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Le personnage comme simulacre

Dans le document Instantanés et destins (Page 97-103)

arbre dans Babylone)

VI.3. Le personnage comme simulacre

Au cours de son existence textuelle, le personnage se construit une image de lui-même, s’adonne à des projections imaginaires de sa vie, de ce qu’il est. La sémiotique, tournant résolument le dos au réel, s’intéresse en priorité aux conditions de vériconditionnalité153. Raison pour laquelle elle propose le concept de

simulacre :

« Pour distinguer entre les deux types de fonctionnement, il conviendrait

sans doute de les désigner de deux manières différentes ; réservant l’expression "mode d’existence" à ce à quoi elle a servi en sémiotique jusqu’à présent, nous dénommerons "simulacres existentiels" ces projections du sujet dans un imaginaire passionnel »154.

Ainsi, au début du récit, et d’après la caractérisation qui vient d’en être esquissée, le protagoniste Don Carlos semble être pourvu des modalités virtualisantes (/devoir-faire) et /vouloir-faire), mais également de modalités actualisantes (/savoir-faire/ et /pouvoir-faire/). Celles-ci sont destinées à modaliser sa compétence et l’habiliter à agir, autrement dit à l’instaurer en sujet du faire.

153 « Véridiction : À la différence d’une conception de la vérité fondée, dans la théorie de la communication,

sur l’adéquation du message à son référent, la sémiotique développe une analyse de la véridiction, c’est-à-dires des jeux du langage avec la vérité qu’installe en son sein le discours », in Denis Bertrand, op. cit., p. 268.

154 A.-J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions : Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, Coll. Poétique, 1991, p. 59.

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L’épisode du sauvetage d’un homme, et ce, après sa tentative de suicide par noyade, figure le surgissement d’un élément perturbateur, qui vient rompre l’équilibre de la situation initiale, si l’on se réfère au schéma canonique de l’organisation du récit :

« Un homme trempé regardait debout un autre homme trempé mais couché

sur le gazon.

-Un noyé ! cria Rachel. Devant chez nous ! Monsieur s’est jeté à l’eau pour le faire sortir »155.

Le lecteur averti ne manquera pas de relever les réactions contrastées de Don Carlos et de sa femme, qui témoignent de deux tempéraments antinomiques. Ainsi, Don Carlos, qui ne souhaitait guère être dérangé dans ses habitudes, s’empresse-t-il de congédier les deux hommes, rescapés de la noyade. Il assume, par-là, le rôle actantiel d’opposant :

« -Monsieur, dit Don Carlos au sauveteur qui tremblait, vous auriez eu un

hôtel à cent mètres, les buvettes, de quoi vous réchauffer »156.

Cette réaction dénote, chez le personnage, de l’individualisme et de l’indifférence à l’égard du sort de ses semblables. Et l’on comprend mieux comment des dispositions passionnelles interviennent afin de surdéterminer le programme narratif des acteurs. En revanche, Rachel adopte une attitude inverse et agit en adjuvant, en proposant son aide aux deux hommes :

« Rachel pria l’inconnu d’entrer dans la cuisine, elle lui trouverait bien de

quoi se changer.

155 Daniel Boulanger, op. cit., p. 252.

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Don Carlos la regarda avec étonnement, sans comprendre que Rachel vivait là l’un des instants les plus aigus de sa vie. Il ne la reconnaissait même plus, qui prenait l’homme par le bras, en infirmière, pour l’aider à marcher vers le perron. […]

Don Carlos alla fermer la grille en se demandant quels costumes Rachel allait distraire de sa garde-robe »157.

S’opère ensuite une transformation de nature disjonctive, au détriment de Don Carlos, lorsque sa femme prête deux de ses costumes aux deux inconnus :

F(S) (S1 ∩ O) (S1 U O),

où S1 représente Don Carlos, et O ses costumes. Néanmoins, cette transformation narrative n’est ni définitive, ni complète :

« -Merci, dit Don Carlos, et il s’avança vers les deux hommes qui

paraissaient faux dans le fil-à-fil dont les épaules étaient encore marquées par les cintres. Tel un coiffeur avant d’attaquer le cheveu, il fit claquer le bec d’acier et d’un geste froid coupa la queue du premier bouton, puis du suivant, ainsi de suite sur les deux hommes qui n’osaient bouger »158.

A ce stade de l’évolution du récit, Don Carlos fait état d’une deuxième transformation disjonctive, affectant cette fois-ci sa relation actantielle et passionnelle avec son épouse : la perte de l’amour à son égard :

(S1 ∩ O1) (S1 U O1)

où l’objet-valeur représente l’amour de Don Carlos pour sa femme :

157 Daniel Boulanger, op. cit., p. 253.

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« Rachel ne respecte rien, songea-t-il. Pourquoi me le cacher ? Je ne l’aime

plus ! Je la supportais, je vois que tout est fini entre nous »159.

Ensuite, le protagoniste fait étalage de sa compétence en vantant ses aptitudes physiques, devant la bonne. Ces qualités modalisent sa compétence, en l’installant, dans la diégèse, en qualité de sujet virtualisé (/vouloir-faire/ et /devoir-faire/), mais aussi de sujet actualisé (/savoir-faire/ et /pouvoir-faire/) :

« - Comme homme, je parle de l’homme, pas du rentier, ni de l’organiste,

ni de l’ancien commerçant, pas même de l’époux de Mme Vert. J’ai bon appétit, vous le savez. Je fais le tour du pays chaque fois et sans fatigue. Mes cheveux sont blancs, mais serrés et souples. Je lis le journal sans lunettes. Alors ? »160.

