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Analyse sémio-narrative de La plainte

Dans le document Instantanés et destins (Page 37-46)

Chapitre I : La problématique du personnage de fiction

II.4. Analyse sémio-narrative de La plainte

Dans la nouvelle qui nous occupe présentement, la narration est de type hétérodiégétique, confiée à un narrateur absent de l’histoire qu’il relate, en qualité de personnage-actant. Le récit s’ouvre sur une description succincte du décor, qui participe de l’illusion référentielle (effet de réel) : le lieu (une maison close), où se réalise l’essentiel du programme narratif, est dépeint de manière lapidaire. C’est que la nouvelle, en tant que genre littéraire voué, de par sa nature, à la condensation et à la concentration de la matière narrative, est contrainte à l’économie des moyens descriptifs, loi de fonctionnalité oblige. Cette contrainte qui bride la latitude du conteur, l’incite paradoxalement, afin de contrebalancer cet effet, à accorder une

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attention accrue aux procédés d’écriture, ceux-là mêmes qui permettent de mettre en exergue l’être du personnage.

La situation géographique de cette maison, mise en relief, indique assez un endroit retiré et réservé :

« Au cœur de la forêt les lampadaires qui entourent le lac indiquent assez que l’on tombe en un lieu privilégié. De jour et de nuit, quand on débouche au Nord et au Sud sur les hauteurs, on ne voit d’abord rien d’autre que l’ovale d’argent de l’eau, et dans le dénuement de l’hiver l’ancienne maison forestière qui possède un ponton et des barques se fait à peine remarquer, ses murs à la nordique couverts de rondins et son toit de chaume. Seule la fumée poussée vers l’eau se rabat dans les zones laiteuses des lampes. Les fenêtres en sont toujours fermées et les visiteurs qui s’y rendent laissent leurs voitures à distance, au parc que régit un gardien à galons, et empruntent une tonnelle qui les met dès leurs premiers pas dans un monde réservé »34

Au début du récit, le narrateur prend acte d’une situation conjugale frustrante, caractérisée par un manque initial qu’il s’agira, par la suite, de liquider. Monsieur Viorne, un banquier quinquagénaire prend conscience, désagréablement, de son incapacité physique à satisfaire l’appétit sexuel grandissant de sa femme Bouvrette, qui souffre d’insatisfaction et de frustration :

« Il avait toujours cru qu’avec l’âge la femme se calme et que vers la

cinquantaine si l’homme connaît un regain de feu sa compagne elle, s’enfouit sous la cendre de toutes les ardeurs passées. Hélas, ce jeu de balance ne joua pour eux que dans le sens contraire et Viorne un beau matin, que les matins sont beaux dans la hautes saison ! s’aperçut que sa machine se dérobait, tandis que Bouvrette voyait la route qui lui restait

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s’élargir et descendre en larges courbes propices à l’accroissement de la vitesse, à la roue libre, au vent fou sans fin »35.

Le passage précité montre clairement la dissociation entre deux instances distinctes, qui ne partagent pas le même savoir ni la même évaluation de la situation (réalité) : en l’occurrence, le narrateur de la nouvelle et le personnage-actant, M. Viorne.

Dans la dimension cognitive du récit, la sémiotique recourt à la catégorie conceptuelle de la véridiction afin de rendre compte d’une certaine réalité textuelle, différente de la réalité factuelle :

« A la différence d’une conception de la vérité, dans la théorie de la

communication, sur l’adéquation du message à son référent, la sémiotique développe une analyse de la véridiction, c’est-à-dire des jeux du langage avec la vérité qu’installe en son sein le discours. Le croire vrai de l’énonciateur, quelle que soit la modalisation de sa certitude, ne suffit pas ; il doit être partagé par le croire vrai de l’énonciataire »36

L’équivalent du paraître vrai s’illustre sur deux plans :

a/ le plan de l’immanence : celui de l’être. b/ le plan de la manifestation : celui du paraître.

L’implication de ces deux plans, dans La plainte, a pour conséquence la disjonction de deux instances énonciatives :

a/ le narrateur.

b/ le personnage-actant : M. Viorne

35 Daniel Boulanger, op. cit., p. 609.

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Le savoir de l’un intervient pour rectifier la croyance de l’autre et l’invalider. Nous sommes ici dans la dimension cognitive du récit, celle :

« …où prennent place les opérations du type « savoir » ou « savoir faire »,

c’est-à-dire les opérations du faire persuasif et du faire interprétatif »37 . L’intervention narratoriale a pour effet la mise à distance, par la modalisation du discours, avec le savoir du personnage, fondé sur l’habitude et la croyance :

« Il avait toujours cru qu’avec l’âge la femme se calme et que vers la

cinquantaine si l’homme connaît un regain de feu sa compagne elle, s’enfouit sous la cendre de toutes les ardeurs passées »38 .

