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Différentes façons de considérer l’excès de poids

1.2 Les figures de l’obésité : exploration du rôle des métaphores et de

1.2.2 Différentes façons de considérer l’excès de poids

Les corps gros et obèses ont-ils déjà été préférés sur le plan esthétique? Une première façon d’examiner la représentation de l’obésité consiste à en examiner l’étymologie, qui donne des indications précieuses afin de mieux comprendre les métaphores qui y sont associées. Comme l’explique Fischler, l’étymologie de certains termes associés au poids illustre un sens plutôt négatif. En voici quelques exemples :

[l]e latin « crassus », qui signifie « épais, grossier », a donné « graisse » en français, « grasso » en italien, mais aussi « crasse » et « crass » en anglais (avec le sens de « grossier », comme l’expression

74 Ulrike Thoms, « Des perceptions de la minceur et de l’obésité de 1850 à nos jours », dans Frédérique

AUDOIN BRAZEAU et Françoise SABBAN (dir.), Un aliment sain dans un corps sain – perspectives historiques, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2007, p. 333.

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« une ignorance crasse »). Cette proximité ne semble guère indiquer un penchant ancien en faveur de la graisse. Quant à « obèse », il provient du participe passé (« obesus ») de « obedere », qui signifie « consommer, dévorer », mais a aussi, d’après Gafiot, le sens de « saper, éroder ».76

Cette présentation sommaire de l’étymologie des mots « graisse » et « obèse » permet d’affirmer sa contribution à la perception négative associée à ces termes. S’ajoute le fait que certains mots perdent parfois leur sens d’origine pour acquérir une connotation négative. C’est le cas pour le terme « embonpoint », qui apparait au XVIe siècle et signifiait littéralement être en bon point, c’est-à-dire avoir atteint un équilibre entre la grosseur et la maigreur77. Or, sa définition a évolué et, aujourd’hui, l’embonpoint ne correspond plus du tout à l’équilibre, mais plutôt au dépassement de la norme acceptée en matière de poids.

Sur un autre plan, il est aussi possible d’identifier un changement dans les perceptions à l’égard du gros et de l’obèse selon les contextes historiques. De fait, l’obésité, avant de pouvoir être mesurée par des instruments de pesée78, reposait sur l’identification d’une déviance par rapport à la norme édictée en matière de poids au sein d’une société donnée. Bien avant le Moyen Âge, les médecins grecs et romains de l’Antiquité (comme Galien, Hippocrate et Caelius) s’inquiétaient des conséquences de l’obésité79. Déjà à l’époque, l’exercice physique (et parfois l’usage de purgatifs) était prescrit afin d’initier une perte de poids80. Bien qu’il soit pratiquement impossible d’avoir une idée précise du poids à partir duquel les médecins recommandaient ces traitements, il n’en demeure pas moins que l’établissement d’une norme idéale à laquelle les corps devaient se conformer existait déjà à l’Antiquité, ce dont atteste l’existence même de telles prescriptions.

76 Claude Fischler, « La symbolique du gros », op.cit., p. 258.

77 Georges Vigarello, Les métamorphoses du gras – Histoire de l’obésité, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 99. 78 Un des premiers pèse-personnes a été inventé par Jean-Joseph Firmin au XVIIIe siècle.

79 Par exemple le grec Hippocrate (460 av. J.-C. – 377 av. J.-C), considéré comme le père de la médecine,

considérait que les personnes souffrant d’excès de poids étaient plus susceptibles de mourir soudainement. Source: David B. Allison, Morgan Downey et al., « Obesity as a Disease: A White Paper on Evidence and Arguments Commissioned by the Council of The Council Society», Obesity, vol. 16, no 6, June 2008, p. 1163. 80 Jean-Pierre Poulain, « Éléments pour une histoire de la médicalisation de l’obésité », Obésité, vol. 4, no 1,

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Vers la fin du Haut Moyen Âge (période qui s’étend de 476 ap. J.-C. à 987 ap. J.- C.) et au tout début du Moyen Âge classique (de 987 ap. J.-C. à 1328 ap. J.-C.), les statures fortes étaient appréciées. Cela s’explique en partie par le fait que cette période est marquée par des famines fréquentes81 et que la corpulence est associée à la puissance physique. Cette perception n’est pourtant pas unanime au sein de la population et une dualité peut être détectée dans la façon d’appréhender la grosseur. Comme le note Vigarello, qui est un des grands spécialistes de la question, l’une est « (…) pourvoyeuse de formes, de forces, faite de chairs denses, sinon de vivacité ; l’autre extrême, mais non chiffrée, étouffant la "chaleur vitale" par ses irrémédiables excès. La première serait signe d’opulence, la seconde de débilité82 ». Entre l’opulence et la débilité, il semble difficile de trouver un juste milieu. Le rapport à l’excès de poids est donc caractérisé par l’ambivalence dans la façon de le considérer.

À partir du XVe siècle, un changement s’opère dans la façon de considérer la grosseur. Cela se reflète particulièrement dans les techniques artistiques, qui évoluent dans leurs façons de représenter le corps. Si auparavant les silhouettes étaient toutes reproduites à l’identique (la tapisserie de Bayeux83 en est une bonne illustration), ce n’est plus le cas à la fin du Moyen Âge. Vigarello y voit d’ailleurs là le signe d’un changement dans le regard porté sur le corps. Plus spécifiquement,

[l]e signe d’une lente et explicite attention portée aux contours, celui aussi d’une tentative de préciser et de stigmatiser leurs excès. Le thème s’avive au XVe siècle : le « gros », nouvellement présent dans l’iconographie, révèle sans doute une manière également neuve de l’observer.84

81 Georges Vigarello, op.cit., p. 26. 82 Ibid., p. 29.

83 La tapisserie de Bayeux, longue de 70 mètres et haute de 50 centimètres, raconte « la conquête du trône

d’Angleterre par Guillaume le Conquérant, de 1064 jusqu’à son dénouement à la bataille d’Hastings ». Elle aurait été réalisée entre 1066 et 1082.

