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Manifestations hypertextuelles et interactives

5. Webdocumentaires et webséries

Notamment produits par Télé-Québec, ou encore Arte et l’ONF, de nombreux webdocumentaires et webséries se retrouvent sur des plateformes qui possèdent un volet interactif. Qu’ils se rangent du côté de la fiction ou du documentaire, plusieurs exemples contemporains offrent un volet interactif qui convoque une posture spectatorielle à la fois fascinante et problématique. Certes, quelques-unes de ces œuvres optent pour le mode épisodique qui permet d’offrir un déploiement plus vaste qu’au cinéma, mais force est d’admettre que ces deux formes culturelles possèdent une connivence certaine. Le spectateur a ici une réelle incidence sur le récit, qu’il peut visionner où il le souhaite. Il est par ailleurs intéressant de constater que la posture spectatorielle, dans un webdocumentaire, prend un nouveau sens avec l’interactivité : « Selon les cas, l’internaute travaille le matériau documentaire à la façon parfois d’un monteur, d’un enquêteur, d’un réalisateur, et même d’un cadreur grâce à des systèmes de caches mobiles. Autrement dit, par le moyen de l’interactivité […] l’ancien spectateur se dédouble, voire se démultiplie pour occuper plusieurs places possibles, et ainsi peut-être épouser autrement le projet émancipateur de la veine documentaire » (Amato 2016, p. 210).

Il s’agit d’une forme narrative et interactive qui répond en partie aux espoirs qui nourrissaient le cinéma interactif des années 1990. Pour Étienne-Armand Amato, qui en commente les usages, « au sein d’un webdoc, la proportion de flux audiovisuel reste majoritaire. Pourtant, à l’usage, on prend goût à flâner d’écran en écran, de textes en images, délaissant les vidéos pour pratiquer une navigation d’un type assez rare pour être remarquée, un ‘surf scénarisé’. […] Face à la désorientation du Web, qui s’il n’est pas infini reste

incommensurable pour un simple mortel, il se donne à découvrir comme un espace cohérent et privilégié » (2016, p. 209). Les balises, précédemment mentionnées au sujet des hyperfictions, trouvent ici une certaine matérialisation. Pour Stefano Odorico, ces webdocumentaires proposent aux utilisateurs d’interagir avec le documentaire, en traversant une base de données et en étant cognitivement engagés :

These types of documentaries demand the audience’s participation and interaction and, most of the time, are made by different layers in which various modes of view are present. Interactive documentaries use a fixed model to organise their data in a perceived digital space and invite the audience to move through this data space and explore the documents provided. As a result, equivalents to calssic continuity editing are almost absent in interactive documentaries and fragmentation is dominant. The audience moves through the material and gains access to the information through participation in the digital space, thus interacting with the documentary and becoming cognitively engaged (2016, p. 216).

Ces objets hybrides, entre le jeu vidéo, le film narratif classique et l’hyperfiction, remixent les notions d’interactivité et d’engagement du spectateur. Peut-être que le cadre institutionnel strict – dans une salle de cinéma et avec un dispositif intégré à même les sièges – n’était pas favorable au déploiement de l’interactivité au cinéma. L’expérience personnelle, moins encadrée et individuelle que représente le webdocumentaire – plus proche de l’hypertexte de fiction et du jeu vidéo, en somme – est probablement plus appropriée pour le déploiement d’une forme d’interactivité intégrée à un récit. Or, certains écueils peuvent tout de même être rencontrés, notamment cette impression de piétinement ou d’errance, avec laquelle la fiction hypertextuelle était déjà familière.

Dépassant le cadre des webséries et des webdocumentaires, la compagnie Interlude propose un logiciel gratuit permettant de créer des films interactifs, notamment des vidéoclips.

En 2016, à Montréal, au Festival du Nouveau Cinéma, le film interactif Late Shift était présenté comme the « World’s first cinematic interactive movie », ce qui n’est pas tout à fait exact. Or, celui-ci renouait, contre toute attente, avec le dispositif du film interactif des années 1990. De plus, l’installation The Source (Evolving), présentée au festival de Sundance en 2014, proposait une expérience immersive où le spectateur déambule dans un pavillon circulaire de 2000 pieds carrés, entouré de six projections en boucle. Lorsque le spectateur se déplace vers l’un des écrans, le son de celui-ci est mis en évidence. L'intention du concepteur est de permettre au spectateur de créer son propre récit en se déplaçant à travers l'espace non médiatisé et non filtré, de sorte que chaque visiteur découvre les écrans dans un ordre légèrement différent.

Finalement, un autre cas de figure attire notre attention : HBO Imagine. Cette installation en forme de cube gigantesque s’est tenue dans quelques grandes villes américaines. Chaque côté du cube présente une projection différente. Ce récit choral, présenté en quatre parties distinctes mais intrinsèquement liées, propose quatre points de vue de la même histoire. Au final, ce n’est qu’après avoir tout vu que le spectateur possède toutes les informations et peut comprendre objectivement ce qui s’est passé. Même si l’interactivité est ici limitée au déplacement du spectateur autour du cube, il s’agit d’une proposition qui défie le récit linéaire classique.

Figure 6. HBO Imagine à New York

Voilà quelques exemples, en vrac, qui témoignent de la survivance d’une forme d’interactivité au cinéma, via des dispositifs très variés. Ces œuvres ne façonneront probablement pas le futur du cinéma, mais elles manifestent une certaine ingéniosité. Au final, après une difficile rupture, l’interactivité et le cinéma ne sont pas nécessairement irréconciliables. À cet effet, le film choral propose un compromis avantageux qui justifie possiblement sa popularité croissante depuis la fin du XXe siècle.