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Narration et dualité

Dans le document Instantanés et destins (Page 163-168)

Chapitre XIV : Figure du double dans Vieillesse d’Abel et Caïn (Vessies et lanternes)

XIV.2. Narration et dualité

« Le nom est "parlant" : il énonce la personne qui le porte en lui assignant

un rang, des qualités, en déclarant d’un point de vue ou d’un autre ses qualités (supposées ou non) ; il procède d’un choix, qui marque déjà les modes et les désaffections successives dont il est l’objet. […] La nomination, à quoi qu’elle s’applique, rentre dans un usage et s’y plie ceux-là qui l’adoptent. C’est par conséquent le système qui dispense le nom et c’est sur ses valeurs que ce dernier fonctionne »256

La convocation de l’intertexte biblique obéît ici à une intention parodique, comme nous le verrons dans la suite de l’étude.

XIV.2. Narration et dualité

La narration offre un cas de figure atypique, et peut de surcroît surprendre, en

cela qu’elle mêle les deux situations narratives décrites et théorisées par Genette, dans Figures III, une narration hétérodiégétique, menée à la troisième personne et caractérisée par l’extériorité du narrateur par rapport au récit, présentant les acteurs ;

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et une narration homodiégétique, au sein de laquelle se réalise le syncrétisme entre le narrateur et le personnage, et qui se fait à la première personne. A ce propos, deux passages, situés à des endroits différents de la diégèse, le montrent :

« A l’inverse de son frère, le général, homme d’une seule pièce, qui n’avait

connu dans ses garnisons que le même bureau sur les mêmes cours et fenêtres pour se retrouver dans les moments de détente… »257.

« Moi, j’étais cassant et pur, avec une lame en feuilles de nacre, pareille à la

tranche d’un os de seiche. Je restais des heures dans le soleil »258.

Il convient de noter que la dualité s’inscrit doublement au sein de cette nouvelle de Boulanger. D’abord, grâce à l’organisation narrativo-thématique, qui conjugue, comme nous venons de le voir, deux situations narratives (hétéro- et homodiégétique) qui, logiquement, sont exclusives l’une de l’autre, et narrativement incompatibles ; ensuite, sur les plans actantiel et thématique, par la mise en scène de deux frères, dont les tempéraments s’avèrent antinomiques, du moins d’après les premières données textuelles, encore qu’il y ait une certaine complémentarité entre les deux figures, qui apparaît, en particulier, au terme de la nouvelle. Donc, le dédoublement opère, dans le récit, sur deux plans.

Dès l’incipit, le narrateur ne manque pas d’introduire l’opposition morale qui particularise les personnages, en usant notamment de l’expression adversative « A

l’inverse de ». Il brosse, selon un principe de sélection et de fonctionnalité propre au

genre bref, une rapide éthopée (portrait moral, selon la tradition rhétorique) de chacun d’eux, et qui le distingue de l’autre. Ainsi, la constance de l’un contraste avec la vie aventureuse de l’autre :

257 Daniel Boulanger, op. cit., p. 197.

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« À l’inverse de son frère, le général, homme d’une seule pièce, qui n’avait

connu dans ses garnisons que le même bureau sur les mêmes cours et fenêtres pour se retrouver dans les moments de détente au milieu des mêmes notables dans un salon qui ressemblait au précédent comme un baisemain à un baisemain. Georges Granloup, au déclin de l’âge, ne dormait pas, mais songeait à sa propre vie hasardeuse et diverse. Repassant dans son cœur les formes qu’il avait prises et les villes qu’il avait habitées, il se sentait inconsistant et peu fier de ne pouvoir donner à Dieu qui l’attendait pour les comptes un bilan équilibré, comme son frère allait en offrir un »259.

Le parallèle entre les deux hommes se poursuit, qui insiste davantage sur les différences qui les séparent. La narration hétérodiégétique reprend alors ses droits, sans acte signé cependant :

« Autant que Georges remontât les jours, son frère avait été de marbre et lui

de poudre, et il fallait que le dur l’emportât, pensait-il, puisqu’il continuait à envier le général qui, lui, semblait ignorer son cadet »260.

Tout semble départager les deux frères et les opposer. Il en est ainsi de la marche irrémédiable du temps qui, à cause de ses marques irréversibles et indélébiles, impose ses outrages à l’un, feignant d’épargner l’autre :

« Je ne modifiais donc pas mes sentiments à son égard, qui restaient

d’admiration et d’un peu d’envie. Comment faisait-il ? Où logeait-il ses inquiétudes dans ce corps sans défaut et cet uniforme sans plis »261.

