Première partie
1.2. Les phonèmes vocaliques
1.2.2. Les voyelles longues
L’examen des sons vocaliques fait apparaître un certain nombre de phénomènes que nous allons à présent analyser. Les exemples ci-dessus montrent que des voyelles brèves apparaissent aux côtés des voyelles longues, susceptibles d’être affectées par le trait de nasalité. Le problème se pose quant à l’interprétation de ces deux phénomènes. L’allongement vocalique, d’une part, et la nasalité, d’autre part, sont-ils pertinents en konkomba ? Autrement dit, des phonèmes vocaliques brefs s’opposent-ils à des phonèmes vocaliques longs ? Des phonèmes vocaliques oraux s’opposent-ils à des phonèmes vocaliques nasals ? Auxquels cas la longueur vocalique, puis la nasalité seraient pertinentes dans cette langue.
Le principe de la commutation ne peut à lui seul permettre de répondre de façon satisfaisante à ces questions. Voilà pourquoi nous ferons appel au cadre théorique esquissé par Emilio Bonvini dans la description phonologique du kàsim (BONVINI, 1974).
De façon générale, l’allongement vocalique se manifeste plus en finale avec les mots qui ont pour préfixe /kί/ (singulier) ; la longueur vocalique est dans ce cas réalisée avec une
certaine aspiration. Au pluriel, on observe un abrègement de la voyelle, avec occurrence d’un suffixe. La présence d’un suffixe est-elle corrélative de la brièveté vocalique ?
(111) kίpakaha tίpaka-rι guêpe
kίsáhà tίsà-rὶ champ
kίmwúko tίmwúku-rι poils de pubis de femme
kίnákò tίnákù-rὶ vestibule
À l’intérieur des noms ayant pour préfixe de classe /lι/, l’allongement vocalique se manifeste dans le radical, jamais dans le suffixe (par nature bref). Au pluriel, la longueur vocalique est maintenue, dans le radical (et donc du mot).
(112) lιbilι mbi sein
lιdàfèlι ndàfe oreille
lιolι ŋo montagne
Ce type d’allongement, qui concerne toutes les voyelles de la langue, est donc lié à des faits morphologiques, puisque déterminé par des affixes de classes. Au-delà de ces faits, il convient de déterminer le statut de la longueur vocalique dans la langue.
Le phonème /e:/
Partout où cette voyelle apparaît, elle est réalisée longue, jamais brève, dans les noms comme dans les verbes. Son identité apparaît à partir des oppositions suivantes :
(113) lé donner un coup de pied
lí libérer
Il est mi-fermé et non fermé
(114) cè mélanger
cà quémander
Il est mi-fermé et non ouvert
(115) né nier
nó suivre
Le phonème /e:/ est donc antérieur, mi-fermé.
Au niveau des noms, aucun glissement d’une autre voyelle n’est possible dans les positions occupées par ce son, et quel que soit le préfixe et le nombre.
(116) Singulier Pluriel Glose
upecé ípecé antilope
ńnélί ínélί voix
lιdàfèlι ndàfe oreille
Au niveau des verbes également, les variations aspectuelles n’ont aucune incidence sur la longueur de cette voyelle. Cette longueur est conservée au perfectif comme à l’imperfectif, alors que la plupart des verbes connaissent des modifications du vocalisme interne.
(117) Impératif Imperfectif Perfectif Glose
bé bérί béè connaître
né né néè nier
Il s’ensuit que dans la langue, cette voyelle n’existe que longue. Comme le fait ressortir le procédé de commutation, cette voyelle longue a statut de phonème /e:/.
Elle possède la même distribution que /a/.
Elle ne peut être opposée à une correspondante brève ; la brève n’est attestée que dans les emprunts.
(118) sérίkú sérίkúḿba l’aiguille
kàréà kàréàm̀bá la lampe
Ces derniers sont reconnaissables à l’absence d’affixes de classe au singulier ; le suffixe du pluriel est particulier aux emprunts.
La voyelle /i:/
Son statut phonologique se dégage des oppositions suivantes :
(119) i / u fi affecter
fu se chausser
(120) i / é lí libérer
lé donner un coup de pied
Il est fermé et non mi-fermé.
Aperture minimale. Il n’apparaît que comme noyau d’une syllabe de radical, dans les noms comme dans les verbes ; sa présence identifie une syllabe donnée comme étant radicale ou comme faisant partie du radical.
(121) lιbilι sein PREF-RAD-SUF kίdi maison PREF-RAD lí libérer RAD pìrι ouvrir RAD
Cette voyelle pose problème avec sa correspondante brève, attestée à l’initiale (où n’apparaît jamais /i/) comme préfixe de classe ; la correspondante longue étant noyau d’une syllabe avec attaque (cf. ci-dessus).
(122) í-nóòn oiseaux
í-boó chiens
La composante longue n’étant pas attestée comme syllabique, on pourrait considérer que les deux voyelles ont une distribution complémentaire dans la langue. Dans ce cas, on aurait un phonème /i/, qui se réalise bref [i] en position initiale et long [i:] quand il constitue le noyau d’une syllabe ; la composante longue étant toujours précédée dans ses occurrences d’une consonne en position d’attaque. Mais il vaut mieux voir le problème par rapport à l’ensemble des voyelles de la langue.
Le phonème /u/
Le statut de cette voyelle longue se dégage à partir des oppositions suivantes :
(123) u/u ú mordre
dùrὶ traverser
dùrὶ céder la place
lùrὶ tracer
lùrὶ annuler un jeu
Le trait de longueur exerce alors une fonction distinctive. Le phonème /u/ s’oppose phonologiquement à sa correspondante longue /u/.
Comme son homologue bref, il est postérieur haut. Par ailleurs, au niveau des verbes, la brève se réalise longue dans certaines formes, et vice versa.