Comme nous avons eu l’occasion de le mentionner précédemment, la situation de départ se caractérise par un manque initial, à savoir l’insatisfaction sexuelle de Bouvrette. Néanmoins, la frustration dont pâtit celle-ci a pour corollaire un autre manque qui la précède et dont elle découle : il s’agit de l’impuissance de son mari. Afin de liquider ce manque et, subséquemment, améliorer une situation dégradée, ce dernier se verra contraint de recourir à un programme narratif qui l’instaure, à la fois comme destinateur et sujet opérateur d’un faire, et qui s’écrit sémiotiquement de la manière suivante :

F(S1) (S1 ∩ S2) (S1 U S2), où :

S1 représente M. Viorne, et S2 renvoie à sa femme Bouvrette. Ce schéma minimal appelle un commentaire. En vertu de la logique narrative, fondée sur une certaine relation de présupposition, le lecteur de la nouvelle est en droit de supposer une situation d’équilibre antérieure où les deux époux étaient conjoints l’un à l’autre, dans une certaine harmonie. L’âge jouant ici la fonction d’élément

37Groupe d’Entrevernes, op. cit., p. 62.

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perturbateur, provoquant par là même, la dégradation et générant la relation de disjonction.

Dès lors, M. Viorne, de par sa position actantielle de Destinateur que lui confère le récit, s’emploiera à rétablir l’équilibre rompu, la relation de conjonction avec sa compagne (S2, Bouvrette). C’est en cela que consistera son programme narratif principal (PN) :

F(S1) (S1 U S2) (S1 ∩ S2).

Pour ce faire, il n’hésitera pas à recourir à des programmes narratifs d’usage, dont certains demeureront platoniques, à l’état de simples virtualités, sans l’espoir d’une quelconque actualisation :

« Viorne fit tout ce qu’il fallait et consulta les spécialistes, mais

l’impuissance à pour signe que l’on ne peut rien pour elle et il se plongea dans d’autres recherches. L’idée qu’un ami pût venir à l’aide à Bouvrette l’indisposa et il se mit à la surveiller. Il en eut des remords et une sorte de honte : sa femme restait honnête et brûlait sur pied, et Viorne se tourna vers les inconnus »39 .

Si les PN d’usage, précédemment évoqués, ne débouchent sur aucun résultat probant, le Destinateur (Viorne) optera pour la mise en place d’un autre PN d’usage qui le conduit au succès escompté, notamment en faisant aboutir la transformation tant désirée, du moins à titre provisoire. Il permet ainsi aux deux conjoints de ressouder leurs liens affectifs. La décision prise par Viorne aura l’aval enthousiaste de sa femme :

« Il eut celle du lac qui lui convint dès le premier soir. Bouvrette n’avait

montré aucune réticence quand il lui avait fait part de ses projets. Au

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contraire, elle ne l’aima que mieux et tous deux connurent quelques saisons d’enchantement croyant à tort qu’ils s’étaient épuisés »40 .

Ce programme narratif d’usage, qui aboutit à la transformation qui permet de conjoindre Viorne avec son épouse, s’écrit :

F(S1) F(S2) (S3 U O) (S3 ∩ O).

Ce PN complexe instaure de nouvelles positions narratives. Ainsi, S1 représente Viorne, destinateur et sujet opérateur du faire. Cas typique où un même acteur cumule deux rôles actantiels différents. En vertu de la compétence dont il est investi, c’est lui qui décide, sur le plan axiologique (celui des valeurs), de l’objet de la quête (la satisfaction sexuelle de Bouvrette), charge S2, le sujet opérateur du faire (en l’occurrence, les divers partenaires de Bouvrette) de réaliser la transformation conjonctive à l’issue de laquelle le sujet d’état S3, autrement dit la femme du banquier sera conjointe avec l’objet-valeur, qui est l’assouvissement libidinal : F(S2) (S3 U O) (S3 ∩ O).

« Viorne heurta quelques corps pour les suivre et s’assit près de la peau d’ours où Bouvrette se laissait aller à son partenaire. L’affaire fut vite conclue et un homme plus âgé relaya l’inconnu qui s’en allait vers un second rideau de perle… »41.

« Viorne regardait partout à la fois et revenait à sa femme qui gémissait de plaisir »42.

40 Daniel Boulanger, op. cit., p. 610.

41Ibid., p. 610.

