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Hétérorégulation et autorégulation

2.2 Politiques publiques et régulation des comportements

2.2.1 Hétérorégulation et autorégulation

Les gouvernements démocratiques cherchent habituellement à mettre en place des mesures qui, si elles ne suscitent pas nécessairement l’adhésion de l’ensemble de la population, convaincront au moins une majorité d’entre elle. Ce qui détermine fondamentalement l’attitude d’un gouvernement et des groupes auxquels il s’adresse est la reconnaissance de l’autonomie de la personne et, parfois, de son absence136. Dans ce dernier cas précis, l’État se voit alors accorder un devoir de protection des individus vulnérables par des législations spécifiques ou l’exercice d’une tutelle. L’État reconnait donc à l’individu la liberté d’exercer son autonomie ou le besoin de protéger sa vulnérabilité lorsqu’il est jugé incapable de l’exercer.

Dans le premier chapitre, il a été brièvement question du recours à l’autorité en matière de choix des conduites. À l’époque où les autorités religieuses et politiques ne pouvaient être contestées, le contrôle des comportements des individus reposait sur une logique d’hétérorégulation, que Boisvert présente de cette façon : il s’agit d’« une autorité [qui] dicte la façon dont on doit décider et agir. La régulation des conduites dans [la] logique hétéronome passe donc par le respect des règles imposées d’en haut et la sanction dans le cas contraire137 ».

Les politiques publiques favorables à la santé n’obligent pas l’adoption d’un comportement, mais elles le suggèrent. Par exemple, par l’intermédiaire du Guide alimentaire canadien138, un individu saura qu’il est bon pour sa santé d’intégrer en quantité suffisante les fruits et légumes dans son alimentation. On parlera alors d’autorégulation, que Boisvert définit de la façon suivante :

136 La reconnaissance de l’exercice de l’autonomie tient compte de l’âge et des capacités intellectuelles des

personnes.

137 Yves Boisvert, Magalie Jutras et al. Petit manuel d’éthique appliquée à la gestion publique, Montréal,

Éditons Liber, 2003, p. 28.

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[l]a régulation émane du sujet lui-même, qui décide de ses choix et de ses actions. Bien entendu, comme personne ne vit en vase clos et en parfaite autarcie, nos décisions sont toujours inscrites dans une histoire, déterminées par toutes sortes de facteurs et influencées par les autres. Dans une perspective autorégulatoire, nous dirons que la source de la régulation des conduites réside en fait dans le sens co-construit et partagé par les membres du groupe auquel appartient l’individu et dans la maîtrise de soi-même.139

Le fait d’agir pour le bien d’autrui suppose en conséquence la détermination préalable des caractéristiques de ce bien. Dans le domaine de la santé publique, comme nous venons de le voir, la valeur-phare se rapporte à la santé de la population. Une telle priorisation, par ailleurs tout à fait légitime, est cependant susceptible d’entrer en conflit avec les valeurs autres que la santé que peut privilégier un individu. Or, les valeurs ont de l’importance dans la détermination d’une action. La définition du concept de valeur proposée par Drolet permet de mieux comprendre cet impact. Comme elle l’explique : « les valeurs consistent en des concept abstraits et évaluatifs de nature éthique servant à déterminer l’acceptabilité ou le bien-fondé d’une attitude, d’une notion, d’une préférence ou d’une situation140 ». L’analyse de la hiérarchisation des valeurs d’un individu permet donc de donner des indications sur le choix de ses actions ou de ses préférences141.

Un autre aspect qui exerce une influence forte sur l’adoption d’un comportement est la présence de normes. D’après Simon, la définition d’une norme « est la formulation abstraite de ce qui doit ou devrait être : un idéal, un modèle, une loi, un principe, une règle. Cette définition implique un jugement de valeur, qui n’est

139 Yves Boisvert, Magalie Jutras et al. op.cit., p. 28.

140 Marie-Josée Drolet, De l’éthique à l’ergothérapie : la philosophie au service de la pratique ergothérapique,

Québec, Presses de l’Université du Québec, 2013, p. 214.

141 Pourtant, il est aussi possible de décider d’une action qui va à l’encontre de nos valeurs. À ce sujet, voir

par exemple : Alain Anquetil, « Agir intentionnellement à l’encontre de ses valeurs », Gérer & Comprendre, no 78, décembre 2004, p. 4-17.

