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Première partie

1.5. Y a-t-il harmonie vocalique en konkomba ?

Dans ses Essais de linguistique générale, Roman Jakobson distingue deux types de voyelles, qu’il qualifie de lâches et tendues. Cette bipartition « réussit à démontrer l’autonomie de ces deux séries "from high to low", (des fermées aux ouvertes) et la possibilité

de diviser toute classe vocalique en paires de voyelles tendues et lâches » (JAKOBSON, 1963 : 151). Il fait apparaître le fait que :

« une voyelle tendue, comparée à sa contrepartie lâche, est produite avec une plus grande déviation par rapport à la position neutre de l’appareil vocal, c'est-à-dire par rapport à la position que l’appareil vocal assume en produisant un [æ] très ouvert ; en conséquence, une voyelle tendue manifeste une plus grande déviation par rapport à une structure de formant neutre » (JAKOBSON, 1963 : 151).

Comment la situation se présente-t-elle dans le système vocalique du konkomba ? Ainsi, [i] n’apparaît qu’à l’initiale de mot où il fonctionne comme un préfixe de classe sans attaque. Quand il fonctionne seul comme syllabe, c’est qu’il est un préfixe de classe ou un pronom dans une interlocution ; il désigne le « tu ».

(172) íŋɔ́e « boucs » ítérὶ « grenouilles »

ínádun « moustiques »

ínoón « scorpions »

[i] par contre n’apparaît pas à l’initiale de mot, mais à l’intérieur de radical, où il fonctionne comme noyau syllabique. Sa présence dans une syllabe atteste que cette dernière est un radical.

(173) unàgbìpi « femme esclave »

mbi « sein »

jí « refuser »

gín « ramener »

[ι] est le seul à fonctionner comme noyau de syllabe de préfixe, de suffixe ; comme [i], il peut occuper la position de noyau de radical.

(174) lιnὶkpίlι « cadavre »

lιolι « montagne »

lιbίlι « pépin »

Il est réalisé [u], par anticipation, dans un préfixe de classe quand celui-ci est suivi d’un radical commençant par la vélaire sourde /k/ avec pour noyau vocalique /u/. Un arrondissement s’observe alors dans ce cas. Ce qui s’explique par des phénomènes d’économie : « la voyelle du lexème s’obtient en actionnant chacune des cavités »26.

(175) kúdúdù « vapeur »

kúkurι « moule »

kúkúrι « fer »

Par contre, le pluriel sera réalisé avec /ι/. (176) tίdúdùrὶ

tίkurι tίkúrι

« L’économie consiste à éviter de recourir à chacune des cavités lors de la réalisation de la voyelle de clitique en faisant profiter à cette voyelle de la position adoptée par une (ou deux) cavité(s) pour la réalisation de la voyelle du lexème, par maintien ou par anticipation. (…) si l’on a adopté la forme rétrécie pour la cavité laryngale pour réaliser une voyelle lexicale, on maintient (ou on anticipe) cette forme pour la voyelle du clitique. Ainsi le trait de la voyelle lexicale, dû au rétrécissement de la cavité pharyngale, va s’imposer à la voyelle du clitique » (TCHAGBALE, 2008 : 11-12). De ces faits sont souvent à la base du phénomène connu sous le nom d’harmonie vocalique. Cela dit, le konkomba connaîtrait-il l’harmonie vocalique, comme d’autres langues Gur du Togo (le kabiyè et le tém) ?

Voyons comment se manifeste l’harmonie vocalique, avant de nous intéresser au cas du konkomba.

Le complexe morphologique où s’opère l’harmonie vocalique est constitué d’un noyau lexical et d’au moins une unité grammaticale ; le morphème étant pour le lexème un clitique : toujours attaché à lui, il n’a pas d’existence autonome. Dans une langue à classes nominales, le clitique, c’est-à-dire les affixes de classe, est permanent, car attaché à un lexème. Il peut être occasionnel : c’est le cas des possessifs par exemple. Contrairement au lexème nominal qui a des clitiques permanents, le lexème verbal reste associé à des clitiques occasionnels. Ces clitiques forment avec leurs lexèmes, le foyer de l’harmonie vocalique où peut se produire une harmonisation des timbres vocaliques.

Le konkomba étant une langue à classes nominales, il serait intéressant de s’interroger sur la relation entre voyelles d’affixes de classe et voyelles des radicaux.

Il s’agit dans ce cas d’envisager :

« l’Avancement face à la Rétraction de la racine de la langue, paramètre qui dans certaines langues permet de différencier /i/ et /ι/, /e/ et /ε/, /o/ et /ɔ/, /u/ et /υ/ » (NGUYEN, 2005 : 49)

« Dans les langues africaines, l’harmonie est de type ATR ; elle s’explique donc par rapport à la cavité pharyngale (la plus consommatrice d’énergie musculaire), avec le radix comme seul articulateur. En fait, pour qu’il y ait harmonie vocalique, le système de la langue doit présenter des voyelles –ATR en nombre supérieur aux +ATR » (TCHAGBALE, 2008 : 12).

