 ». Des mesures trop restrictives ne respecteraient plus la capacité communément admise qu’a l’être humain d’effectuer des choix individuels.

La question des influences culturelles et religieuses trouve ici une nouvelle forme d’expression ou chambre d’écho. En effet, certains auteurs associent explicitement l’entreprise d’uniformisation et de changement des comportements alimentaires par les autorités de santé publique à une forme de moralisation laïque, bien imprégnée par son héritage religieux 119 . Selon Massé, « l’association de comportements alimentaires, sexuels ou physiques au péché serait aussi vieille que les civilisations humaines. La santé publique en fait simplement une remise à jour moderne120 ». Il y voit en ce sens « une entreprise moralisatrice qui, aux côtés de la religion et de la loi, définit le bien et le mal, le souhaitable et l’inavouable, les

118 Laurence Thomas, « Autonomie de la personne », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire

d’éthique et de philosophie morale T.1, Paris, PUF, 2004, p. p. 147.

119 Ce thème avait d’ailleurs été abordé au chapitre précédent, à la section 1.1.3, qui portait sur la

sécularisation du péché de gourmandise.

120 Raymond Massé, Éthique et santé publique : enjeux, valeurs et normativité, Québec, Presses de

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voies du salut individuel et le condamnable121 ». Toujours selon cet auteur, le concept de santé publique, héritier de la morale religieuse, adopterait donc, sous un visage laïc, les mêmes intentions en matière d’encadrement des comportements.

Toutefois, nous pouvons déjà noter des incompatibilités potentielles entre les intérêts individuels et collectifs. Ricard résume ainsi cette problématique :

(…) il peut parfois s’avérer difficile de traiter ensemble de l’autonomie des individus et des collectivités, car les intérêts des uns et des autres peuvent diverger. Un individu pourrait exercer son pouvoir décisionnel face aux risques qu’il voudrait subir ou ne pas subir, ce qui pourrait aller à l’encontre du choix que ferait la communauté pour son propre bénéfice. 122

De fait, les aspirations individuelles et collectives ne se rejoignent pas toujours dans les finalités recherchées. Le choix d’accorder la priorité à la santé comme valeur phare ne suscitera pas nécessairement l’adhésion de l’ensemble de la population. Par exemple, l’une des critiques formulées à l’égard de cette proposition avance que l’État ne doit pas s’immiscer aussi intimement dans la vie des individus. Cette position est défendue par Volant, qui affirme :

[qu’il] n’appartient pas à l’État de déclarer quel modèle de la vie bonne convient aux citoyens et lequel ne convient pas. La création de bons modes de vie est un processus non pas d’ordre politique, mais d’ordre culturel. Les personnes et les groupes sont libres de décider par eux- mêmes quel mode de vie ils désirent adopter, du moment qu’ils respectent le bien commun. (…) Il ne faut pas que la rationalité du politique mutile l’autonomie grâce à laquelle les citoyens gèrent leur subjectivité et grâce à laquelle les groupes affirment leur identité.123

121 Ibid., p. 17.

122 Sylvie Ricard, op.cit., p. 16.

123 Éric Volant, « Questions fondamentales sur l’intervention de l’État dans les modèles de vie bonne »,

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Outre de promouvoir la santé, le modèle de vie bonne proposé par les politiques en matière de santé publique s’appuie sur une autre valeur, celle de la quantité de vie. Cette valeur suppose que chaque personne cherchera à adopter des comportements qui lui permettront de vivre le plus longtemps possible, idéalement de façon active et donc en relative bonne santé124. Bien qu’il s’agisse en théorie d’un objectif partagé par un grand nombre de personnes, l’analyse des comportements individuels donne plutôt à penser que celui-ci peine à se concrétiser dans les choix d’actions au quotidien, ce qui se traduirait entre autres par la hausse des personnes touchées par l’embonpoint et l’obésité à travers le monde. A contrario, il s’ensuit qu’il est aussi possible d’envisager qu’un certain nombre de personnes privilégieront la qualité de vie plutôt que sa quantité.

La définition de la qualité de vie est particulièrement difficile à déterminer, puisqu’elle varie selon chaque personne. Tel que souligné par Orgerie et Lemoine, le concept de qualité de vie est aussi difficilement mesurable. Ils font valoir sur ce point que :

[l]’ensemble des variables par lesquelles on peut mesurer la qualité de la vie est lui-même variable d’un état à l’autre, d’un moment à l’autre ; la qualité de vie réelle, éprouvée ou ressentie, peut être traduite en nombre, et des seuils peuvent être fixés; mais la traduction et la fixation des seuils ne valent que pour un instant.125

Comme le font remarquer ces auteurs, la détermination pour chacun de ce qui constitue sa qualité de vie fonde l’identité individuelle : « [l]a qualité de la vie n’est pas un simple sentiment vécu dont on est spectateur sur le théâtre intérieur de sa conscience, mais c’est quelque chose de plus profond qui anime et organise la vie de la conscience tout entière126 ». Pour certains, faire de l’exercice et bien s’alimenter est synonyme de qualité de vie, ce qui leur permettra peut-être aussi

124 Ce concept est souvent employé dans le contexte des soins de fin de vie, on parlera alors de prolongation

de la vie, avec un horizon plus retreint.

125 M.-B. Orgerie et M. Lemoine, « La finalité de l’éducation thérapeutique : qualité ou quantité de la vie »

Éthique et santé, no 6, 2009, p.99. 126 Ibid., p. 99.

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de vivre longtemps. En revanche, pour d’autres personnes, la qualité de vie se mesurera par des comportements dangereux (comme pratiquer des sports extrêmes), déviants par rapport au discours dominant (comme fumer la cigarette) ou garantissant des plaisirs immédiats, mais qui peuvent tout de même empiéter sur leur espérance de vie. On peut penser dans ce dernier cas à la consommation d’aliments à forte teneur en gras (comme on peut en retrouver sous certaines bannières de restauration rapide) et en sucre (comme les boissons sucrées). Il est difficile de prétendre que de tels choix alimentaires, s’ils sont très fréquents, n’auront aucun impact à long terme sur la santé; la plupart des gens savent que ceux-ci sont dommageables. Nonobstant, leur choix pourrait être justifié par le fait de privilégier ce qui fait pour eux la qualité de la vie, plutôt que sa quantité. À cause de la difficulté à déterminer la qualité de la vie pour un individu, le discours en matière de santé publique a été articulé essentiellement autour du prolongement de la vie127, et donc de la quantité. Pourtant, la notion de qualité de vie ne peut être aussi aisément délaissée, considérant son importance dans la constitution et la consolidation de l’identité des individus.

En choisissant de privilégier un modèle de vie bonne reposant sur la valeur de la quantité de vie, les institutions dédiées à la santé publique exercent une influence majeure sur la conception contemporaine de l’obésité. De fait, elles encouragent et soutiennent un ensemble de comportements à adopter ou à proscrire afin de combattre l’obésité.