Source : http://www.bayeuxmuseum.com/la_tapisserie_de_bayeux.html (page consultée le 20 août 2017)

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Cette nouvelle représentation de la grosseur n’est pas étrangère à diverses métaphores qui sont associées à l’excès de poids. En effet, à la critique du gros comme balourd, pécheur, improductif, s’ajoutera au XVIIIe siècle celle de celui qui « vole le pain dans la bouche des plus pauvres ». La grosseur est à cette époque associée aux plus riches85. Les caricatures du XIXe siècle représenteront d’ailleurs souvent les grands industriels capitalistes en exagérant leurs attributs physiques. Il faut dire qu’à l’époque, exhiber un ventre proéminent (pour les hommes) est une chose plutôt bien vue au sein de la haute société, car elle est un signe de richesse86. Un parallèle sera donc explicitement fait dans le dessin pour associer la proéminence du ventre à l’accumulation de biens. Notons que ce trait physique, s’il était bien vu du côté des mieux nantis, l’était beaucoup moins au sein de la classe ouvrière et pauvre, qui y voyait là le symbole de tout ce dont elle était privée (la nourriture abondante, la richesse, le bien-être global, etc.).

Comme le rapporte Vigarello, la norme sociale incitant plus spécifiquement à la minceur montre ses premiers signes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle87. Ce changement, qui s’opère sur plusieurs décennies, est particulièrement bien évoqué par l’écrivain français Henri Béraud dans son roman au titre évocateur : Le martyre de l’obèse88, publié en 1922. Cet ouvrage raconte les tourments d’un homme obèse, amoureux d’une femme qui ne s’imagine même pas que celui qu’elle appelle son « bon gros » puisse éprouver autre chose qu’une pure et sincère amitié à son égard. L’amoureux, accablé, exprime d’ailleurs son désarroi face à ce corps qui, vingt ans auparavant, aurait davantage correspondu aux canons esthétiques en vigueur.

Ce constat marque une tendance qui ne cessera de s’accentuer tout au long du XXe siècle; la préférence pour la minceur ne fera que s’amplifier dans les décennies à venir. En Occident, les métaphores associées à la grosseur ne

85 Ibid., p. 150.

86 Cette mode perdurera jusqu’au début du XXe siècle, pour disparaitre par la suite. 87 Georges Vigarello, op.cit., p. 221.

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retrouveront plus jamais de connotations positives - pour le peu qu’il y avait. Paradoxalement, c’est après la Première Guerre mondiale, alors qu’une période de prospérité économique s’installe, que la minceur s’affirme définitivement comme l’idéal à atteindre : « la minceur devient alors le signe de succès, de prospérité, voire de richesse. En contrepoint, le surpoids est regardé comme inesthétique, mais aussi comme moralement incorrect89 ». Cette valorisation de la minceur s’applique autant aux femmes qu’aux hommes et est renforcée par la toute nouvelle pratique des sports et des bains de mer, surtout l’apanage des classes sociales aisées.

Dans la société occidentale contemporaine, l’embonpoint et l’obésité sont associés aux classes socio-économiques moins favorisées et ne correspondent en rien aux critères de beauté privilégiés. Cet état de la situation n’a pas toujours prévalu. Les classes sociales aisées ont ainsi longtemps valorisé l’abondance alimentaire. Toutefois, lorsqu’au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, les techniques de production et de conservation des aliments ont permis un accès plus facile et généralisé à la nourriture, et ce à des prix relativement bas, l’abondance alimentaire n’a plus été l’apanage de la classe sociale aisée. À partir de ce moment s’opère un renversement des valeurs dominantes associées à la nourriture. Les représentations associées au gros et à l’obèse s’en trouveront définitivement marquées, comme l’explique Csergo :

[c]’est quand l’abondance alimentaire s’offre à tous que la minceur devient à la mode dans les élites sociales, que l’embonpoint devient l’ennemi de la beauté, que les signes extérieurs de richesse se déplacent vers d’autres consommations, que le culte du corps mince, sain, sportif, performant et ascète, domine dans l’échelle des représentations. S’ouvre alors l’ère, non close, de la représentation des dérives pathogéniques du « gros pauvre », celui qui mange trop, qui mange n’importe quoi, qui ne peut discipliner ses passions et sa soif de jouissances.90

89 Jean-Pierre Poulain, « Sociologie de l’obésité : facteurs sociaux et construction sociale de l’obésité »,

op.cit., p. 21.

90 Julia Csergo, « Quand l’obésité des gourmands devient une maladie de civilisation », dans Julia CSERGO

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En résumé, bien que les figures du gros et de l’obèse aient parfois été connotées positivement selon les époques et les cultures, les images et l’étymologie qui y sont associées sont majoritairement négatives. Cette posture sera encore renforcée par la valorisation de la minceur qui apparait dès le milieu du XIXe siècle. Ces éléments composeront d’ailleurs le contexte qui mènera à la médicalisation de l’obésité.