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XVIII.4. Comparaison des deux nouvelles

Dans le document Instantanés et destins (Page 191-199)

Le constat de similitudes et de dissemblances entre les deux récits (cf. Le large et

La rue Martin), figurant dans le même recueil, nous impose l’établissement d’un

parallèle entre les deux expressions textuelles de la dualité, telle qu’elle se donne à lire au sein des deux nouvelles.

Dans Le large, première nouvelle du recueil Le chemin des caracoles, le lecteur découvre l’existence quotidienne, marquée au sceau de la monotonie, voire d’une certaine dysphorie, de deux sœurs célibataires, vivant sous le même toit :

« Les demoiselles Mabut ne quittaient plus leur fenêtre et prenaient même

leurs repas en surveillant la chaussée, mais le champ du regard était étroit : quelques pavés, les maisons d’en face dont la ligne des seuils sur la rue en pente exigeait des escaliers de hauteurs différentes »321.

En revanche, la dualité dans le récit La rue Martin s’incarne dans l’expérience gémellaire. Les deux protagonistes sont deux frères jumeaux, qui ont en partage la même vie et entreprennent la même activité professionnelle :

320 Daniel Boulanger, op. cit., pp. 94.

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« Jumeaux et doux, employés d’abord dans les services municipaux pour

coller les tickets des cartes d’alimentation et grouper le ramassage des feuilles de rationnement, ils n’eurent jamais l’idée d’en soustraire et ils maigrirent tout au long de la guerre avec constance »322.

Par ailleurs, le point de convergence, caractérisant les personnages des deux histoires, concerne leur état de célibat : vielles filles, dans le premier cas, vieux garçons dans le second, vivant en marge de leur société.

Cependant, la différence cardinale qui sépare les protagonistes des deux récits réside, à notre sens, dans les modalités et les compétences attachées aux deux PN. Le programme narratif des sœurs Mabut est fondamentalement animé et caractérisé par la même modalité volitive /le vouloir-faire/ : elles désirent en effet accéder à un nouvel état euphorique, caractérisé par la conjonction avec le même objet de leur quête : à savoir cohabiter avec Le Tortorec, et tirer profit des plaisirs qui découlent de cette cohabitation :

« -Si Dieu le veut, répondit Marguerite, Le Tortorec sera dans nos mains

comme un enfant. Nous lui réapprendront les mots. […]

-Nous ne dirions rien ? reprit Marguerite en serrant la main de sa sœur. Tu es sûre ? Nous pourrions peut-être lui parler en commençant par son horreur des trains »323.

Si, comme nous l’avons noté, la modalité volitive constitue le moteur qui dynamise la quête des sœurs, tout au long de leur parcours narratif (elles connaissent parfaitement l’objet de leur désir et entreprennent de le conquérir), il en va autrement pour les jumeaux Louchères qui, dénués de toute volonté, de tout désir conscient et orienté, ne maîtrisent point leur PN, mais semblent plutôt le subir :

322 Daniel Boulanger, op. cit., p. 89.

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« Les frères n’avaient ni horaire ni mesure et il ne leur serait pas venu

l’idée de réclamer un supplément. Ils sortaient à l’aube et rentraient parfois fort avant dans la nuit. […] Semblables à des pions généreux ils assistaient à la récréation de la ville, avant de regagner par la Grand-Rue l’arrière des galeries »324.

Un autre trait particularisant semble distinguer les personnages des nouvelles respectives : il s’agit de la relation qu’ils entretiennent avec l’espace, la topographie (il est préférable, à notre sens de parler de toposémie, dans la mesure où l’espace narratif est forcément porteur de sens), ainsi que des valeurs connotatives (euphorique/dysphorique) qui lui sont attachées. L’opposition mobilité/immobilité définit ce rapport des actants à l’espace qu’ils occupent.

Ainsi, la vie des sœurs Mabut se déroule quotidiennement dans un espace étroit, leur maison, dont elles dépendent et qui limite singulièrement leurs déplacements :

« Les demoiselles Mabut ne quittaient plus leur fenêtre et prenaient même

leurs repas en surveillant la chaussée, mais le champ du regard était étroit… »325.

