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1.1 « A Democrat Shot J.R »

6. Une complexification des récits

6.1. Rythme accéléré, récits entrecroisés

Un très bel exemple de série complexe se trouve du côté de HBO – qui a par ailleurs grandement contribué à proposer des émissions de qualité – avec la très populaire série Game

of Thrones. Diffusée à partir de 2011, celle-ci est une adaptation de la série de romans A Song of Ice and Fire, écrite par George R. R. Martin. Notons que les romans possédaient déjà cette

chaque chapitre. L’histoire est campée sur le continent de Westeros, une terre imaginaire ayant pour capitale Kings Landing, où les jeux de pouvoir entre les différentes familles mènent à de nombreuses morts surprenantes qui affectent les alliances dans le royaume. Pratiquement chaque épisode présente de façon alternée les histoires parallèles des différents personnages principaux. Au fil des saisons, il arrive même que des personnages secondaires deviennent principaux.

L’épisode sur lequel nous avons choisi de nous attarder s’intitule Fire and Blood (S01E10), le dernier de la première saison. De multiples histoires sont présentées simultanément en alternance ; une structure à laquelle le spectateur est désormais habitué. Dans l’épisode précédent, Eddard Stark est condamné à mort et nous assistons désormais aux répercussions de cet événement. Bran, à Winterfell, a une vision lui montrant son père ; le jeune et détestable roi Joffrey tourmente Sansa ; Robb, qui vient de capturer Jaime Lannister, tient un conseil de guerre en compagnie de sa mère, Catelyn Stark, et devient le roi du Nord ; Tyrion Lannister retourne à la capitale ; Daenerys survit au bûcher et ses dragons naissent ; Jon Snow, à Castleblack, veut venger son père mais se fait persuader de rester au Nord ; Aria est déguisée en garçon et quitte la capitale. Tous ces événements préparent la saison 2 et terminent la saison 1 de manière conséquente.

Tableau V. Répertoire des scènes dans l’épisode Fire and Blood

Ce tableau présente, pour une dernière fois, les protagonistes de la série en fonction des scènes dans lesquelles ils évoluent pour l’épisode à l’étude. En ce qui concerne le nombre total de scènes, les personnages les plus proéminents sont Catelyn, Sansa, Joeffrey, Daenerys et Jon. Cela dit, répétons que ce tableau ne tient pas compte de la durée des scènes ni de l’importance narrative de celles-ci. Il ressort tout de même un certain équilibre entre les personnages, car aucun ne se démarque réellement du lot ; la plupart ayant entre deux et trois scènes au total. En outre, le tableau révèle de nouveau la structure du montage alterné, qui se concentre périodiquement sur certaines intrigues. Connaître Game of Thrones, c’est connaître

le réseau de personnages qui s’y déploie, être au fait du jeu d’alliances. On y met en scène de grandes familles et celles-ci entretiennent des liens officiels ou officieux avec d’autres, pour le meilleur ou pour le pire. Ces alliances évoluent, de nouvelles se forgent et d’autres se rompent. Le téléspectateur attentif – qui puise dans sa mémoire à long terme – est en mesure de saisir l’évolution de ce réseau complexe et intriqué.

C’est par ailleurs l’exercice auquel se sont prêté les auteurs Andrew J. Beveridge et Jie Shan dans la revue Math Horizons. Grâce à la théorie du réseau, ils ont tenté de déterminer quel personnage de Game of Thrones était le plus influent à un point précis du récit. Plutôt que de se concentrer sur la série télévisée, ils ont puisé directement dans le troisième roman, A

Storm of Swords (2000). Leur méthodologie consistait alors à repérer toutes les fois qu’un

personnage était mentionné à moins de quinze mots d’un autre. Ce faisant, un lien était établi. Même s’il y a plusieurs nœuds importants, trois personnages finissent par ressortir du lot – en fonction de leur grand nombre de connections – et l’un deux s’avère un peu plus proéminent : Tyrion Lannister.

Figure 12. Un réseau d’influence dans Game of Thrones (Shan et Beveridge) Il est important de rappeler que ce réseau n’est qu’une image fixe, à un moment précis de la chronologie de Game of Thrones. En effet, celui-ci montre un état des lieux qui permet en partie d’anticiper la suite, mais surtout de comprendre rapidement comment un événement peut affecter la communauté de personnages et lesquels sont les plus proéminents. Avec la mort subite de certains protagonistes, le réseau change rapidement et se reconfigure de saison en saison, voire d’épisode en épisode. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, sous

l’aune de la théorie du réseau, la personne la plus importante est la personne la mieux connectée. Ainsi, plus une personne possède de liens, plus elle est un vecteur d’influence. Un téléspectateur néophyte, qui débuterait Game of Thrones in medias res, serait bien désemparé devant ce réseau complexe, car il ne possèderait pas les codes nécessaires à la compréhension de la série. Les téléspectateurs fidèles sont récompensés par leur érudition, qu’ils peuvent d’ailleurs entretenir et raffiner grâce à de nombreux visionnements subséquents. En outre, chaque épisode débute, comme cela est le cas avec plusieurs séries télévisées feuilletonnantes de nos jours, par une courte séquence récapitulative qui vise à situer le téléspectateur. Cela dit, ce stratagème n’est pas suffisant pour un téléspectateur néophyte devant une série qui se déroule depuis maintes saisons, comme pour un soap opera par ailleurs. Un outil visuel aussi clair que le réseau permet donc d’épargner de longues heures de visionnement en positionnant clairement le spectateur à un moment précis du récit.

Si l’exercice de Beveridge et Shan permet de rendre évidents les liens entre les personnages grâce à une technique mathématique efficace, il s’agit d’une opération cognitive que nous effectuons, bien souvent à notre insu, lorsque nous sommes confrontés à une série complexe. En effet, lorsque de nombreux personnages sont déployés, comme cela est également le cas pour Twin Peaks, et si de multiples histoires s’entrecroisent de surcroit, il faut pouvoir conceptualiser mentalement les liens entre chaque personnage. Nous créons donc un réseau mental, qui évolue d’épisode en épisode, en fonction des nouvelles informations reçues. La séquence récapitulative en début d’épisode permet donc d’actualiser l’état du réseau. Notre mémoire à court terme est sollicitée sensiblement de la même manière lorsque nous regardons un film choral qui déploie le procédé du montage alterné en jonglant avec de multiples histoires. Il faut constamment se rappeler qui sont les personnages, mais surtout

garder à l’esprit tous les fils narratifs qui cohabitent. Cette capacité de rétention, cette habileté à diviser ainsi notre attention révèle des parallèles avec certaines pratiques, notamment le zapping, qui a grandement évolué depuis les débuts de la télévision, engendrant plusieurs conséquences sur les comportements des téléspectateurs.