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La figure de cire ou l’ancêtre comme substitut du père

Dans le document Instantanés et destins (Page 171-178)

Sous le contenu manifeste de la nouvelle, il convient de décrypter un contenu

latent (pour emprunter à la terminologie freudienne), qui ne se donne pas immédiatement à la lecteure, mais n’en structure pas moins, en profondeur, la signification, conférant au récit un éclairage novateur.

Il s’agit, à notre sens d’une formation substitutive, qui donne à la figure du double une présence concrète au monde (textuelle, bien entendu), mais n’en révèle pas moins, en même temps, l’extrême fragilité, voire la menace, bien présente, de disparition.

A l’image traditionnelle et imposante du père, à la fois, culpabilisante et castratrice, se substitue, dans le texte de Boulanger, l’imago de l’ancêtre, de l’archétype. Ainsi, Mordal, le directeur du théâtre, vient-il veiller la statue de son grand-père, le substitut de son père. Ceci corrobore le sentiment de culpabilité vis-à-vis d’un parent, injustement décapité, mais en révèle, en même temps, le complexe de castration :

« -Mordal ! dit Suchard comme mon pauvre ami à qui on a coupé la tête

pour un crime qu’il n’a pas commis ! Ah, ils sont forts, ces messieurs pour le réhabiliter dix ans après ! Le drame du siècle, dit l’écriteau. L’avez-vous lu, au moins ? […]

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-Oui, dit Mordal, je viens passer avec lui tous les réveillons depuis quarante ans que le musée existe »273.

La nouvelle se distingue par une mise en scène d’une relation singulière avec l’archétype. Le lien avec l’image de l’ancêtre ne peut perdurer qu’à la condition expresse de demeurer voilée. L’obscurité de la nuit est le garant de la perpétuation de cette image, de cette situation :

« -Je suis le petit-fils de Mordal ! Chaque Saint-Sylvestre, je passe la nuit

avec lui, ici, au jour anniversaire de sa mort »274.

Cependant, cette relation avec l’ancêtre se trouve, au sein du récit, doublement menacée, en raison de sa vulnérabilité constitutive. Mais lorsque le gardien du musée découvre Mordal au pied de la statue de son grand-père, la terrible virtualité s’actualise :

« Vous ne m’avez jamais pris, ni votre prédécesseur, mais je vieillis et je

m’endors comme un enfant. Vous ne direz rien, n’est-ce pas ? »275.

C’est dire que la relation, encore que fragile, durait tant que le secret n’a pas été éventé. Mais le jour où l’événement, tant craint, advient la situation n’est plus la même qu’auparavant. A cela s’ajoute une autre menace, autrement plus grande, qui pèse sur ce lien et menace d’en saper les fondements. Il s’agit, en l’occurrence, de la cire, la matière dont est constituée la statue : matière d’une extrême malléabilité, qui fond aisément sous l’effet du feu, comme le secret à la lumière du jour. Pour durer, elle a besoin d’être éloignée, d’être mise à l’abri, en permanence, de toute éventuelle source de chaleur. C’est pourquoi, le secret de la visite, afin de perdurer, doit faire l’objet d’un compromis : le gardien du musée taira le secret, mais à la

273 Daniel Boulanger, op. cit., p. 179.

274 Ibid., p. 180.

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condition d’assister, chaque soir, à une représentation du théâtre de marionnettes. Scénario qui n’est pas sans rappeler la pulsion ou le désir inconscient, qui pour être admis dans le champ de la conscience, est impérativement soumis à une formation de compromis, qui en le soumettant à certaines opérations préalables (déplacement, condensation, élaboration secondaire, entre autres), en rend l’apparition admissible : le fantasme, le rêve, le lapsus, etc.

Chapitre XVI : La dualité spéculaire dans Au milieu de l’été

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(in Le chemin des caracole)

La nouvelle met en scène une femme qui vit seule, dans la nostalgie d’un passé

révolu. Ce qui est notable, au sein de ce récit, c’est la présence d’un miroir, dans lequel se contemple souvent le personnage féminin. Le motif du miroir permet ainsi la cristallisation et l’expression textuelle du thème du Double. Nous avons affaire, dans ce cas de figure, à une forme de dualité de type spéculaire, mettant en présence , mais aussi en contraste, voire en opposition, au sein du même chronotope, le présent vécu par Madeleine, et le passé que figure l’image ou le reflet dans le miroir. C’est, à notre sens, une autre forme de dualité qui s’illustre dans cette nouvelle et enrichit par un nouvel aspect une problématique classique.

