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1.3 Santé publique et médicalisation de l’obésité

1.3.2 Médicalisation de l’obésité

Comme cela a été mentionné précédemment, le rôle dévolu aux organisations œuvrant dans le domaine de la santé publique est passé de la prévention des maladies épidémiques à des recommandations visant à améliorer l’état de santé des individus par le style de vie choisi.

L’approche médicale offre à la fois des avantages et des inconvénients dans la compréhension de l’obésité. D’une part, une meilleure compréhension du fonctionnement du corps humain permet d’entreprendre des recherches sur les mécanismes biologiques à l’œuvre dans le stockage de la graisse. Afin de

97 Sylvie Ricard, Cadre de référence en gestion des risques pour la santé dans le réseau québécois de la santé

publique, Montréal, Institut national de santé publique, 2003, 85 p.

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renforcer l’incitation à la perte de poids qui découle de ces connaissances, l’argument de la santé est mis de l’avant. La lutte à l’excès de poids s’inscrit alors résolument dans une perspective scientifique. De fait, c’est à partir du XIXe siècle que la notion d’énergie (contenue dans les aliments et dont le corps a besoin pour bien fonctionner) sera mieux comprise. Cette avancée scientifique aura un effet déterminant sur les traitements recommandés aux personnes obèses. Vigarello fera ainsi valoir que c’est l’approche du traitement de l’obésité par la combustion organique qui sera mise de l’avant au XIXe siècle puisque l’accumulation de graisse s’expliquerait par une incapacité de « brûler » celle-ci, révélant une faiblesse d’origine pathologique. 99 D’autre part, le système de croyances autour du péché capital et de la responsabilité individuelle continue malgré tout d’avoir une influence sur la façon de concevoir l’obésité. L’absence de perte de poids est donc encore perçue comme la démonstration de l’échec moral et d’un manque de volonté de l’obèse. Se pose dès lors la question de savoir si la médicalisation de l’obésité pourra contribuer à renverser ou même à freiner cette représentation de cette condition.

Selon la définition proposée par Conrad, la médicalisation « décrit un processus par lequel les problèmes non médicaux deviennent définis et traités comme des problèmes médicaux, généralement en termes de maladies ou de troubles 100 ». Comprendre ce processus, ainsi que « [les] politiques de la médicalisation (…) livrent ainsi quelque chose de la hiérarchie des valeurs que se donnent les sociétés contemporaines, c’est-à-dire de leurs idéologies 101 ». De fait, la médicalisation, de même que la démédicalisation, peuvent être interprétées comme étant des constructions sociales102 au même titre que la notion de

99 Georges Vigarello, op.cit., p. 203.

100 Notre traduction. Peter Conrad, « Medicalization and Social Control », Annual Review of Sociology, vol. 18,

1992, p. 209. Citation originale: « Medicalization describes a process by which non-medical problems become defined and treated as medical problems, usually in terms of illnesses or disorders. »

101 Didier Fassin, Les politiques de la médicalisation, dans Pierre Aïach et Daniel Delanoë (dir.), « L’ère de la

médicalisation. Ecce homo sanitas », Paris, Éditions Anthropos, Collection Sociologiques, 1998, p. 12.

102 Le constructivisme est un courant de la sociologie qui définit le social « (…) ni comme une réalité

objective « en soi », ni comme un produit de rationalités subjectives « pour soi », mais comme des « constructions » élaborées par des acteurs. Source : Claude DUBAR, « SOCIOLOGIE - Les grands courants »,

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maladie103. Prenons, pour illustrer cette affirmation, l’exemple de l’homosexualité qui, jusqu’à tout récemment, était considérée comme une maladie mentale. Elle figurait à ce titre dans le DSM, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux104 ainsi que dans la Classification internationale des maladies (CIM) de l’OMS. Ce n’est que tout récemment, soit en 1987 pour le DSM et en 1991 pour le CIM, que l’homosexualité a été retirée de la liste des maladies. Les mentalités changeant, l’homosexualité n’est plus considérée (du moins par la communauté scientifique) comme un comportement déviant. De fait, ce qui a motivé originellement sa désignation comme maladie repose sur des jugements moraux portés en matière de préférence sexuelle105. En ce sens, une certaine parenté peut être identifiée avec le processus qui, à l’inverse, a médicalisé l’obésité.