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probablement pas sans conséquences 142». De fait, l’établissement d’une norme est un acte subjectif. Il s’agit d’établir une référence à partir de données et d’observations. La norme est donc le reflet du système de valeurs à l’intérieur duquel elle est établie. Simon précise, au sujet de cette question, que :

[l]es normes sont des construits socioculturels véhiculés par une société donnée, intégrés à des degrés divers par les citoyens à travers le processus de socialisation et défendus par des autorités (religieuses, administratives, politiques, etc.) reconnues par la collectivité. Elles définissent les actions appropriées, acceptables ou non par une collectivité (les normes empiriques), les aspirations collectives (les attentes face à ce que devraient être les conduites humaines) et les prescriptions et proscriptions qui sont associées à des sanctions.143

La médecine nous donne un exemple particulièrement éloquent de l’importance de la détermination de normes, elle qui « a vocation de délimiter les frontières entre le normal et le pathologique, qui fluctuent en fonction de l’histoire et des mentalités des peuples144 ». Dans le domaine de la santé, la détermination de la norme est fondamentale. De fait, la ligne entre le normal et le pathologique fixe la frontière entre la santé et la maladie145. Canguilhem affirmera toutefois qu’il est impossible d’universaliser une norme pour l’ensemble de la population :

[l]a frontière entre le normal et le pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement. Ce qui est normal, pour être normatif dans des conditions données, peut devenir pathologique dans une autre situation, s’il se maintient identique à soi.146

En matière de poids, la détermination d’une norme et l’emploi de l’expression « épidémie d’obésité » entraine dans la déviance toutes les personnes qui

142 Chantal Simon, La dérive de la norme au dogme, Actes du colloque « Des Aliments et des Hommes : Entre

science et idéologie, définir ses propres repères », Paris, Institut Français pour la Nutrition, 2004, p. 112.

143 Raymond Massé, op.cit., p. 48-49.

144 Michelle Le Barzic et Marianne Pouillon, « L’ordre nutritionnel », La meilleure façon de manger : Les

désarrois du mangeur moderne, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 196.

145 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, Collection Quadrige, 2013, p 27. 146 Ibid., p. 156.

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s’écartent du poids recommandé à partir du calcul de l’indice de masse corporel (IMC). Cela fera dire à Poulain que « l’idéologie médicale participe à la justification de l’étiquetage comme déviant et contribue à la dépréciation des personnes obèses147 ». L’écart à la norme dans ce domaine renvoie rapidement au jugement moral sur le comportement de la personne obèse.

Pour déterminer à quelle catégorie correspond le poids d’une personne, il faut déterminer son indice de masse corporelle ou IMC148. L’établissement du calcul de l’IMC remonte au XVIIIe siècle. C’est le biologiste français Buffon qui a établi le premier, dans un supplément de son Histoire naturelle149, le lien entre stature et poids :

Buffon ne confirme pas une pratique accrue de la pesée, mais il exploite un rapport longtemps intuitif, longtemps sourdement perçu et non calculé : la grosseur d’un homme grand n’est pas celle d’un homme petit, le poids d’un géant ne saurait être celui d’un nain. D’où la présentation totalement originale de liaisons réglées : le poids « normal » et le poids « excessif » le sont en fonction d’un même repère, celui d’une hauteur de corps identique. La nouveauté est bien de suggérer diverses graduations existant pour une même taille : celle de phases intermédiaires, celles de chiffres indiquant le plus ou le moins. 150

L’IMC, qui constitue l’outil privilégié pour juger du poids des individus, tend à universaliser la norme, même si différentes variantes sont considérées. Poulain fera ainsi remarquer qu’il suffit de changer ces chiffres, même minimalement, pour

147 Jean-Pierre Poulain, « Sociologie de l’obésité : facteurs sociaux et construction sociale de l’obésité »,

op.cit., p. 20.

148 Selon la classification actuelle, l’IMC réparti les individus en six catégories : Poids insuffisant (IMC

inférieur à 18,5), Poids normal (IMC entre 18,5 et 24,9), Excès de poids (IMC entre 25 et 29,9), Obésité classe 1 (IMC entre 30 et 34,9), Obésité classe 2 (IMC entre 35 et 39,9), Obésité classe 3 (IMC supérieur à 40). Source : Santé Canada, « Lignes directrices canadiennes pour la classification du poids chez les adultes – Guide de référence rapide à l’intention des professionnels » : https://www.canada.ca/fr/sante- canada/services/aliments-nutrition/saine-alimentation/poids-sante/lignes-directrices-classification-poids- chez-adultes/guide-reference-rapide-intention-professionnels.html

(page consultée le 11 avril 2018)

149 L’Histoire Naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet du Roi, encyclopédie en 36

volumes, publiée entre 1749-1789.

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faire basculer un grand pourcentage de la population dans l’embonpoint ou l’obésité151. Mais la force des normes imposées est telle que, « par-delà les pétitions de principe anti-discriminatoires et politiquement correctes, dans les faits tout est réuni pour décourager les plus gros de s’accommoder de leur trop plein de corps et pour les écarter de la société de ceux qui pèsent un poids "comme il faut"152 ». De fait, l’universalisation de la norme que constitue l’IMC en vient à identifier comme « déviant » tous ceux et celles qui s’en écartent. Dans cette optique, il n’est jamais envisagé que, pour certains, un embonpoint par rapport au poids considéré comme « normal »153 puisse être considéré comme acceptable. Les politiques publiques, dont les orientations sont basées sur les normes en vigueur qui prennent place au sein d’une société caractérisée par sa culture et son histoire, ne peuvent alors inclure tous les cas de figure présents au sein d’une population. Mais il est indéniable que la notion d’IMC exerce une influence notable sur la conception contemporaine du concept d’obésité.