La mise en avant de sa compétence physique, par le personnage, est particulièrement destinée à signaler une disjonction, sur le plan de l’être :

(S1 U O2), où S1 est Don Carlos, et O2 le plaisir sexuel (son assouvissement). Ce qui constitue l’objet de son discours et le fait qu’il se plaigne à Pauline, la gouvernante :

« Mes articulations ne craquent pas. J’étends le bras. Regardez, je pose une

feuille de papier à cigarette sur le dos de ma main ; la feuille ne tombe pas, tremble à peine, un rhumatisme me rappelle quelquefois que je possède un corps ! Le dentiste me voit une fois par an pour m’envier. Mes nuits seraient encore étoilées de plaisir si votre patronne ne tirait pas le rideau ! »161.

159 Daniel Boulanger, op. cit., pp. 253-254.

160 Ibid., p. 254.

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Sur le plan énonciatif, Don Carlos tient à sa gouvernante un discours autrement ambigu, qui pourrait prêter aisément à confusion. L’équivoque est telle que ses propos, dans lesquels il est question d’amour et de désir, sont interprétés, par Pauline, comme étant des avances, à peine déguisées :

« -Mme Vert ne m’a jamais aimé. Elle n’a rien respecté ni même fait effort

pour comprendre mes désirs. Elle a eu des enfants comme le pommier les pommes. Elle dormait au concret et quand je touche cet instrument admirable dont elle a retardé l’arrivée le plus qu’elle a pu, elle branche la cireuse pour vous montrer, à vous Pauline vos déficiences »162

Par ailleurs, la pragmatique nous enseigne que les conditions de réussite, d’aboutissement, de toute communication sont tributaires de l’observation du principe de coopération163, lequel principe est nécessairement fondé sur les lois du discours (ou maximes conversationnelles, selon la terminologie de Grice). Dans une communication donnée, une certaine part de l’information n’est pas forcément verbalisée, et relève dans ce cas de figure de l’implicite : elle demeure, le cas échéant, sous-entendue. C’est alors que la coopération de l’interlocuteur est mise à contribution, dans un effort interprétatif, au prix d’un calcul inférentiel, permettant la restitution et la compréhension de l’information implicite, et, ipso facto, la poursuite de l’échange dans des conditions optimales :

« La notion d’"inférence" explique comment l’interlocuteur, aiguillé par les

règles gricéennes, accède au vouloir dire du locuteur. L’inférence pragmatique est non démonstrative, elle consiste à formuler des hypothèses

162 Daniel Boulanger, op. cit., p. 258.

163 « Coopération (principe de) : selon H.P. Grice, chaque contributeur doit faire en sorte de coopérer à un

échange verbal pour en assurer le succès, et permettre la meilleure interprétation possible des énoncés. Ce principe débouche sur l’établissement des maximes conversationnelles », in Nathalie Garric et Frédéric

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contextuelles, à développer un calcul interprétatif, pour élaborer une conclusion dont la vérité n’est en aucun cas garantie »164.

Raison pour laquelle, l’interlocuteur entreprend le décodage des contenus implicites de l’énoncé, avec la volonté d’accéder à l’intention discursive de l’émetteur, en s’appuyant notamment sur les données contextuellement présentes, sans se prémunir, néanmoins, contre les risques éventuels d’échec. Au demeurant, les conditions de réussite d’une telle entreprise demeurent aléatoires. C’est le cas, ce nous semble, de la présente nouvelle de Boulanger. Pauline, la bonne, se méprend sur les réelles intentions de son patron, Don Carlos, en prenant pour des avances licencieuses ce qui ne constitue, en fait, qu’un simple épanchement de sentiments, une confession libérée sous le poids de l’accablement :

« -C’est tout ?demanda-t-elle d’une voix simple.

-Mon cœur débordait, dit Don Carlos. Mme Vert est une angoisse de toujours. Que voulez-vous d’autre ?

-Je croyais que vous alliez me demander autre chose, reprit Pauline. -Et quoi donc ?

-Je ne suis qu’à votre service dit Pauline. Vous m’avez recueillie. Je vous dois tout. J’attendais l’occasion »165.

Don Carlos réagit à cette interprétation erronée, quant à ses desseins, et s’empresse, par conséquent, d’invalider l’inférence de la gouvernante, en lui dévoilant la véritable intention de son discours :

« Par la vierge ! s’écria Don Carlos, je crois comprendre, mais vous êtes

dans l’erreur Pauline. Sachez que même au Pérou, dans ma force et à la tête d’un bataillon de femmes, je suis toujours resté fidèle à mon épouse. Il faut que le plaisir de s’attacher à son tourment l’emporte sur tout autre. Vous

164 Nathalie Garric et Frédéric Calas, op. cit., p. 95.

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êtes honnête et bonne enfant. Et remarquez ceci qui confirme mes aveux : je doublerais à l’instant vos gages s’il ne tenait qu’à moi, après avoir vu de mes yeux et touché votre gentillesse, mais ne comptez pas que Mme Vert souscrive à mon geste ! »166.

Dans le document Instantanés et destins (Page 97-103)