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Vers un nouveau type de spectateur

1. La société en réseau

1.1. Un nouvel ordre qui bouleverse la hiérarchie traditionnelle

En résumant très succinctement la conception du réseau telle que véhiculée par Castells, Felix Stalder propose l’explication suivante : « In Castells’s theory of the network society, a network is always an informational network. It is an enduring pattern of large-scale interaction among heterogenous social actors coordinating themselves through electronic information flows » (Stalder 2006, p. 183). Dans un monde où pratiquement plus personne n’est isolé, car toujours en relation avec un autre – et cela est encore plus vrai depuis l’arrivée d’Internet – un renversement des pouvoirs s’opère. En effet, comme le soutient Thomas Hylland Eriksen dans son ouvrage à propos de la globalisation : « while the most powerful person in a hierarchy could be located to the top of a pyramid, the most powerful person in a network is the spider, the one to whom everybody has to relate, who knows everybody and can coordinate activities. In other words, the greatest personal capital in a network society belongs to the best connected person » (2007, p. 71). Puisque la notion de réseau affecte les relations de pouvoir, la personne la plus importante n’est plus nécessairement celle qui est au sommet de la pyramide, mais celle qui est la mieux connectée. Pour reprendre la comparaison développée par Eriksen, l’araignée qui tisse la toile la plus étendue sera dominante. Ce pourquoi les rapports de force dépendent de certains agencements :

Grâce à la notion de réseau, on peut savoir comment un point, qui était isolé, devient un point qui contrôle un grand nombre d’autres points, qui devient un lieu de pouvoir. On peut suivre à la fois la composition du pouvoir et sa décomposition. Il n’y a pas de point qui soit faible ou fort par nature, qui dispose ou non de ressources, mais il y a simplement des assemblages, des arrangements, des constructions, des configurations qui font qu’un point devient fort ou devient faible (Callon et Ferrary 2006, p. 37).

La hiérarchie traditionnelle se réorganise selon une perspective nouvelle, où l’on s’intéresse davantage aux assemblages et aux configurations : aux réseaux, en somme. Cette idée n’est pas sans rappeler le concept de rhizome, tel que développé par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux : « Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, [...] sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états » (1980, p. 32). Cet ouvrage paru en 1980, soit bien avant la propagation d’Internet, démontre qu’une pensée en réseaux propre aux systèmes acentrés était déjà engagée. Il illustre aussi qu’un concept opérationnel comme celui du rhizome dépasse les limites technologiques du réseau informatique. C’est par ailleurs ce que nous avons veillé à démontrer dans cette thèse ; même si elle se concentre sur un contexte sociotechnique précis, elle explore de nombreuses manifestations du réseau avant l’arrivée et au-delà d’Internet.

C’est ainsi que nous pourrions remonter bien plus loin que les années 1980, avec l’expression polyphonique en musique et en littérature, comme nous l’avons abordé au chapitre 1. Corolairement, mais dans un domaine différent, Henri de Saint-Simon, à l’aube du 19e siècle, s’intéressait déjà aux réseaux : « La naissance du concept moderne de réseau, en tant qu’il permet de concevoir et réaliser une structure artificielle d’aménagement de l’espace et du temps, voire de duplication du territoire, inscrite dans un dispositif technique de

communication (télégraphe ou chemin de fer), est contemporaine de l’œuvre de Saint-Simon, entre 1800 et 1820 » (Musso 1997, p. 31). Cette philosophie des réseaux a donc été attribuée à la base à Saint-Simon :

[...] le réseau recouvrait tout d’abord une dimension économique et politique (le réseau comme infrastructure technique participant de la production des richesses), qui reste aujourd’hui assurément encore vive ; le réseau était par ailleurs envisagé par Saint-Simon dans son versant plus social (le réseau comme vecteur de liaisons et de solidarités à l’intérieur du corps social), difficilement prégnant aujourd’hui ; enfin, le réseau recouvrait une dernière dimension, précisément épistémologique (avènement de nouvelles formes pour la compréhension du monde) (Julia 2014, p. 4).

L’auteur souligne que la dimension épistémologique a quelque peu été évacuée lorsque la notion de réseau était convoquée dans les discours par la suite. Julia suggère que Deleuze et Guattari, avec le concept du rhizome, ont repris cette dimension afin de mieux comprendre le monde et ses dynamiques sociales.

Dans la société en réseaux – sorte de manifestation sociale du concept de rhizome – de nouveaux agencements, parfois spontanés, créent de nouveaux lieux de pouvoir. Il s’agit d’un

mode d’organisation qui, selon Isabelle Compiègne, dirige la société numérique et qui « s’appuie aussi sur le déploiement d’un dispositif sociotechnique : le réseau. Son étude

historique montre l’importance qu’il a prise à la fois en tant que paradigme et en tant que couverture toujours plus large de la réalité comme mode d’organisation spatiale et sociétale » (2011, p. 8).

Avec l’avènement de la société en réseaux, telle que théorisée par Castells, un nouvel ordre social1 s’installe peu à peu. Il s’agit d’un contexte particulièrement fécond dans lequel se transforment l’économie mondiale et les relations de pouvoir, qui – même si elles conservent une part hiérarchique – ne peuvent plus ignorer le pouvoir des réseaux, notamment dans la sphère communicationnelle. Rejoignant en partie les idées de Castells, Isabelle Compiègne, s’intéressant à ce qu’elle appelle la société numérique, affirme que l’avènement de celle-ci « n’est crédible que si les avancées technologiques rencontrent un projet politique impliquant des changements de modèles culturels et sociaux notamment. Or, de nombreux faits indiquent cette conjonction. Globalement, on assiste à une mise en réseaux progressive et généralisée de la société liée à l’apparition d’un nouveau mode de développement informationnel. Ce réseautage a été rendu possible par l’invention d’Internet [...] » (2011, p. 10). Internet a donc eu un rôle déterminant et crucial à jouer, mais grâce à une conjecture sociale, culturelle et politique particulière qui a contribué à ce changement de paradigme affectant les formes et les modèles de l’industrie du divertissement.

Depuis l’apparition prophétique d’Internet, de nombreux auteurs ont employé l’expression « révolution Internet ». Même si cette expression ne devrait pas être galvaudée mais plutôt relativisée, n’en négligeons pas pour autant l’impact : « It seems passé today to speak of "the Internet revolution". In some academic circles, it is positively naïve. But it should not be. The change brought about by the networked information environment is deep. It is structural. It goes to the very foundations of how liberal markets and liberal democracies

1 Un nouvel ordre social – l’ère de l’information – qui fait suite à l’ère agraire puis l’ère industrielle (étudiée par

have coevolved for almost two centuries » (Benkler 2006, p. 2). Ainsi, le changement provoqué par Internet est profond et affecte les structures mêmes de la société et – c’est ce que nous soutenons – les œuvres chorales qui intègrent désormais de façon naturelle la dynamique du réseau.