Toutefois, comme avec l’homosexualité, les anciennes perceptions perdurent et cohabitent avec les nouvelles. Ainsi, certains individus pensent toujours aujourd’hui que l’homosexualité est une maladie mentale ou que les personnes obèses manquent de volonté et qu’elles sont les uniques responsables de leur condition. Les évolutions dans le domaine scientifique n’apportent pas nécessairement, et au même rythme, des changements dans les mentalités présentes dans l’ensemble de la population.

De manière surprenante, malgré une préoccupation constante à l’égard de l’excès de poids, ce n’est pas du corps médical que viendront les alertes conduisant à la médicalisation de l’obésité. Ce sont les compagnies d’assurances nord- américaines qui, dès la fin du XIXe siècle, montrèrent les liens statistiques existant entre l’obésité et le diabète de type 2, de même qu’avec les maladies cardiovasculaires : « l’obésité acquit alors le statut de ‘facteur de risque’. À ce titre, elle devait être évitée, surveillée, mais n’était pas encore considérée comme une Encyclopædia Universalis [en ligne] http://www.universalis.fr/encyclopedie/sociologie-les-grands-courants/

(page consultée le 10 septembre 2018).

103 En ce sens qu’il s’agit de la désignation par un terme donné à un trouble spécifique du corps humain, à la

suite de l’observation d’une série de symptômes récurrents.

104 Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, référence utilisée internationalement pour le

diagnostic des troubles mentaux ou psychiatriques.

105 Sylvain Tousseul, « Petite histoire conceptuelle de l’homosexualité », Psychologie clinique et projective,

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maladie106 ». Quelques décennies plus tard, soit en 1949, est créée la National Obesity Society. Toutefois, « considérés comme des ‘amaigrisseurs’, les membres de ce groupe ne parviendront pas à conquérir une forte légitimité dans le milieu scientifique 107 ». Près de vingt ans plus tard, soit en 1967, est mise sur pied l’Association for the Study of Obesity108, une société savante rassemblant des chercheurs provenant de quinze pays occidentaux. Le premier congrès international sur l’obésité est organisé en 1974. À partir de cette période se mettent à naître au fil des années des revues scientifiques avec comité de lecture, comme International Journal of Obesity en 1977, Obesity Research en 1993 ou Obesity and Metabolism en 1999. En 1997, l’OMS reconnait cette condition comme étant une maladie alors qu’elle entre dans la Classification internationale des maladies.

Cependant, le fait que l’OMS décrète une épidémie d’obésité en 2003 a eu un impact majeur sur les orientations des organismes de santé publique. En effet, comme le remarque Poulain : « la désignation de l’obésité comme épidémie participe à sa socialisation et à sa globalisation, car elle concerne potentiellement tout le monde et le monde entier109 ». Plusieurs rapports ont d’ailleurs été publiés à cette époque sur cette problématique110.

Néanmoins, même si l’obésité change de statut, les personnes obèses ne sont pas pour autant traitées comme les autres malades. Ce phénomène se reflète dans la différence observée dans la prise en charge médicale de la maladie111, si on la

106 Jean-Pierre Poulain, « Éléments pour une histoire de la médicalisation de l’obésité », op.cit., p.7. 107 Ibid., p. 12.

108 Pour avoir toute l’information sur cette association : https://www.aso.org.uk/about/ (page consultée le

16 janvier 2019)

109 Jean-Pierre Poulain, « Éléments pour une histoire de la médicalisation de l’obésité », op.cit., p. 15. 110 Institut national de santé publique, Les conséquences économiques associées à l’obésité et à

l’embonpoint au Québec : les coûts liés à l’hospitalisation et aux consultations médicales, Montréal, Institut national de santé publique, 2015, 28p., OMS- Organisation mondiale de la santé, Obésité : prévention et prise en charge de l’épidémie mondiale, Genève, OMS, 2003, 284 p. ou Agence de santé publique du Canada et Institut canadien d’information sur la santé, Obésité au Canada, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2011, 62 p.

111 Jean-Pierre Poulain, « Éléments pour une histoire de la médicalisation de l’obésité », op.cit., p. 14.

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compare par exemple avec celle pour les personnes atteintes du cancer, qui est systématique. Dans le cas des personnes obèses, une réelle prise en charge inclurait bien sûr des recommandations en matière de nutrition et d’activité physique, ainsi que des mesures afin d’aider à mettre en place des changements de comportements durables. À cela devrait s’ajouter de surcroit d’autres investigations afin de tenter de déterminer le ou les causes de surpoids. Comme l’observe Basdevant : « Les origines des obésités sont multiples et varient selon les individus. Des facteurs biologiques, essentiellement génétiques, rendent vulnérables certains individus à la pression environnementale112 ».