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Manifestations hypertextuelles et interactives

6. Le réseau se déploie au sein du film choral

6.1. Network narratives

Nous reprenons le terme du théoricien du cinéma David Bordwell, qui propose network

narratives, ou narration en réseau. Il est à noter que le terme n’est pas consacré en français,

mais l’application du concept de réseau s’avère ici tout à fait appropriée. Paul Kerr, notamment, reprenait en 2010 la formulation dans un article intitulé « Babel’s network narrative: packaging a globalized art cinema ». Cela dit, la forme narrative que Bordwell étudie s’avère plus large encore que les films chorals, ce qui témoigne de ses multiples emplois. Margrit Tröhler avait déjà remarqué – fort justement – qu’au sein d’un film choral, certains personnages « se croisent, se réunissent, se séparent et la narration les organise en

réseaux au fur et à mesure que le récit avance. Si centre de gravité il y a dans ce labyrinthe

d’histoires, il sera toujours instable et reflètera une mosaïque sociale incomplète, hétéroclite, voire éclatée » (2000, p. 86).

L’idée de rapprocher les formes chorales du concept de réseau n’est donc pas fortuite. Grâce à son montage alterné ou parallèle, le film choral est construit de manière à alterner constamment d’un personnage à un autre, d’une trame narrative à une autre : « Le spectateur se concentre ainsi sur chaque personnage comme sur autant de points d’entrée dans le réseau, mais plus le film progresse et le réseau de liens devient étoffé, moins on peut ignorer sa place dans le réseau global, sa relation avec tous les autres » (Labrecque 2017, p. 69). Le spectateur pourrait s’imaginer, grâce à la fin ouverte, que de nouvelles connections entre les personnages

arriveront, comme cela se produit dans le monde réel : « When watching movies like this, we mentally construct not an overaching causal project but an expanding social network. Any link can reveal further connections » (Bordwell 2008, p. 193).

Le réseau en apparence fermé qui est représenté dans un film choral est en réalité loin de l’être. Plus le film progresse, plus les liens entre les nœuds (que nous assimilons ici aux personnages) deviennent clairs et se complexifient en même temps. Un réseau n’est pas un système fermé : il est ouvert et se renouvelle sans cesse à mesure que de nouvelles connections se forment. Le spectateur construit mentalement un réseau, conçoit une sorte de cartographie à partir des informations que le film lui fournit et c’est en partie ce travail cognitif qui lui permet d’apprécier une œuvre chorale. Lorsqu’un événement survient, le spectateur au fait du réseau se demandera comment celui-ci affectera l’ensemble. Ajoutons que la narration en réseaux n’échappe pas à la linéarité temporelle et les deux peuvent bien entendu cohabiter au sein d’un film choral.

Pour représenter visuellement cette idée, le scientifique David Robinson a procédé au catalogage de toutes les interactions entre les protagonistes du film choral Love Actually (2003) de Richard Curtis. Cette analyse quantitative de chaque scène permet aussi de qualifier ces interactions, que nous assimilons ici à la notion de flux propre au réseau.

Figure 7. Le réseau de personnages dans Love Actually selon David Robinson Cette cartographie n’est pas figée, puisque le film progresse nécessairement dans le temps et que les histoires, conséquemment, évoluent. Le réseau se développe progressivement et se complexifie au fur et à mesure que le film avance. Le spectateur est face à une

manifestation visuelle du réseau, qui se reconfigure lorsque de nouvelles informations sont amenées20.

De son côté, Vivien Silvey apporte une explication pertinente à propos des récits empruntant l’une des manifestations de la veine chorale, qu’elle appelle les « network films » :

In these stories, as in the ephemeral realm of the internet, strangers turn out to be closely related, not by blood but by chains of cause and effect, forming a society not of independent individuals, but of transcendental friendships. The technology of network society has had a profound impact on cinema, putting in practice Jameson’s concept of cognitive mapping. No longer linked by grounds of physical or familial proximity, these films explore the perceptions of new social ties which are shaping our lives, allowing us to conceive of our place in the world simultaneously locally and globally (2009).

Même si sa définition dépasse les exemples de films tels Love Actually, où les personnages évoluent dans une même ville et partagent des liens de parenté, sa conception du réseau nous paraît tout à fait probante. Jusqu’à présent, nous avons présenté diverses formes littéraires ou cinématographiques défiant la linéarité classique du récit, jonglant avec les notions de fragment, d’ouverture, d’interactivité et de plurinarrativité. Nous avons aussi vu que la plupart de ces œuvres n’ont pas exactement connu le succès escompté. Or, au même moment où de nouvelles possibilités interactives intégraient certaines oeuvres, le film choral connaissait une vague de popularité. Les parallèles entre la dynamique de l’hyperlien et le film choral ne sont pas aussi farfelus que l’on pourrait s’y attendre. Après tout, il existe, en anglais, l’appellation « hyperlink movie » qui décrit remarquablement bien le film choral. S’y attarder

20 Sur le site web de Robinson, il est d’ailleurs possible de suivre la complexification progressive du réseau grâce

révèlera des constats fondamentaux qui dépassent bien entendu le cadre linguistique et qui établissent un pont avec les dynamiques en réseaux propres à Internet.