Dans le cas des frères Louchères, il en va autrement. D’incessants déplacements, de par la ville, caractérisent leur parcours narratif, leur activité professionnelle les contraignant à la mobilité :

« L’un derrière l’autre, ils allaient, à petits pas, les épaules douloureuses.

Seul midi leur donnait encore le sens des heures et du retour aux Galeries, où dans le hangar des voitures un repas chaud leur était servi »326.

324 Daniel Boulanger, op. cit., p. 90.

325 Ibid., p. 13.

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Textuellement, la dualité, comme élément fondamental participant à la complétude du personnage, est diversement manifestée au sein des nouvelles que nous avons analysées. En effet, si l’exigence du double vient compenser l’inévitable incomplétude actantielle, et, partant, fournir au personnage une quelque épaisseur "ontologique ", et l’ériger, le temps de l’expérience lectorale en support de la dimension thymique et affective, favorisant ainsi le processus d’identification, il n’en demeure pas moins que la dualité est multidimensionnelle et variée.

Ainsi, dans Les dieux (in Vessies et lanternes), la dualité mise en scène dans le récit est de type fusionnel, entre Georges Domus et sa sœur Cornélie. Elle remplit une double fonction : pallier l’incomplétude du personnage et remédier à l’évidente vacuité de leur existence commune. Une relation métonymique semble les unir à l’espace qu’ils occupent. De plus, la vacuité de leur vie est renforcée par la paucité des articles que recèle leur magasin, mais aussi leur univers psychosocial étriqué, ainsi que la vétusté des lieux. Une dualité quasi-gémellaire semble particulariser l’union de ce couple (frère et sœur) antinomique, au début du récit, à tout le moins. D’abord existentielle, la relation duelle évoluera vers une sorte de communion, le recouvrement d’une unité originelle, qui ne manque pas d’évoquer, chemin faisant, la figure mythique de l’hermaphrodite327 :

« Le frère et la sœur se prennent par le bras…s’épuisent les désirs »328. L’excipit de la nouvelle vient rompre brutalement cette unité, qui se voulait pérenne, par la disparition inattendue de Georges. Dès lors, la solitude sera l’unique compagne de Cornélie.

327 Le Petit Robert le définit comme un « Être légendaire auquel on supposait une forme humaine à deux

sexes », p. 924.

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Dans Vieillesse d’Abel et Caïn (in Vessies et lanternes, p. 197), la figure du double est affectée d’une dimension à la fois mythique et symbolique, que vient surdéterminer l’étiquette onomastique du titre, cet élément péritextuel (cf. Abel et Caïn). Dans le récit, la dualité actantielle se double d’une dualité narrative. Il s’agit de la coexistence d’une narration hétérodiégétique (conduite à la 3ème personne) et d’une narration homodiégétique (menée à la 1ère personne), impliquant un personnage-narrateur. La superposition de ces deux situations narratives de base contribue à brouiller les propos, et par voie de conséquence, les frontières discursives.

Dans la nouvelle intitulée Les fêtes, figurant au sein du même recueil que les précédentes (Vessies et lanternes), le lecteur prend conscience et accède à une autre catégorie de la dualité. Il s’agit ici d’un double de cire, irrémédiablement marqué au sceau de la fragilité et de la vulnérabilité : le musée de cire recèle des copies conformes (des doubles) de criminels réels, saisis en flagrant délit de leur forfait. Par ailleurs, le directeur du théâtre de marionnettes, personnage principal de la nouvelle, entretient une relation filiale (parentale) avec son grand-père (représenté par la figure de cire), homme injustement condamné à la peine capitale. Cette dualité artificielle, passible d’une lecture psychanalytique, encourt une double menace de dissolution : la fonte de la cire (matière de base dont sont faits les personnages du musée) et la divulgation du secret, dont la préservation s’avère tributaire d’un compromis inéluctable : la permission accordée au gardien du musée de fréquenter le théâtre afin d’assister aux représentations.

Dans la nouvelle intitulée Au milieu de l’été, qui constitue avec d’autres le recueil Le chemin des caracoles (p. 35), la dualité se révèle de type spéculaire, et ce, dans la mesure où le motif concret du miroir permet la cristallisation textuelle du thème du Double.