(124) bú bu attacher
cú cúrί attraper
Le raisonnement tenu de /i/ vaut aussi pour /u/, où comme on le verra, /u/ est attesté comme préfixe de classe (comme /i/) et même comme pronom.
Le phonème /a/
Il est possible d’opposer la voyelle brève à la longue, comme dans les paires suivantes :
(125) kárί déchirer párί traire
kárί être courageux párί bénéficier
cà laisser kpa posséder
cà quémander kpa allumer
La longueur vocalique est alors distinctive ici. En conjugaison, la longue se réalise par ailleurs brève, notamment au perfectif :
(126) gà chanter sà piquer
gà a chanté sà a piqué
Le phonème //
Que dire de la longueur vocalique de la voyelle [] ? Le statut phonologique de la longueur de cette voyelle apparaît dans les oppositions suivantes :
(127) c « aller »
c « s’embourber »
m « lutter »
m « montrer »
La longueur vocalique est donc distinctive.
La réalisation longue s’effectue en général en finale de radical des noms ; dans le processus de composition nominale, on observe un abrègement de la voyelle.
(128) kιc hache
Quand ce mot entre en composition, la voyelle devient brève :
(129) kίckàan hache tranchante
lίcgbìnlι hache émoussée Il en est de même pour
(130) kι bouche
qui donne en composition
(131) lιàgbànlι « peau de la bouche » = lèvre La voyelle s’ouvre ici.
Le phonème /̀:/
Le statut phonologique de ce son apparaît dans les oppositions suivantes :
(132) j̀:rὶ partager
jè:rὶ tituber
j̀:rὶ partager
jὶ:rὶ déterrer un caillou
Il est postérieur, et non antérieur.
Le phonème /o/
Son identité apparaît à partir des oppositions suivantes :
(133) dó finir
Il est mi-fermé et non ouvert
fo prendre
fi affecter
fo prendre
fu se chausser
Il est mi-fermé et non fermé
(134) nó suivre
né nier
Il est postérieur et non antérieur
Il est donc défini comme postérieur, mi- fermé.
Dans les verbes qui présentent cette voyelle longue /o:/ dans leur radical, le trait de longueur est maintenu dans toutes les formes aspectuelles. Les variations aspectuelles sont donc sans incidence sur la longueur vocalique ici.
(135) Impératif Imperfectif Perfectif Glose
kó kólί kóò casser
fo fòlὶ fo prendre
dó dórί dóò finir
dòn dòndε doòn se coucher
Même distribution que /a/. Il faut ajouter qu’il est toujours long dans les noms.
Conclusion : Ce qui précède montre que l’allongement vocalique peut être lié à des
faits morphologiques. Dès lors, que dire de la longueur vocalique dans la langue, de façon générale ?
Nous avons vu que les voyelles longues ont besoin d’une attaque pour fonctionner comme noyau d’une syllabe ; ce qui n’est pas le cas de certaines brèves qui sont attestées comme syllabiques, dans les préfixes. Sur cette base, on pourrait parler d’une répartition de rôles entre voyelles brèves et voyelles longues : les brèves apparaissant en position de noyau isolé, alors que les longues ont besoin d’une attaque. Mais on observe que, dans le même temps, les voyelles brèves peuvent, comme leurs homologues longues, fonctionner dans une
syllabe avec une attaque ; d’où une distribution en intersection. Nous allons illustrer cela par la voyelle /u/.
Voyelle longue en position de noyau (syllabe CV:) (136) lιku:lι houe
lιlu:lι carquois/venin lιsàjú:lὶ rat
Voyelle brève en position de noyau (syllabe CV) (137) lιsubílι fruit
ntulι baobab
úku serpent
On sait par ailleurs que la voyelle /u/ est attestée comme préfixe de classe.
On observe ici une distribution en intersection. Bien que la brève soit la seule attestée comme syllabique, brève et longue sont toutes deux attestées comme noyaux d’une syllabe avec attaque. Vu cette distribution en intersection, nous sommes conduit à distinguer les voyelles longues de leurs homologues brèves : si la brève, à elle seule, peut constituer une syllabe, la longue ne peut le faire qu’en s’appuyant sur une attaque (consonne) ; or la voyelle brève accepte par ailleurs cette combinaison. Cela remet en cause le principe de distribution qui ne s’applique ici qu’en position initiale. Au nom de la distribution du trait de longueur sur le schème syllabique de type CV, la longueur vocalique est à considérer comme pertinente en konkomba ; ce qui est corroboré par les oppositions en paires minimales.
Dans son Article intitulé « L’allongement compensatoire : nature et modèles », paru dans Architectures des représentations phonologiques, Annie Rialland évoque, par rapport à certaines langues, entre autres, « un allongement compensatoire lié à la chute d’une occlusive, à l’intervocalique » (LAKS & RIALLAND, 1993 : 86). Une telle approche permet de porter un autre regard sur les voyelles longues. Ce phénomène caractérise des voyelles du konkomba. Ainsi quand on pose, comme principe, que préfixes et suffixes de classes sont identiques, dans une perspective diachronique, on comprend les abrègements vocaliques qui ont dû s’opérer, avec en général fermeture d’un degré d’aperture par rapport au singulier :
kίmwúko: tίmwúkurι poils de pubis de femme kίná:kò: tίná:kùrὶ vestibule
L’analyse est la suivante :
kί-ná:kò: < kί-ná:kù-kί vestibule
Le processus (qui concerne en particulier la consonne /k/ à travers les préfixe /kί/ et actualisateur /kί/, a produit le suffixe en /-rι/, qui justement n’est jamais attesté comme préfixe. Un autre cas d’allongement vocalique compensatoire est examiné en 4.1. 2.3. Page 224.