La présence insistante du miroir pose l’incontournable question de la dichotomie du même et de l’autre, de l’identité et de l’altérité. En effet, l’évocation du reflet (dans le miroir, par ex.) est très ancienne, et remonte aux temps reculés. Que l’on songe au Narcisse de la mythologie grecque, le célèbre éphèbe, qui s’éprend de sa propre image (allégorie de l’amour impossible), mais qui finit tragiquement par se noyer.

Dans la nouvelle qui constitue l’objet de la présente étude, le récit débute, in

medias res, par la scène du miroir. Madeleine Taurenvaque, la protagoniste, se

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contemple dans son miroir qui lui renvoie sa propre image, première manifestation du double :

« Madeleine Taurenvaque redressa la tête et se vit dans le miroir, devant la table qu’elle avait dressée en l’honneur de son cinquantième anniversaire. Dans le cadre de bois noir à baguettes de cuivre elle fixa d’abord ses yeux, d’un bleu glacé, puis sa chevelure qu’elle coupait elle-même tous les mois, puis son col ouvert jusqu’à sa poitrine heureuse et qu’ornait une croix d’argent. Derrière elle son regard parcourut les fleurs du papier peint, quitta le mur où le portrait de ses parents penchait dans un ovale de bois et revint à la garniture de la nappe où des pois de senteur ressemblaient à une corbeille de papillons »277 .

Dans le passage précédent, le narrateur adopte une perspective interne (la focalisation externe) : la scène décrite passe par la conscience focale du personnage, comme en témoignent les marques linguistiques de la perception. A ce propos, Alain Rabatel, critiquant la tripartition genettienne (focalisation zéro/focalisation interne/focalisation), propose de distinguer le point de vue du narrateur et un autre imputable au personnage, et note à ce propos :

« Le PDV apparaît lorsque quelque chose est perçu et/ou interprété (ce qui présuppose une activité de perception et un sujet qui s’y livre), et surtout lorsque cette perception est représentée. Toutefois, les éléments de la structure abstraite du PDV sont loin de fonctionner de conserve et dans l’ordre canonique »278.

Par ailleurs, l’isotopie lexicale du regard (cf. vit ; fixa ; yeux ; regard), dans cet extrait, vient doubler, à la manière d’une redondance, le thème du double, afin de mettre en exergue l’ocularisation ou la spectacularisation de la scène décrite.

277 Daniel Boulanger, « Au milieu de l’été », in Nouvelles II, Paris, Gallimard, NRF, 2001, p. 35.

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Le motif du miroir revient de façon obsédante, comme pour souligner davantage la scène spéculaire de la dualité du personnage :

«…quand ses yeux revinrent au miroir, sérieux et grands ouverts. C’était la

première fois qu’elle se conviait à pareille fête et son reflet en restait interdit. »279 .

Fonctionnant à la manière d’un articulateur, ou mieux encore d’un embrayeur, le miroir assure et maintient le lien organique unissant passé et présent, et rappelant à la mémoire (textuelle) la dualité fondamentale de la protagoniste. L’image reflétée dans la glace permet de concrétiser ce voyage vers le passé et l’affluence des souvenirs à la surface de la conscience. Cependant, afin de mettre en valeur l’altérité foncière de cet alter ego (le double), le narrateur use d’un lexique approprié, destiné à souligner davantage la distinction entre la Madeleine Taurenvaque actuelle, telle qu’elle se présente au lecteur, et celle qu’elle fut autrefois, mais qu’elle n’est plus aujourd’hui. Ainsi est dépeinte l’altérité :

« La créature du miroir s’en allait à reculons, repassait les jours, les rues,

les robes, toutes les dépouilles qui avaient honoré ce corps superbe et stérile »280.