Dans un autre passage de la nouvelle, le peintre, dans sa tentative d’approfondir l’introspection et la peinture psychologique qu’il entreprenait de lui-même, met en

259 Daniel Boulanger, op. cit., p. 197.

260 Ibid., p. 197.

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avant sa propension à l’autonomie, l’absence de calcul et toute remise en question de ses actes.

Ainsi, au goût affiché pour l’ordre et l’organisation toute militaire du général, répond l’existence tout en contraste de Georges, empreinte de tumulte et de hasard. Celui-ci se plaît à remonter le cours du temps, forçant sa mémoire à livrer ses secrets enfouis afin de relater une vie déréglée, attentive cependant aux nuances que comportent les choses et les êtres, à la manière d’une palette de peintre, alors que celle de son frère, offrant une apparence monolithique, s’avère bâtie sur des normes inchangées :

« Voilà une différence notable avec mon frère. Il ne pensait qu’à son ordre

et ne serrait sous le bras qu’une étroite grammaire dont les règles étaient valables de la cave au grenier et d’est en ouest. Je suis sûr qu’il ne vit jamais qu’une seule et même chose : tel effectif sur tels rangs. Il ne gagna jamais de bataille, certes, mais en avait-il besoin ? J’envie son repos. Sans doute ne mettrai-je jamais les pieds sur le chemin de la sagesse. Il est trop tard et l’âge ne m’a rien appris »262.

Néanmoins, les deux protagonistes du récit, au soir de leur vie, prennent conscience qu’ils partagent un point commun, même s’ils avaient parcouru des chemins discordants. Ilsétaient demeurés célibataires :

« Nous n’avons qu’un point commun, le général et moi : nous sommes restés

vieux garçons. Mais que d’épouses a-t-il refusées ! De mon côté, aucune dame ne montrât jamais qu’elle voulut se lier à moi pour le meilleur et le pire. C’était toujours pour le meilleur et ce gredin ne dure pas »263.

262 Daniel Boulanger, op. cit., pp. 201-202.

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Par ailleurs, la manifestation linguistique et textuelle de la dualité pose immanquablement la problématique de l’identité et de l’altérité, comme les deux aspects réciproques d’une réalité biface. C’est dire que l’expérience de l’identité ne s’éprouve que dans son rapport inéluctable à l’altérité, expérience, somme toute fondamentale et fondatrice de l’unicité de l’être. Le moi ne prend conscience de son unité et de sa différence que lors de sa confrontation avec ce qu’il n’est pas, le non-moi, l’Autre. A cet égard, le cas des deux principaux personnages de cette nouvelle se révèle exemplaire :

« Je me disais pour me consoler que j’étais plus vif en couleurs, ce qui est

naturel pour un peintre, que les femmes (qui m’ont toujours fait besoin) tournaient la tête plutôt vers moi que vers lui »264.

A la page 204 du récit, la mention textuelle du double se fait explicite, et vient à point nommé corroborer l’hypothèse d’une dualité, somme toute paradoxale, construite autour de l’antinomie et de la complémentarité des deux êtres :

« Trop tard ! Regarde les vêtements qu’il porte à présent. Quelle dérision

que l’apparence ! On dirait mon double. Ah, tu n’étais pas fait pour le civil ! »265.

Il aura fallu l’imminence de la séparation et de la douleur pour que la façade, ayant longtemps servi de rempart, s’écroule, s’évanouisse, découvrant la fragilité des sentiments et le vacillement des certitudes, permettant aux êtres de se rejoindre dans une communion fraternelle, que vient rehausser la compassion :

« Le général qui somnolait et qui n’avait pas ouvert la bouche depuis des

années s’est mis à trembler, tandis qu’une larme roulait sur sa joue. […] Georges se sentit vaciller. Son frère se démasquait tout à coup, lui

264 Daniel Boulanger, op. cit., p. 202.

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ressemblait jusque dans la voix, le manœuvrait sur son propre terrain.-Alors la nuit s’installait en plein jour, mais tu ne peux pas comprendre, ajouta le général en se refermant sur un ton sec »266.

Chapitre XV : Analyse de la nouvelle Les fêtes

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(in Vessies et

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