Les termes ATR (Advanced Tongue Root) et RTR (Retracted Tongue Root » sont utilisées pour « démontrer que les phénomènes d’harmonie vocalique reposent en fait sur l’avancement face à la rétraction de la racine de la langue, ce qui crée un pharynx plus ou moins élargi » (NGUYEN, 2005 : 49).

Dans le cas du konkomba, le trait de postériorisation ne dépasse jamais les limites du radical ; d’où le fait qu’il n’affecte que quelques préfixes, notamment /k/ ; ce qui déjà met en doute la présence d’une harmonie vocalique dans cette langue. Il se fait par anticipation - du radical vers le préfixe.

(177) kúkurι moule kúkúrι fer

kúkútúu mortier

Cette distinction a des conséquences dans l’analyse du système vocalique des langues qui connaissent l’harmonie vocalique, notamment les langues africaines.

« L’harmonie vocalique consiste à faire partager à une ensemble de voyelles sur un espace donné de la chaîne parlée un ou deux traits vocaliques. C’est donc un phénomène qui relève de la combinatoire, qui a lieu sur l’axe syntagmatique » (TCHAGBALE, 2008 : 10).

Dans ce type de langue, les noyaux vocaliques des lexèmes sont soit tendus, soit lâches ; et de cette propriété dépend la tension (ou la laxité) des affixes qui sont adjoints aux lexèmes ; ainsi :

« Les thèmes consistent en voyelles soit tendues soit lâches, qui déterminent le caractère tendu ou lâche des voyelles dans les affixes » (JAKOBSON, 1963 : 151). C’est un phénomène qui s’explique par la pression de l’air (venant des poumons) et aux positions du larynx.

Une observation importante de Jakobson permet d’expliquer l’allongement vocalique en konkomba :

« L’augmentation de la pression subglottale de l’air dans la production des voyelles tendues est indissolublement liée à une durée plus longue. Comme l’ont maintes fois remarqué différents observateurs, les voyelles tendues sont nécessairement allongées, par comparaison avec les phonèmes lâches correspondants. Les voyelles tendues ont la durée que nécessite la production de voyelles nettement marquées, optimales, par rapport auxquelles les voyelles lâches apparaissent comme étant quantitativement et qualitativement réduites, obscurcies, et s’écartant de leurs contreparties tendues vers une structure de formant neutre » (JAKOBSON, 1963 : 152).

Et BELL d’ajouter (JAKOBSON 1963 : 153) :

« Ce sont les voyelles tendues qui constituent la structure vocalique "primaire", optimale, et la laxité représente une réduction secondaire de cette structure ».

On peut reprocher à ces observations le fait qu’elles portent sur des langues éloignées du konkomba ; mais ce sont les données observées en konkomba qui font qu’elles peuvent s’appliquer à cette langue.

On remarquera qu’en konkomba par exemple, la voyelle /e/ est par nature longue : (178) lιdàfèlι oreille

lιbèbίlι palmier à huile

/i/ et /u/ peuvent l’être, à l’intérieur des radicaux :

(179) lίúlι queue

ḿpulί louche

lιbilι sein

kίdi maison

(180) ḿmádε maïs bε être

L’harmonie vocalique s’explique par

« le rapport hiérarchique existant entre le lexème et ses clitiques d’une part et, d’autre part, le principe du moindre effort. Au sein de l’ensemble morphologique, le lexème a une position privilégiée parce qu’il est l’unité morphologique qui contribue le plus au sens de l’ensemble. Cette primauté du lexème impose au locuteur de l’articuler le plus distinctement possible, de répartir inégalement son énergie articulatoire au profit de cette partie essentielle du mot. C’est ici qu’intervient le principe du moindre effort. Dans l’articulation du lexème, c’est la voyelle qui consomme le plus d’énergie parce que de son audibilité dépend celle de son environnement consonatique. C’est donc là qu’il faut chercher à faire des économies » (…) « L’économie consiste à éviter de recourir à chacune des cavités lors de la réalisation de la voyelle de clitique en faisant profiter à cette voyelle la position adoptée par une (ou deux) cavité(s) pour la réalisation de la voyelle de lexème, par maintien ou par anticipation. Par exemple, si l’on a adopté la forme rétrécie de la cavité pharyngale pour réaliser la voyelle lexicale, on maintient (ou on anticipe) cette forme pour la voyelle du clitique. Ainsi, le trait de la voyelle lexicale dû au rétrécissement de la cavité pharyngale va s’imposer à la voyelle du clitique » (TCHAGBALE, 2008).

En réalité, les phénomènes d’harmonie vocalique se manifestent quand, dans une langue donnée, le nombre de voyelles lâches est plus élevé que celui des voyelles tendues ; ce qui n’est pas le cas du konkomba. Par ailleurs, comme on le verra avec l’étude de la morphologie nominale, il n’y a pas de distribution de rôles entre voyelles lâches et voyelles tendues en konkomba. D’où le fait qu’en konkomba, on ne peut parler d’harmonie vocalique.

CH. 2. ÉTUDE DE LA SYLLABE