Pareille dualité fournit l’opportunité d’une confrontation entre le passé et le présent de la protagoniste, Madeleine Taurenvaque, et, de ce fait, l’occasion d’une

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évaluation axiologique de sa vie. Mais, d’un autre point de vue, c’est dire toute la fragilité, toute l’inconsistance du double, au sein de la nouvelle. L’image, ou mieux encore le reflet est voué à une mort certaine, à une disparition irrémédiable, ramenant l’être à son humaine condition. La spécularité, c’est également l’occasion d’une mise en abîme, l’enchâssement du récit dans le récit, ce qui est de nature à diversifier les figures du double.

La nouvelle Encore un soir de bonté (in Le chemin des caracoles, p. 106) se singularise par une dualité homosexuelle et fusionnelle, que favorise l’importance du processus d’identification des personnages, l’un à l’autre, en raison d’une parfaite réciprocité affective.

Dans La rue Martin (in Le chemin des caracoles, p. 71), le lecteur a affaire à une expérience gémellaire de la dualité. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que la dimension gémellaire de l’expérience humaine est ancienne si bien qu’elle se perd dans la nuit des temps. Sur l’axe du faire, les frères jumeaux de La rue Martin se distinguent nettement par leur passivité, ils sont dépourvus de la volonté de l’agir, ainsi que par leur impéritie. Ces deux caractéristiques semblent entretenir une relation de présupposition logique, l’une ne se concevant pas sans l’autre. En outre, ce qui semble aussi les caractériser, c’est leur complète indifférence à l’égard des événements du monde (nous sommes tenté ici de parler d’ataraxie), qui conduit à leur indifférenciation, à leur indistinction en qualité d’actants appelés à remplir leurs fonctions, au sein de la société, sans en avoir une nette conscience. De plus, la figure de la dualité, l’expression duelle, se caractérise, dans le texte, par sa redondance, en cela qu’en sus de sa manifestation dans la gémellité, elle apparaît aussi représentée par le couple dessiné sur les pancartes (homme et femme) que porte chacun des deux frères Louchères.

Ainsi, engagés dans un programme narratif (PN), sur lequel ils n’ont nulle maîtrise, les jumeaux apparaissent comme des actants passifs, comme nous l’avons précédemment noté, chargés de réaliser la quête instaurée par le sujet-manipulateur,

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incarné dans la figure de leur patron, M. Lourdebie. Il convient de faire le départ, ici, entre le statut et le rôle des actants-personnages. Distinction fondamentale que Bertrand Gervais formule en ces termes :

« Le statut est la relation posée entre le cadre et l’agent, tandis que le rôle

est la relation posée entre le cadre et l’opération. […] Le statut est statique en ce qu’il détermine uniquement la position de la fonction, dans une situation donnée. Le rôle est dynamique en ce que cette fonction déterminée définit un ensemble d’actions »329.

Dans cette nouvelle, il est clair que le rôle des frères, au sein des entreprises Lourdebie, excède nettement leur statut. Ils s’occupent de plus de tâches que ne leur permet leur statut.

Par ailleurs, dépourvus de compétences spécifiques (notamment le savoir-faire et le pouvoir-faire), les frères jumeaux échouent naturellement dans leurs actions et leur performance se trouve, par conséquent, réduite. La phase de la sanction est ainsi particulièrement pertinente, en ce qu’elle permet d’introduire l’axiologie (référence à un système de valeurs) dans l’évaluation des actions entreprises. Celles-ci sont alors jugées, jaugées au regard des valeurs textuellement instituées. Après avoir tenté d’analyser, dans la première partie de cette recherche, le statut du personnage dans la structure sémio-narrative, en mobilisant notamment certaines catégories sémiotiques, telles que la manipulation, la compétence, la performance, le carré sémiotique, etc., nous nous sommes attelé, dans la deuxième partie de notre travail, à l’étude des diverses figures de la dualité du personnage, comme autant de stratégies narratives destinées à remédier à l’incomplétude actantielle.

Nous nous proposons, dans le cadre de cette troisième partie, de construire une poétique du personnage boulangérien, fondée sur ses principaux invariants, et

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précédée d’une mise en perspective historique de cette discipline fondamentale des études littéraires.

TROISIEME PARTIE: POUR UNE

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