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Axe de la communication

Dans le document Instantanés et destins (Page 88-94)

Destinateur Objet Destinataire Axe du désir

Adjuvant Sujet Opposant

Axe du pouvoir

Néanmoins, il est crucial de préciser que les rôles actantiels de l’adjuvant et de l’opposant ne jouissent aucunement d’une autonomie fonctionnelle, dans la mesure où leur existence est conditionnée par l’apparition de la quête du sujet, l’un intervenant pour la rendre aisée, notamment en lui fournissant les moyens pour y parvenir, et l’autre pour la contrecarrer, voire l’acheminer, éventuellement, vers l’échec. En conséquence de quoi, il est possible, voire préférable, de réduire le schéma susmentionné à trois positions actantielles fondamentales, l’adjuvant et l’opposant étant présupposés par la présence du sujet et la mise en œuvre de son PN, comme il vient d’être mentionné :

Axe de la communication

Destinateur Objet Destinataire Axe du désir

Sujet

Par ailleurs, dans son ouvrage fondamental Mensonge romantique et vérité

romanesque (Fayard/Pluriel, 2010), René Gérard révolutionne la critique littéraire,

en y développant, dans le premier chapitre du livre, la théorie du désir « triangulaire », et en proposant de réexaminer les grandes œuvres romanesques, à la lumière de cette théorie qui forme un système cohérent, pertinent et d’un rendement pédagogique et heuristique appréciable. L’ouvrage explique, en

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substance, que le sujet désirant, dans sa trajectoire (son chemin) vers l’objet désiré, rencontre immanquablement un médiateur qui le fait naître à son désir en le provoquant. Le sujet a beau adopter une attitude de protestation, en se défendant et en proclamant tout haut l’autonomie de son désir, il n’en demeure pas moins que celui –ci est étroitement tributaire de la présence et de la puissance génératrices ou suggestives du médiateur.

Cette entrée en scène inopinée du médiateur a pour effet d’annihiler le réel, et de provoquer, par là-même, la fantasmatisation de l’objet :

« Don Quichotte a renoncé, en faveur d’Amadis, à la prérogative

fondamentale de l’individu : il ne choisit plus les objets de son désir, c’est Amadis qui doit choisir pour lui. Le disciple se précipite vers les objets que lui désigne, ou semble lui désigner, le modèle de toute chevalerie. Nous appellerons ce modèle le médiateur du désir. L’existence chevaleresque est l’imitation d’Amadis au sens où l’existence du chrétien est l’imitation de Jésus-Christ »135.

Étant donné que nous concevons notre recherche, ou à tout le moins une partie de celle-ci, dans une perspective essentiellement sémiotique, ce positionnement théorique n’est pas pour nous empêcher d’examiner d’autres pistes, et de recourir, chemin faisant, à d’autres catégories conceptuelles susceptibles d’en consolider les analyses et de les approfondir. La théorie du désir triangulaire se situe, préférentiellement, sur le plan pathémique, celui des passions. Denis Bertrand note, à propos de ce vocable (ce néonyme, selon les linguistes) :

« Néologisme formé à l’aide de la racine pathos et du suffixe –ème, -émique.

Ce suffixe que l’on retrouve en linguistique dans "phonème", "sème", "sémème", etc. (et par extension en anthropologie dans "mythème") désigne

135 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Fayard/Pluriel, 2010 (1ère édition, Grasset et Fasquelle, 1961), p. 16.

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l’unité minimale de description d’un phénomène dans le champ de pertinence des sciences du langage. Le "pathème" est ainsi une unité sémantique du domaine passionnel. L’étude de la dimension pathémique du discours, complémentaire des dimensions pragmatique et cognitive, concerne non plus la transformation des états de choses (du ressort de la narrativité), mais la modulation des états du sujet, ses "états d’âme", cette dimension fait l’objet de la sémiotique des passions »136.

Dans nos analyses des nouvelles précédentes de Boulanger, nous nous sommes contenté de recourir à la sémiotique traditionnelle, comme instrument d’exploration heuristique, telle que pratiquée par l’École de Paris, cette sémiotique qui conçoit le personnage (actant et acteur) comme un élément fondamental, dans la syntaxe narrative, de l’univers du récit, et qui s’emploie à en décrire le parcours et le programme (PN). L’introduction, dans l’analyse, de la dimension pathémique se révèle cruciale, celle-ci constitue l’objet de la sémiotique des passions, étant donné que le personnage ne saurait être conçu exclusivement comme le support de l’action (en tant qu’actant), destiné uniquement à remplir un rôle au sein de l’histoire, et défini par celui-ci, mais également comme un être traversé par la passion, un lieu de l’éprouver. La complémentarité des deux dimensions apparaîtra un peu plus loin. D’un autre côté, il faut introduire une distinction essentielle entre deux formes de la médiation, dans le désir triangulaire : la médiation interne et la médiation externe où la distance qui sépare le médiateur du sujet désirant, quant à l’appréhension de l’objet convoité, s’avère d’ordre spirituel, intellectuel. De façon générale, les œuvres romanesques semblent illustrer ces deux types de médiation. Ainsi, à la première correspondent des textes comme Le Rouge et le Noir de Stendhal ou Madame Bovary de Flaubert, alors que la seconde catégorie conceptuelle est adéquatement et pertinemment illustrée par le célèbre Don

Quichotte de Cervantès, où la quête du personnage éponyme est placée sous

l’ombre tutélaire d’Amadis de Gaule, qui lui sert de modèle indépassable :

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« Ce n’est évidemment pas de l’espace physique que se mesure l’écart entre

le médiateur et le sujet désirant. Bien que l’éloignement géographique puisse en constituer un facteur, la distance entre le médiateur et le sujet est d’abord spirituelle »137.