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Il convient de signaler, ici, un fait linguistique important : le narrateur joue sur la polysémie du substantif féminin la plainte. Dans une première acception, le vocable désigne une procédure judiciaire consécutive à la perpétration d’un délit (ou d’un crime) ; sens qu’actualise le titre de la nouvelle et son état final. Dans une seconde acception, le mot serait l’équivalent sémantique d’une manifestation orale (cri, gémissement) qui accompagne une satisfaction sexuelle, et qui culmine avec l’orgasme. C’est ce qui ressort, de toute évidence, de l’énoncé suivant :

« …sa femme qui gémissait de plaisir »43

Par ailleurs, dans La plainte, l’acquisition de l’objet-valeur (le contentement du désir) est de type transitif. La sémiotique parle, dans ce cas de figure, de conjonction transitive pour désigner ce genre de transformation, en d’autres termes, une attribution, dans la mesure où le sujet opérateur du faire (les partenaires) et le sujet d’état (Bouvrette) constituent deux acteurs distincts. C’est pourquoi, dans la nouvelle, la circulation de l’objet-valeur représente une opération complexe. Elle ne réfère pas à une situation classique où la conjonction de S1 avec O signifie disjonction de S2 avec O ; relation qui pourrait s’écrire :

(S1 ∩ O) (S2 U O),

comme dans le cas du don ou du vol.

La plainte représente un cas atypique. S’agissant de la relation conjonctive de S1 (la femme du banquier) avec l’objet-valeur (la satisfaction sexuelle), il n’y a pas relation conjonctive, d’un côté, et disjonctive, de l’autre. Il est plutôt question d’une illustration d’un « don réciproque », au terme duquel l’objet-valeur se trouve conjoint aux deux actants, le sujet du faire et le sujet d’état.

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En dépit de sa complexité narrative évidente, ce PN d’usage est, en fait, subordonné au PN principal, programme dont la réalisation constitue l’enjeu, tant narratif que thématique, de la nouvelle. En effet :

F(S1) (S1 U S2) (S1 ∩ S2).

Il s’agit de remédier à un manque initial et d’améliorer, ipso facto, une situation frustrante causée par la disjonction de Viorne avec sa femme. L’objectif est atteint grâce à l’aboutissement heureux du PN principal, comme en témoignent ces exemples textuels :

« Bouvrette en était à son cinquième compagnon et Viorne n’avait pas

bougé quand elle lui tendit la main pour l’attirer et tous deux restèrent allongés sans un geste.

-Merci, lui murmura-t-elle »44.

« En effet, Bouvrette restait frappé que sa chair, à chaque séance

s’empressât de fuir, non que le spectacle à nouveau chevauché, contourné, où l’on prenait comme adieu une dernière caresse au hasard, lui parût monstrueux mais parce qu’elle avait hâte du tête à tête avec Viorne et qu’elle voulait poser sur lui, qui conduisait, une main de merci.

-Ai-je été bien ? demanda humblement Viorne et il prit l’habitude de poser cette question à laquelle Bouvrette répondait invariablement oui.

-Surtout au troisième. Au troisième, tu as été parfait »45 .

De la sorte, le protagoniste du récit vivait, sur le mode fantasmatique, la réalisation, par actants interposés, de ses désirs. Mécanisme de compensation, le fantasme naît de la rencontre contrariée du principe de plaisir (volonté de satisfaire ses désirs et demeurer, subséquemment, conjoint à Bouvrette) avec le principe de la

44 Daniel Boulanger, op. cit., p.611.

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réalité (sa propre impuissance). C’est ainsi que Freud définit ce phénomène crucial de notre vie psychologique en ces termes :

« Le fantasme est le royaume intermédiaire qui s’est inséré entre la vie selon le principe de plaisir et la vie selon le principe de réalité »46.

D’un point de vue stylistique, le lecteur ne peut s’empêcher de rapprocher le prénom féminin Bouverette de bœuf et de bovin, et de dégager, par déduction, la connotation sexuelle attachée au sémantisme de ces substantifs, voire la bestialité. Cette hypothèse de lecture est confirmée, à notre sens, par la présence de mâles, dans le passage ci-après :

« Petit à petit, Viorne s’enrichissait de tous les corps que sa femme recevait et non loin d’elle qui souffrait tous les bonheurs, que ce fût sur une table ou sur une marche, il en surveillait l’ardeur et parfois même la fouettait de petits mots gentils, de phrases ordurières, du simple prénom « ma Bouvrette ». Certains mâles lui laissaient tenir la main de sa femme, parfois même l’injuriaient à voix basse, par jeu, ou lui disait qu’il avait bien de la chance, détaché comme un Dieu »47.

A ce propos, dans son essai, Nasio insiste sur la vertu cathartique de la scène fantasmatique, fonction libératrice qui permet à l’occasion, à l’individu, de faire l’économie d’un déplaisir, générateur de traumatisme, santé mentale oblige :

« Heureusement pour nous et notre entourage, le loup vorace qui vit

inconsciemment en nous se tient tranquille tant que notre moi arrive à le distraire en lui projetant le film d’une scène de chasse réussie où il dévore son agneau »48 .

46 J.-D. Nasio, Le Fantasme – Le plaisir de lire Lacan, éditions Payot & Rivages, 2005, p. 11.

47 Daniel Boulanger, op. cit., p. 611.

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