Il est remarquable de noter que, dans le passage précité, l’emploi de l’oxymoron (superbe et stérile) a pour finalité de surdéterminer cette opposition, ou mieux encore cette dichotomie ontologique passé/présent. Le recours à la mémoire (les souvenirs) permet au personnage féminin d’établir un parallèle implicite entre la plénitude d’une existence antérieure et la vacuité de la vie présente :

« Au détour d’un bois, Madeleine tomba une nouvelle fois sur un bûcheron

qui lui souriait, puis sur le fils des engrais Dubucq qui la suivit plus de six

279 Daniel Boulanger. Op. cit., p. 46.

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mois dans le jardin public, sur un nommé Pierre qui lui avait envoyé une collection de cactus et sur l’élégant ingénieur des Ponts et Chaussées, un Parisien celui-là qui était venu pour la construction du souterrain de la gare. Nets, avec toutes leurs dents, tous venaient vers elle, lui envoyait un dernier sourire et disparaissaient dans une charmille vaporeuse qui sentait bon, un peu sucrée, un peu trop douce »281.

Il est à noter que l’adverbe intensif trop vient mettre, par antiphrase, un bémol dans la charmante évocation du passé par Madeleine. Peut-être, convient-il d’attribuer cette évaluation au narrateur qui, de la sorte, marque sa distance par rapport à l’implication subjective du personnage. A la page 47, la récurrence du motif du reflet vient corroborer, si besoin est, l’importance de la dimension duelle du personnage. Ce motif constitue le fil assurant le lien organique entre les deux temporalités exclusives, le passé et le présent :

« …le reposa sur la nappe et regarda la bouteille de champagne. […] Ne vaut-il pas mieux alors que ce reflet ait ses propres volontés et que l’on s’y plie ? »282.

Bien que conduit à la troisième personne, en régime hétérodiégétique, le récit cède parfois la place (délégation de la compétence discursive) à la parole proférée par la protagoniste, en discours direct. Cette polyphonie énonciative montre l’organisation hiérarchique des paroles, au sein de la diégèse. Dans l’extrait suivant, Madeleine Tourenvaque évoque la dimension dualiste, constitutive de son existence :

« Peut-être restera-t-il ici désormais, dans cette maison trop grande pour

une femme seule, que beaucoup voudraient acheter, mais que je ne quitterai

281 Daniel Boulanger, op. cit., p. 36.

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jamais ? J’y suis née. Je l’ai peuplée de fantômes, et tout à l’heure je lui ferai l’honneur d’un homme en chair et en os »283.

L’autre facette du dédoublement qu’éprouve le personnage se situe sur le plan psychologique, en l’occurrence celui des apparences et des simulacres :

« Il lui semblait qu’un autre agissait à sa place. […] Taurenvaque sourit.

Cette fois la grande bouche amère lui répondit. Toutes ces dents éclatantes ! D’un doigt, elle roula l’une de ses boucles sur son front et sortit par le corridor où midi faisait éclater les culs de bouteille du vasistas »284 .

Par ailleurs, la dimension duelle du personnage est entérinée par la mention textuelle du double, qui tout en manifestant cette expérience paradoxale de l’identité/altérité, ne corrobore pas moins l’hypothèse d’une certaine vacuité ontologique, dans le vécu de Madeleine, que vient contrebalancer cette apparition du double :

« En rentrant chez elle, Madeleine Taurenvaque rapprocha la table du miroir, fit sauter le bouchon et leva son verre. Son double était grave. Elle le vit qui buvait en la regardant, qui vidait une nouvelle coupe, encore une autre, et qui tendait enfin à bout de bras la dernière goutte de la bouteille. Le cristal sur le miroir fit un bruit de clochette et Madeleine se demanda un instant quelle était cette femme sérieuse qui lui faisait face, puis elle se mit à rire »285.

Au sein de la nouvelle, le dualisme a ceci de particulier qu’il affecte la plupart des composantes du récit : les personnages, en premier lieu. A telle enseigne que le phénomène spéculaire, dans la nouvelle qui nous occupe présentement, s’impose de manière remarquable :

283 Daniel Boulanger, op. cit., p. 36.

284 Ibid., pp. 36-37.

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« On est frappé en effet, à examiner l’ensemble du corpus de la nouvelle, de

constater quelle est l’importance des phénomènes de mise en miroir et avec quelle impérieuse nécessité les personnages y sont amenés à paraître aux côtés de leurs répliques analogiques. Il semble bien que s’exerce là une des lois du genre »286.

En outre, la dualité actancielle peut s’incarner dans le cas de figure du couple homosexuel. Ce qui constitue l’objet de notre prochaine analyse.

Chapitre XVII : La dualité homosexuelle dans Encore un soir de

Dans le document Instantanés et destins (Page 171-178)