Ainsi, dans la médiation externe, le sujet explicite l’objet de son désir et l’extériorise, il ne s’en cache pas. Point de dissimulation dans ce cas. Le modèle est ouvertement désigné du doigt, car toute rivalité éventuelle est déclarée nulle et non avenue, voire impensable :

« Le héros de la médiation externe proclame bien haut, la vraie nature de

son désir. Il vénère ouvertement son modèle et s’en déclare le disciple. Nous avons vu Don Quichotte expliquer lui-même à Sancho le rôle privilégié que joue Amadis dans son existence. Mme Bovary et Léon confessent, eux aussi, la vérité de leurs désirs dans leurs confidences lyriques »138.

En revanche, dans la médiation interne, il n’est pas rare que le sujet désirant dissimule la nature de son objet et déclare, ostensiblement, son hostilité à l’endroit du médiateur, sous prétexte que son désir est naturel, d’autant plus qu’il s’est manifesté bien antérieurement à celui de l’autre, et qu’en tout état de cause, il ne lui doit rien du tout. Nous sommes en présence d’un cas typique du renversement de la logique qui régit les passions :

« Dans la querelle qui l’oppose à son rival, le sujet intervertit l’ordre

logique et chronologique des désirs afin de dissimuler son imitation. Il affirme que son propre désir est antérieur à celui de son rival ; ce n’est donc jamais lui, à l’entendre, qui est responsable de la rivalité : c’est le

137 René Girard, op. cit., p. 23.

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médiateur. Tout ce qui vient de ce médiateur est systématiquement déprécié bien que secrètement désiré »139.

En somme, la théorie du désir triangulaire trouve sa parfaite illustration et sa manifestation, la plus accomplie, au sein de l’œuvre littéraire, comme si l’écrivain s’emploie à expliciter les mécanismes, ainsi que les ressorts secrets d’un phénomène passionnel, (pathémique, dirait le sémioticien), qui d’ordinaire, est, sinon vigoureusement combattu, du moins demeurant implicite dans les relations interindividuelles. En effet, dans leur vécu quotidien, les individus se défendent, parfois avec acharnement, de vouloir imiter, dans leurs élans effectifs, untel :

« Seuls les romanciers révèlent la nature imitative. Cette nature, de nos

jours, est difficile à percevoir car l’imitation la plus fervente est la plus vigoureusement niée »140.

Par ailleurs, dans son essai capital, René Girard introduit une distinction déterminante entre romantique et romanesque, qui définit deux attitudes ontologiques différentes, et révèle deux esthétiques, non moins divergentes :

« Nous réserverons désormais le terme romantique aux œuvres qui reflètent

la présence du médiateur sans jamais la révéler et le terme romanesque aux œuvres qui révèlent cette même présence. C’est à ces dernières que le présent ouvrage est essentiellement consacré »141.

En outre, l’analyse textuelle révèle une relation proportionnelle entre l’intensité du désir et la nature du médiateur : ainsi, plus grande est la valorisation de la figure du médiateur, plus intense et plus enraciné sera le désir :

139 René Girard, op. cit., p. 25.

140 Ibid., p. 29.

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« Le prestige du médiateur se communique à l’objet désiré et confère à ce

dernier une valeur illusoire. Le désir triangulaire est le désir qui transfigure son objet »142.

La citation précédente nous apprend que l’existence du médiateur est la condition sine qua non de l’émergence du désir, ou à tout le moins de sa survie et de son développement. Si ce tiers ne surgit pas sur la scène, il y a tout à parier que le désir a toutes les chances de ne point émerger : « Le tiers est toujours présent à la

naissance du désir »143.

Si, dans les œuvres classiques, le héros se contentait de l’imitation d’un modèle unique, auquel il s’évertue à ressembler de toutes ses forces, le roman contemporain multiplie les sources de l’imitation et la présence du médiateur s’y fait plus envahissante :

« L’imitation du héros contemporain est plus humble, plus écrasée et

comme paralysée par une terreur religieuse. La puissance de l’Autre est plus grande que jamais et nous allons voir qu’elle n’est pas limitée à un médiateur unique comme chez les héros antérieurs »144

La présence visible, affichée, du médiateur agit souvent à la manière d’un catalyseur, pouvant provoquer la naissance du désir enfoui en nous, comme si l’éclosion n’attendait que cette présence génératrice pour naître au monde et voir le jour :

« A sa naissance, c’est-à-dire à la source même de la subjectivité, on trouve

toujours l’Autre victorieusement installé. La source de la "transfiguration"

142 René Girard, op. cit., p. 31.

143 Ibid., p. 35.

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est bien en nous, mais l’eau vive ne jaillit que lorsque le médiateur a frappé le roc de sa baguette magique »145.

Il arrive parfois que le médiateur se substitue, chez le sujet désirant, à l’objet convoité. Sa proximité a, alors, pour conséquence la diminution de la valeur attachée à l’objet :

« A mesure que le médiateur se rapproche, son rôle grandit et celui de

l’objet diminue. Dostoïevski, par une intuition géniale, installe le médiateur sur le devant de la scène et repousse l’objet au second plan »146.

Dimension pathémique et désir triangulaire seront au centre de nos préoccupations, dans l’analyse des deux nouvelles qui suivent. Ces deux outils heuristiques, dont la complémentarité, à notre sens, n’est plus à démontrer, témoignent de la rencontre fructueuse, et d’un rendement pédagogique certain, de la sémiotique narrative et de la théorie de René Girard.

Chapitre VI : Analyse de la nouvelle Une place de rêve

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