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Manifestations hypertextuelles et interactives

8. Constats conclusifs

Devant tous les personnages et les fils narratifs entrecroisés d’une œuvre chorale, comme devant une hyperfiction, « le lecteur/spectateur construit une carte cognitive, laquelle localise les entités ou événements dans le monde fictionnel en les spatialisant » (Bourassa 2010, p. 51). Il en résulte une impressionnante toile composée d’individualités interconnectées. Au départ, le spectateur peut avoir un sentiment d’égarement, ou de confusion devant ces multiples trames narratives relativement autonomes. Mais si la stratégie du réalisateur est bien menée, plus le film progresse, plus le spectateur pourra relever les liens entre les différentes histoires. Pour reprendre l’expression de Renée Bourassa, celui-ci parvient donc à créer une carte cognitive du monde fictionnel qui lui est présenté.

S’inspirant de Manovich, Kristen Daly, dans Cinema 3.0 : The interactive-

Image, explore différentes catégories de films s’écartant de la forme classique, dont le database cinema : « The database implies a form of cinema less concerned with storytelling

and visuality and more interested in cognitive and navigational processes. In this way, the everyday use of computer technologies might contribute to new habits and desires in the viewer and therefore new expectations for cinema » (Daly 2010, p. 90). Sans être exactement la même chose que le film choral, ce database cinema met l’accent sur l’expérience du spectateur, qui « navigue » dans l’œuvre. Daly réactualise, en quelque sorte, la dynamique des renvois de l’Encyclopédie, qu’elle associe au plaisir postmoderne de retrouver des références au sein d’une oeuvre. Chez Tarantino, par exemple, ce procédé est évident et constitue un plaisir pour le spectateur au-delà de la narration. On peut aussi étendre cette interprétation au

film choral, où une partie du plaisir réside dans l’élaboration d’associations entre les multiples fragments :

In light of their popularity with many viewers and critics, it is clear that these films have kept enough of the classical narrative that they have not suffered unduly the barbs of confused nonfans. Yet, for many viewers, one of the primary pleasures of these movies is to make these associations. These references take the viewer in and out of the movie narrative. I maintain that the viewser accepts this as an entertainment form because it is a representation of his or her everyday social and work activities: websurfing, networking, and hyperlinking. To take this to the extreme, the viewser26 may not need his or her art objects to refer to or represent a world outside media; simply remixing and being asked to reorder the media world is a satisfying act (Daly 2010, p. 89).

Même si son objet d’étude recoupe plusieurs cas de figure qui dépassent le cadre du film choral, Daly souligne l’une des raisons derrière l’attrait de ce type de cinéma. Celui-ci intègre dans sa structure des activités désormais quotidiennes, telles que la mise en réseau et l’usage d’hyperliens. À propos du film Crash (2006) de Paul Haggis, Wesley Beal y voit une structure encourageant le spectateur à relier les éléments entre eux : « its structure encourages its audience to engage in a game of connect-the-dots, and it becomes a performance of the constellation, so rigorously theorised by Walter Benjamin » (2009, p. 407). Nous souscrivons à ce commentaire, car nous avons démontré, dans ce chapitre, de quelle manière Internet, les fictions hypertextuelles et le cinéma interactif possédaient des éléments en commun qui conditionnent la façon dont le spectateur aborde une œuvre chorale, qui possède donc une part d’interactivité cognitive.

En somme, les créateurs de fictions hypertextuelles, à l’instar des réalisateurs d’œuvres chorales, se sont penchés sur les « mécanismes narratifs qui encouragent l’ouverture de l’œuvre, explorent une esthétique fragmentaire, contestent l’exigence de clôture et proposent de nouveaux schèmes de lecture » (Bourassa 2010, p. 25). Effectuer une interprétation des œuvres chorales sous la lentille de la théorie de l’hypertexte n’est peut-être pas aussi futile qu’on pourrait le croire. Chaque camp partage ainsi un champ lexical commun, expose des fragments relativement autonomes et généralement non hiérarchisés et met en œuvre la mécanique de l’hyperlien. D’autres rapprochements pourraient également être effectués avec le domaine télévisuel.

Comme le rappelle la productrice Pierrette Ominetti, « avec la multiplication des chaînes à partir du milieu des années 1980, il faut penser à un téléspectateur qui zappe à l’intérieur des programmes, qui est impatient, qui peut aller voir à côté. Il faut tenir compte de cette impatience et de ce nouveau rythme de la réception, qui contribuent à fragmenter et à segmenter l’attention. […] Si l’on élargit le problème à la présence d’Internet depuis une dizaine d’années, il faut imaginer un spectateur infidèle, qui parcourt d’autres univers médiatiques, qui a d’autres modes de lecture » (Soulez et Kitsopanidou 2016, p. 14). Cette observation souligne en outre une habitude propre au domaine télévisuel, qui témoigne d’un changement dans les habitudes des téléspectateurs. Ceux-ci se combinent aux constats que nous avons faits jusqu’à présent.

Après avoir abordé le réseau tel que déployé au sein d’Internet, le prochain chapitre étudiera un acteur d’envergure : les séries télévisées et la manière dont elles influencent le

cinéma choral et les habitudes des spectateurs. Il s’agit d’une autre manifestation importante du concept de réseau qui se déploie à partir des années 1980.

Chapitre 3

Si la forme hypertextuelle et le film choral constituent des symptômes d’un changement dans la structure narrative et dans les habitudes des spectateurs, les séries télévisées complexes le sont tout autant. En ce sens, osons parler d’une convergence médiatique, définie comme « le flux de contenu passant par de multiples plateformes médiatiques, la coopération entre une multitude d’industries médiatiques et le comportement migrateur des publics des médias qui, dans leur quête d’expériences et de divertissement qui leur plaisent, vont et fouillent partout » (Jenkins 2013, p. 22). La convergence est un concept qui permet de décrire les évolutions technologiques, industrielles, culturelles et sociales sous un angle novateur. Afin de mieux saisir cette convergence – qui se déploie davantage à partir des années 1990 – il nous est auparavant nécessaire de retracer l’évolution d’une forme narrative télévisuelle particulière. Ce chapitre vise à explorer de quelle manière le phénomène choral s’est déployé au sein du médium télévisuel en retraçant ses origines, mais surtout en examinant un contexte particulièrement fécond. Pour ce faire, un retour aux années 1980 s’avère crucial, afin de souligner l’apport des soap operas sur les séries télévisées d’aujourd’hui.